« L’économie sociale et solidaire, c’est le monde économique d’après déjà présent ! », selon l’économiste Éloi Laurent
Éloi Laurent travaille depuis des années sur la notion de social-écologie et de post-croissance : une économie du bien-être qui dépasse l’impératif de la croissance économique, pour privilégier les besoins humains dans le cadre des limites planétaires. Dans son dernier ouvrage, il insiste sur l’importance de la coopération, et notamment sur le rôle des acteurs de l’économie sociale et solidaire, pour faire advenir cette économie du bien-être.
Dans Économie pour le XXIe siècle (La Découverte, 2023), l’économiste Éloi Laurent avait démontré à quel point inégalités sociales et environnementales sont liées et s’alimentent les unes les autres. Il en déduisait qu’il est indispensable de lutter contre la crise sociale en même temps qu’on agit contre la crise environnementale, pour faire advenir une « transition juste », soit le passage vers un modèle de société soutenable, plus respectueuse du vivant, qu’il soit humain ou non humain.
Dans son dernier ouvrage, Coopérer et se faire confiance par tous les temps (éd. Rue de l’Échiquier, 2024), l’économiste montre cette fois que cette transition juste ne pourra advenir que si elle repose sur des relations de coopération et de confiance. Or, estime-t-il, sous couvert d’hyper-collaboration et de connexion numérique, nous traversons une grave crise de la coopération, dans les trois sphères des liens : celle des liens intimes (la famille, les amis, les amours, bref les proches), celle des liens sociaux (les collègues de travail, les connaissances, les voisins) et celle des liens vitaux (nos relations avec les écosystèmes naturels et les non-humains qui peuplent la biosphère).
Dès lors, surmonter cette crise de la coopération devient une priorité. La solution passe par les politiques publiques, mais aussi par les acteurs qui coopèrent sur les territoires, notamment ceux de l’économie sociale et solidaire.
Entretien avec Éloi Laurent, enseignant-chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) - Sciences-Po Paris, à Ponts Paris Tech et à l’Université de Stanford, qui interviendra autour de ces sujets dans le cadre des Journées de l’économie autrement, organisées par Alternatives Economiques les 29 et 30 novembre à Dijon, et dont Carenews est partenaire.
- Dans votre ouvrage Coopérer et se faire confiance par tous les temps, vous estimez que la coopération est en crise. Que voulez-vous dire par là et comment définissez-vous la coopération ?
Coopérer ce n’est pas seulement collaborer, c’est-à-dire travailler ensemble pour faire. La coopération va bien plus loin : il s’agit de s’associer pour connaître ensemble, savoir ensemble.
Ce qui distingue l’espèce humaine des autres dans la toile de la vie, c’est précisément sa capacité à coopérer. Nous sommes des êtres ultra sociaux, et ce qui fait que nous sommes prospères, ce n’est pas que l’on travaille ensemble pour fabriquer des objets ou des outils, mais que l’on est capables de rêver ensemble, d’imaginer ensemble, de réfléchir ensemble.
Coopérer ce n’est pas seulement collaborer, c’est-à-dire travailler ensemble pour faire. La coopération va bien plus loin : il s’agit de s’associer pour connaître ensemble, savoir ensemble.
Selon cette vision, le moteur de la coopération, ce n’est pas le calcul intéressé (je coopère parce que j’y trouve une utilité en traitant l’autre comme un moyen), mais l’amour au sens large : la capacité à s’ouvrir aux autres dans le but de connaître ensemble.
Le paradoxe, c’est que nous sommes aujourd’hui dans un monde hyper-collaboratif, avec le développement des réseaux sociaux, des open spaces, des outils numériques collaboratifs, des visio-conférences, etc. Et pourtant la coopération et la confiance sont en crise profonde. Ce paradoxe est particulièrement visible dans le monde du travail, où voisine une profusion de discours collaboratifs et une crise de sens aigue. C’est à mes yeux une crise de l’amour du travail bien fait. La crise de confiance envers les institutions atteint quant à elle un paroxysme à la suite des élections législatives, après quinze ans de dégradation continue. La dévitalisation progressive des services publics est une erreur récente (les gouvernements Sarkozy-Hollande-Macron), mais historique dans ses conséquences.
Cette crise de la coopération et de la confiance, que je détaille dans le livre, contribue notamment à un isolement croissant des individus, dont l’émergence d’univers parallèles de récits sur le monde est l’un des symptômes. Si au contraire, nous voulons aller vers des sociétés du bien-être, restaurer la coopération à tous les niveaux devient essentiel, existentiel même.
- Quel lien faites-vous entre cette crise de la coopération et les enjeux de transition écologique ?
Le problème de la transition écologique telle qu’elle est conçue par les pouvoirs publics français, c’est précisément qu’elle se fait, avec retard, sans confiance et sans coopération.
La Convention citoyenne pour le climat, que je vois comme une réussite, aurait pu être un formidable levier : une délibération collective, nourrie par la coopération et source de confiance dans la transition. Mais comme on le sait, l’essentiel des mesures proposées par les citoyennes et les citoyens n’ont pas été retenues dans les projets de loi qui ont suivi cette expérience d’intelligence collective. La création d’un « secrétariat d’État à la planification écologique » appuyé sur des indicateurs abstraits, déconnectés des enjeux sociaux et jamais mis en débat, est en un sens l’antithèse de la Convention citoyenne ! Cela nourrit la défiance à l’égard des politiques publiques de transition écologique au lieu de l’atténuer.
La Convention citoyenne pour le climat, que je vois comme une réussite, aurait pu être un formidable levier : une délibération collective, nourrie par la coopération et source de confiance dans la transition.
Et pourtant, la coopération et la confiance peuvent permettre d’aboutir à des mesures pertinentes en peu de temps. Il a ainsi été démontré que les conventions citoyennes qui ont été menées un peu partout dans le monde ont abouti en Europe à des propositions très ambitieuses en matière de sobriété, que je préfère appeler la satiété (sufficiency). Ces propositions s’opposent notamment aux choix des gouvernements nationaux : ceux-ci préfèrent privilégier les instruments de prix (comme la taxe carbone ou les marchés de droits à polluer), qui font pourtant l’objet d’une plus grande défiance.
La coopération peut aussi permettre d’agir contre l’inertie de l’État, contre la non-transition injuste aujourd’hui à l’œuvre, sur des sujets essentiels comme l’eau, l’énergie, l’alimentation, l’agriculture… Alors que la puissance publique est en France un vrai frein à la transition dans ces domaines, il existe une multitude d’initiatives coopératives ancrées dans les territoires : communautés énergétiques, agroécologie, sécurité sociale de l’alimentation, etc. Il est essentiel de s’appuyer sur ces initiatives, notamment issues de l’économie sociale et solidaire (ESS), pour contraindre l’État français à s’engager enfin dans la transition sociale-écologique.
- Justement, quel rôle attribuez-vous à l’ESS dans la transition juste que vous appelez de vos vœux ?
L’économie sociale et solidaire, c’est la démonstration empirique que des modèles économiques alternatifs sont concevables, possibles et viables. L’ESS, c’est le monde économique d’après déjà présent ! Il faut la valoriser, la développer, lui donner de l’ampleur, pour montrer qu’il existe des alternatives à la concurrence exacerbée, à l’évitement des règles, au chacun pour soi et à la destruction de notre habitat.
La critique du capitalisme contemporain et de l’économie de croissance n’est plus à faire : c’est dans la vie quotidienne et la presse, et non plus dans les revues académiques, que se voient à l’œil nu ses ravages sociaux et écologiques. Le défi est à présent d’inventer des mondes économiques réalistes et désirables et de faire la démonstration que des collectifs humains animés par l’esprit de coopération peuvent leur donner vie. C’est passionnant !
Le défi est à présent d’inventer des mondes économiques réalistes et désirables et de faire la démonstration que des collectifs humains animés par l’esprit de coopération peuvent leur donner vie..
- Vous avez accepté d’animer le conseil scientifique de l’opération Milliard, qui ambitionne de rassembler un milliard d’euros pour financer la transition écologique juste, portée par des acteurs de l’ESS. Pour quelles raisons avez-vous souhaité vous engager dans cette mission ?
L’objectif de l’opération Milliard, à travers ce conseil scientifique, c’est de consolider son ambition en s’appuyant sur une instance d’expertise collégiale et plurielle. L’opération Milliard a voulu se structurer autour de la notion de transition juste sur laquelle je travaille. L’animation de ce conseil scientifique est donc une formidable occasion de progresser de manière pratique dans cette voie, en commun.
Propos recueillis par Camille Dorival
Découvrir le programme des Journées de l’économie autrement : https://journeeseconomieautrement.fr