Frédéric Bardeau (Simplon) : « Philanthropie et ChatGPT, vers une révolution à ne pas rater »
Comment chatGPT bouleverse notre univers ? Comment faire évoluer rapidement le secteur de la philanthropie pour faire face à un risque de rupture systémique ? Pas de panique, mais vite comprendre, apprendre et agir. C’est une urgence.
L’inclusion numérique, une urgence sociale pour les plus exclus
- Frédéric Bardeau, vous nous aviez donné une interview en mars 2020 pour Simplon, qui existait déjà depuis sept ans. Vous cherchiez un modèle économique qui permette de faire fonctionner cette organisation. Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est Simplon et quels sont ses objectifs ?
Simplon est une entreprise de l’économie sociale et solidaire dans le métier de la formation professionnelle. Nous ne sommes pas dans l’enseignement supérieur, pas dans l’éducation, nous sommes dans la formation professionnelle. Notre spécialité est de former gratuitement des demandeurs d’emploi aux métiers et aux compétences du numérique, qui sont hyper recherchés sur le marché du travail en forte tension. Nous nous adressons à des décrocheurs scolaires, des personnes réfugiées, en situation de handicap, des séniors, des personnes qui ont des profils économiques compliqués qui ont été licenciées et ont envie de changer de métier. Nous les formons aux métiers de la programmation, de la data, l’IA, de la cybersécurité. Nous les accompagnons jusqu’à ce qu’ils trouvent un poste dans ces métiers là où il y a beaucoup de demandes. Nous avons commencé à Montreuil et maintenant nous avons 120 écoles dans 30 pays et nous avons formé 30 000 personnes.
- La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous cherchiez la viabilité d’un modèle économique. L’avez-vous trouvé aujourd’hui ?
Oui, la principale difficulté du modèle économique de Simplon est que le bénéficiaire du service ne paie pas. La prestation est gratuite pour les apprenants. En France, nous avons la chance d’avoir l’État, les Régions, Pôle Emploi… pour pouvoir former les demandeurs d’emploi à titre gratuit. Notre problème est que nous sommes payés X euros de l’heure, que l’on ait en face de nous un Bac +15 déjà très autonome ou un apprenant sans formation. Le même ratio de rémunération s’applique. On voit bien que du fait de ce tropisme social et du fait que l’on s’adresse à des personnes très éloignées, la prestation fournie est plus chère parce qu’elle nécessite plus de temps, plus d’accompagnement, etc. Ce modèle s’applique à la France où il existe des dispositifs de soutien, mais dans 30 pays, l’environnement n’est plus le même et nous devons déployer des trésors d’énergie pour trouver des financements qui nous permettent d’assurer une prestation gratuite. Dans cette recherche de modèle économique, nous avons grandi extrêmement vite, mais à chaque fois nous étions en déséquilibre. Nous venons juste d’arrêter de perdre de l’argent et trouver un modèle économique plus équilibré. Après mars 2020, lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a eu le Covid avec le confinement et nous avons abandonné les formations en présentiel, ce qui nous a beaucoup fragilisés, mais nous avons aussi beaucoup appris.
Trouver un modèle d’apprentissage vertueux pour les personnes en difficultés
- Quand vous dites avoir trouvé un modèle économique fonctionnel, de quoi s’agit-il ? Y a-t-il une fondation, une association, un fonds de dotation ? Quel est le dispositif ?
Sur la partie entreprise sociale, organisme de formation, dans l’ingénierie financière, nous avons des trous. Par exemple, pour donner un cours de français à un réfugié qui vient chez Simplon, il faut passer plus de temps et ce n’est jamais financé par la formation professionnelle. Nous avons monté un fonds de dotation et une association qui lèvent des fonds et qui opèrent des programmes qui permettent de combler ces trous. Nous avons mis un peu de temps à caler cette démarche. La fondation donne des bourses aux apprenants qui risquent de décrocher, elle finance des sas de qualification avant de rentrer dans les formations Simplon, elle paie les cours de français des réfugiés, elle propose des activités spéciales sur le handicap… Nous avons donc réussi à créer un modèle économique hybride qui nous permet d’absorber maintenant la totalité des coûts liés à l’action sociale.
- Que fait l’association ?
L’association lève des subventions qui ne peuvent pas être accordées à Simplon, car elles ne sont « flèchables » que sur la partie associative. Ce sont principalement des financements à destination des réfugiés qui viennent des agglomérations, des collectivités. L’association travaille principalement sur les questions qui concernent les réfugiés et pour soutenir les « trous dans la raquette » des ingénieries financières de nos écoles en Afrique.
Former sur tous les continents
- À l’international, vous vous êtes beaucoup développés en Afrique, car le besoin en codeurs doit être immense ?
Absolument. Nous sommes nés en 2013 et, dès 2015, nous avons mis un pied en Afrique où le développement a été continu. Désormais, nous sommes présents dans seize pays en Afrique. Nous avons des filiales, des franchisés et c’est le continent où il y a le plus de croissance du nombre d’apprenants et du nombre de projets Simplon. Paradoxalement, notre activité est plus rentable en Afrique qu’en France.
Quel est votre modèle en Afrique ? Avez-vous trouvé des personnes sur place qui adoptent le modèle Simplon ? Comment les choses se passent-elles ?
Au début, nous avons répondu à beaucoup d’appels entrants de personnes qui disaient que Simplon n’existait pas en Afrique et qui voulaient organiser ces activités. Nous avons trouvé des porteurs de projets, des entrepreneurs, des personnes du monde des ONG ou de l’entreprenariat qui au début ont déployé le modèle Simplon en franchises. Nous nous sommes ensuite rendu compte qu’il y avait beaucoup de demandes dans certains pays clés comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Maroc. Nous nous sommes alors dit que le modèle de franchise n’était pas suffisant pour répondre à la demande. Aussi, nous avons monté des filiales dans ces pays qui sont gérées que par des Africains. Dans certains pays, nous sommes donc en franchise, dans d’autres, nous sommes présents avec des filiales.
- Vous travaillez avec une charte de fonctionnement, j’imagine, qui traduit vos valeurs et vos modes de travail ?
Oui, tout à fait, et la formation professionnelle est un métier très régulé avec beaucoup de processus qualité. En France, cela s’appelle Qualiopi. À l’étranger, cela existe aussi parce qu’il y a beaucoup d’argent public et de l’argent de l’AFD , de la Banque Mondiale. Pour les filiales que nous avons en Afrique, comme il n’y a pas d’économie sociale et solidaire, ce sont des entreprises qui rendent un service qui n’est pas payant pour le bénéficiaire.
- Ces entreprises parviennent-elles à trouver de l’argent pour couvrir leurs frais de fonctionnement ?
Oui, elles trouvent des fonds auprès des sociétés locales, auprès des gouvernements qui sont eux-mêmes financés par les apport du co-développement, donc les soutiens de l’AFD, la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement, l’Union européenne, et ensuite via notre fondation. Nous avons aussi des fonds de fondations privées ou d’entreprises qui sont fléchés vers des projets de formation en Afrique.
- Vous parliez de 160 implantations à l’étranger, dans quelles zones se trouvent-elles ?
Nous sommes principalement localisés en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique où se trouvent 80 % de nos écoles. En Europe, nous sommes présents dans cinq ou six pays, au Moyen-Orient dans trois ou quatre pays et en Afrique dans près de 17 pays.
- Pouvez-nous donner quelques exemples des pays européens où vous avez des activités ?
En Belgique, Espagne et Roumanie, où nous sommes présents depuis 2014. Nous sommes également présents en Suisse et nous allons prochainement nous implanter en Allemagne.
- Vous allez donc à la rencontre d’un besoin ?
Le problème du manque de codeur est un problème mondial.
Former et fournir un emploi : un nouveau chalenge
- Pour revenir à cette question du manque de codeurs, vous m’expliquiez qu’au départ c’était facile, mais qu’aujourd’hui il est plus difficile de placer les codeurs à un niveau de Bac +2 car les entreprises montrent moins d’appétence car elles veulent un niveau plus élevé.
Dans le numérique, il y a une forme de culture de la montée en gamme, c’est-à-dire que l’on préfère parfois un poste non-pourvu si l’on ne trouve pas des personnes qui ont un niveau de diplôme que l’on considère satisfaisant. Quand la tension est très forte comme cela a été le cas il y a quelques années, les entreprises étaient prêtes à prendre des « risques » et à engager un décrocheur scolaire, une personne qui n’avait rien avant de se former à Simplon et devenir développeur Bac +2. On l’engage en apprentissage, ce qui lui donne sa chance et cela fonctionne bien. Les personnes continuent à progresser. Nous avions 80 % de taux de retour à l’emploi à Simplon alors même que 50 % des personnes ont un niveau Bac ou en dessous du Bac.
Depuis le Covid, les entreprises sont plus frileuses sur les questions de diversité quand il s’agit de la question du diplôme. Elles sont à fond sur les femmes, sur les personnes réfugiées, sur le handicap, y compris parce que cela leur permet de gagner de l’argent lorsqu’elles emploient des personnes en situation de handicap, mais quand ces personnes sont diplômées. En revanche, pour les personnes qui ont un niveau inférieur à Bac +2, les entreprises hésitent, se disent que c’est peut-être trop risqué, ne sachant pas trop quelle évolution proposer ensuite. Elles sont ravies de signer des contrats avec de l’alternance, mais plutôt en direction de personnel déjà diplômé, alors que l’alternance a été prévue pour permettre à des personnels non diplômés d’accéder à l’emploi.
- Que se passe-t-il pour les gens que vous avez formés s’ils ne parviennent pas à trouver un emploi, si vous ne parvenez plus à les placer ?
Nous avons anticipé tout cela. Le diplôme de développeur en France est un Bac +2. Ce n’est pas un niveau d’ingénieur. Mais, face à la difficulté d’insérer des personnes avec un niveau Bac +2, a fortiori s’ils n’avaient pas le Bac avant d’intégrer Simplon, nous avons été obligés de monter d’un cran. Désormais, la majorité des développeurs que nous formons ont un Bac +3. Le métier correspondant est celui de concepteur développeur. Il faut trouver le financement pour les faire passer de Bac +2 à Bac+3. Quand on est dans la formation professionnelle, il n’est pas nécessaire d’avoir le Bac d’un cursus classique pour devenir Bac +2. C’est une équivalence avec l’enseignement supérieur aussi bizarre que cela paraisse.
- Vous avez le même public ?
Oui, mais nous avons quand même modifié un peu notre mode de recrutement. C’est-à-dire que la proportion de décrocheurs scolaires que l’on amène à Bac +2 ou en Bac +3 est en train de baisser un peu à Simplon parce que ce sont les plus difficiles à insérer. Pourtant, ce sont ceux qui en ont le plus besoin. C’est donc complètement contre-intuitif. Cela signifie que le numérique est moins inclusif pour eux et cela veut dire aussi qu’il faut qu’ils aillent vers des métiers sous tension qui sont moins sensibles à la question du diplôme. Il y en a beaucoup dans l’agriculture, la transition écologique et beaucoup d’autres, mais il est vrai que pour le numérique il y a une montée en gamme et avec ChatGPT cela ne va pas s’arrêter.
L’arrivée de ChatGPT : de quoi parle t-on ?
- Justement comment l’effraction, pour le grand public en tous cas, de l’intelligence artificielle par ChatGPT bouleverse-t-il votre modèle ?
Cela le bouleverse à trois niveaux : quand on dit ChatGPT, c’est plutôt un mot qui rassemble tout ce que l’on appelle les « large language models » (LLM). C’est une des formes d’intelligence artificielle, car il n’y a pas que ChatGPT, il y en a beaucoup d’autres. Pour être très pédagogique, ces modèles vous donnent du texte lorsque vous leur donnez du texte. Quand on demande à ChatGPT de faire quelque chose, il sort un document textuel. Ce n’est pas une requête comme avec Google, car le code est une langue donc du texte, et vous pouvez lui dire : code -moi une application qui fait ceci ou cela. Dans une certaine mesure, ce dispositif remplace une partie des tâches des développeurs ou des concepteurs développeurs. Cela remet en cause notre modèle sur trois axes :
- Je ne peux plus former les développeurs comme je les formais auparavant, parce qu’il faut qu’ils sachent se servir de ce nouvel outil et qu’ils soient complémentaires de ChatGPT sinon ils vont se faire remplacer par ChatGPT.
- Pour des Bac +2 qui ne faisaient que du code, si c’est ChatGPT qui fait le code, il y aura moins de besoins et de jobs pour des Bac +2.
- Notre pédagogie doit changer complètement parce que ChatGPT est également un super prof ! On ne peut donc plus former les gens comme on les formait auparavant puisqu’on peut transformer ChatGPT en prof.
- On ne se rend pas encore compte encore des bouleversements que va apporter l’intelligence artificielle, parce que vous parlez de ChatGPT que l’on connaît, mais il y a d’autres programmes d’IA développés par Google et d’autres.
En effet. La version gratuite que les gens connaissent est ChatGPT 3.5. Elle est largement inférieure à celle qui est disponible sur abonnement à 20 euros par mois, qui s’appelle GPT4 avec déjà un saut énorme. GPT 5 va sortir en septembre 2023. À chaque nouvelle version, ce n’est pas mieux, c’est un millier de fois mieux.
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
Typiquement, si l’on dit à ChatGPT dans sa version gratuite : écris-moi un programme qui permet d’aller sur Twitter et, par exemple, d'extraire tous les tweets qui parlent de philanthropie, il va sortir un programme qui comportera peut-être des erreurs, auquel il faudra ajouter des éléments que vous serez allé chercher vous-même pour qu’il fonctionne vraiment. Sur GPT 4, il va sortir un programme directement utilisable et qui ne comportera pas d’erreurs. La marge de progression entre les versions 3 et 4 est donc énorme. Il est possible de lui demander plus de choses, il fait des tâches plus complexes, et il fait moins d’erreurs.
- De ce fait, quelle formation proposez-vous aux jeunes que vous accueillez ? Vous les formez à comprendre ce que tout cela signifie et à apprendre à demander ?
Apprendre à demander, apprendre à contrôler la qualité des résultats est, ce que les gens ne comprennent pas toujours dans ChatGPT, ce que l’on appelle en informatique le GIGO « garbage in and garbage out ». Si les données d'entrée sont défectueuses ou absurdes, elles produisent des sorties absurdes. Donner de l’information, du contexte, de la contrainte et un maximum d’éléments à ChatGPT permet à ce dernier de donner des réponses optimales. Et c’est cela qui est la base de la formation que nous proposons : savoir interroger ChatGPT, savoir se méfier des biais, car il y a des biais, il y a des erreurs, que l’on appelle des hallucinations. Parfois si le système ne connaît pas quelque chose il peut inventer et donc mentir. Il est important que l’on puisse s’en rendre compte.
- Peut-on lui demander s’il ment ?
Oui, on peut lui demander s’il ment et quand il est pris en flagrant délit d’hallucination et qu’on lui dit avoir vérifié ses propos qui s’avèrent faux, il s’excuse et va rechercher une information plus plausible. Il est programmé pour cela. Il reconnaît donc ses erreurs, avec cette restriction que c’est une IA qui est entraînée jusqu’en septembre 2021 et qu’il n’a pas la connaissance nécessaire au-delà de cette date.
ChatGPT et philanthropie : le grand saut dans l’inconnu !
- Je voulais évoquer avec vous la question de l’intelligence artificielle et la philanthropie. Dans quelle mesure l’IA peut-elle aussi bouleverser le modèle, soit sur l’appréhension des causes, soit sur la collecte de fonds et même sur la présentation des bilans individualisés faits à des donateurs ? Quelle forme de bouleversement attendre de tout cela ?
Si on ne parle que de GPT 4, c’est-à-dire un système auquel on donne du texte et qui produit du code, c’est un outil de productivité incroyable. La plupart des tâches d’un philanthrope ou d’un « fundraiser » vont pouvoir être exécutées dix fois plus vite en utilisant ChatGPT. Cela est vrai pour n’importe quelle tâche : rédiger un tweet, écrire un article de blog, faire son compte Emplois-Ressources, faire de la veille sur les dernières tendances… Vous pouvez demander à ChatGPT de se mettre à la place d’un donateur : vous lui envoyez votre plaquette ou votre newsletter, et il dit ce qu’il en pense en se plaçant du point de vue d’un donateur. Cela peut permettre de créer des groupes qualitatifs, d’avoir de l’inside-marketing, de faire de la veille pour trouver des nouveaux donateurs qui deviennent riches avec les crypto-monnaies pour leur proposer de donner à votre fondation, de faire de la collecte de fonds. Cela permet d’automatiser des milliards de tâches.
- Quand vous dites que l’on envoie à ChatGPT sa plaquette, qu’est-ce que cela signifie ? Comment la transmet-on en format pdf, tout bêtement ?
Sur la version gratuite, ce n’est pas possible, mais sur la version payante, vous pouvez lui envoyer un fichier pdf ou lui copier-coller des textes, ou encore rédiger votre argumentaire de marketing direct et lui demander ce qu’il pense de votre argumentaire. Et là il va vous challenger, vous corriger, vous donner du feed-back…
- On peut ainsi aller chercher des ressources pour lesquelles il fallait beaucoup de temps, il fallait mener des enquêtes… Dans ce cas, on peut à titre d’exemple prendre 3 000 donateurs de sa base et lui demander comment ils réagissent, comment ils ont donné, pourquoi, comment ils ont évolué ?
Si vous avez votre segmentation de donateurs, par exemple, vous pouvez lui demander de se mettre à la place d’une personne de 75 ans qui donne par chèque tous les mois à votre fondation depuis 20 ans et vous allez le faire réagir. Vous pouvez aussi lui demander de se mettre à la place d’un jeune qui est geek, qui va sur Tik Tok et lui demander comment le convaincre de donner à votre fondation. Vous pouvez passer en revue plusieurs profils comme cela et regarder à chaque fois quels sont les feed-back qui sont faits et tout cela peut générer beaucoup d’idées.
Avec qui partager la connaissance dans l’entreprise ?
- Cela correspond-il plutôt à un métier d’informaticien ou à un métier de communicant ? Quel est le nouveau métier pour apprendre à travailler avec cet outil ?
C’est une très bonne question. En formation professionnelle, il y a deux mondes : le monde des métiers et le monde des compétences. Eh bien, ce que nous voyons, c’est une compétence qui vient s'ajouter à tous les métiers. Si vous êtes codeur, il faut que vous ayez la compétence qui vous permet de faire travailler des IA pour vous, si vous êtes fundraiser ou si vous êtes communiquant, il en va de même. Ce n’est pas un nouveau métier, c'est une compétence supplémentaire. Il y a des personnes qui sont ce que l’on appelle les « prompt-ingénieurs », leur métier est interroger des IA. Mais c’est un métier qui bientôt va se diluer, parce que tout le monde pourra le faire. C’est donc une compétence et ce n’est pas un métier.
- Ce sera donc une compétence du secteur de la communication, du secteur du marketing, ou même des programmes mais aussi des dirigeants ?
Complètement.
Comment apprendre ?
- Et où se forme-t-on à cette compétence ?
Simplon propose des formations, tout comme beaucoup d’autres. De nombreuses possibilités sont disponibles en ligne également, avec des sites internet, des comptes Twitter que l’on peut suivre et qui donnent des exemples de « prompts », pour savoir comment on interroge la grammaire, les instructions qu’il faut donner. Comme d'habitude, il y a beaucoup de moyens. Il exite aussi des formations collectives, des formations individuelles, des MOOC. Google vient d’en sortir un récemment. Il y a donc beaucoup de matière sur Internet, et aussi des personnes spécialistes de cette question. Pour ma part, j’ai formé tous les planners et tous les créateurs de DDB. À Simplon, nous proposons bien sûr des formations continues.
- Cela veut donc dire qu’à Simplon, vous avez aussi la capacité de former des personnes qui ont déjà un certain bagage en assurant de la formation professionnelle complémentaire, pour toucher un public autre que celui des formations que vous proposez pour les personnes qui ont un plus faible niveau de formation.
Oui, nous proposons de la formation continue pour des salariés, pour des gens qui se réorientent.
- C’est donc une forme d’apprentissage d’un apprentissage ?
Oui exactement ou à l’interrogation parce que les gens utilisent souvent ChatGPT comme on utilisait Google au tout début. Je ne sais pas si vous souvenez de la première question que vous avez posée à Google. La première que j’ai posée est : qui est Frédéric Bardeau ? J’ai tapé mon nom. Très souvent, avec ChatGPT, les gens tapent leur nom et disent par exemple : que peux-tu me dire sur Francis Charhon ? Cela c’est une très mauvaise façon de l’interroger parce que ce n’est pas un moteur de recherche et il est bridé jusqu’à septembre 2021.
- Que veut dire « bridé jusqu’en septembre 2021 » ?
Cela signifie qu’il a été entraîné sur des données qui s’arrêtent en septembre 2021. La difficulté tient au fait que le grand public teste un outil qui s’est arrêté en septembre 2021, donc limité. La version 4 a la capacité d’aller chercher sur le web pour avoir des informations récentes sur un sujet et de restituer ce qu’il considère pouvoir m’être utile.
Deux enjeux majeurs pour la philanthropie : IA et fracture sociale
- Pour la philanthropie, vous recommanderiez donc de rapidement se mettre à jour pour ceux qui ne le sont pas. C’est après tout quelque chose de nouveau et il n’y a pas très longtemps que l’on connaît cela quand on n’est pas spécialisé ?
Le lancement grand public de ChatGPT date de novembre 2022. Les évolutions se font extrêmement rapidement et il y a déjà une énorme différence entre la version 3 et la version 4. Si les gens commencent à attendre les versions 5 et 6 je pense qu’ils auront raté un point de départ. Surtout, cela va créer une inégalité entre les philanthropes qui travaillent avec ChatGPT 4 et ceux qui ne connaissent même pas ChatGPT. À un moment, ils vont aller plus vite, ils vont avoir de meilleures idées, ils vont peut-être attirer de meilleurs talents. C’est un peu une bataille où le premier qui bouge va gagner !
- Faut-il aussi former l’ensemble de l’entreprise à cette nouveauté ? Comme c’est une conception globale, cela signifie que tous les niveaux de l’entreprise doivent être au courant de la capacité que donne ChatGPT pour que chacun sache de quoi l’on parle ?
D’un assistant à un comptable, en passant par un responsable logistique, ChatGPT va aider à travailler mieux et plus vite. J’irais même plus loin. Pour moi, il faudrait que chaque écolier français ait un compte GPT4.
- À mon avis, malheureusement, dans l’Éducation nationale, cela n'est pas fait….
Certes ce n’est pas fait, sauf que, dans le privé, les enfants des familles aisées vont avoir accès à GPT 4 et les enfants des familles plus défavorisées, eux, n’auront rien. Cela va donc recréer de l’inégalité et il va y avoir un illettrisme spécifique à l’intelligence artificielle. Ceux qui savent vont plus vite que les autres. Ceux qui ne savent pas sont en difficulté.
- Cela remet à jour la fracture numérique.
Oui, et la fracture sociale.
- Pourtant les jeunes ont une grande habilité à utiliser les smartphones et ont sûrement des capacités importantes à entrer dans le système. Par exemple, comment je développe mon réseau de copains dans le quartier ?
Oui, tout à fait, et même auparavant certains professeurs regardaient des copies de devoirs à la maison et se rendaient compte que papa, maman ou le grand frère avaient aidé au devoir. Là, ce sera avec ChatGPT. D’ailleurs, je ne sais même pas comment un professeur peut arriver à évaluer un travail à la maison à l’heure de ChatGPT.
- Il peut peut-être demander à ChatGPT si c’est lui qui a fait le devoir ?
Cela ne fonctionne plus maintenant. On peut en effet demander à ChatGPT de produire quelque chose qui est indétectable par les détecteurs d’IA. Si vous demandez à ChatGPT de reformuler un texte fait par une IA, de manière à ce qu’il ne soit pas détectable, ChatGPT re-génère un texte qui n’est pas reconnaissable par une IA. C’est fou, mais en même temps le système fonctionne très bien. Il existe maintenant des détecteurs de textes pour savoir s’ils ont été créés par des IA.
Urgence IA
- On voit donc que l’IA et la philanthropie deviennent intrinsèquement connectés désormais. Peut-on dire aux acteurs de la philanthropie qu’il y a une urgence IA ?
Oui et aussi surtout à cause du deuxième point que nous avons évoqué. C’est-à-dire que si GPT automatise des centaines de tâches et abolit des centaines de métiers, il va y avoir des millions de personnes qui ne vont plus savoir que faire. Et il y a là un lien avec la philanthropie, dans les situations d’inégalité, l’explosion du chômage, du chômage technologique notamment. Se pose alors la question de savoir comment les IA peuvent aider les philanthropes. Comment les IA vont générer de nouveaux bénéficiaires qui ne sont pas dans le train de l’IA.
- C’est important d’exposer tout cela parce que l’interface que l’on a avec l’IA c’est ChatGPT 2, alors que les versions 4 et suivantes laissent entrevoir des évolutions importantes. Il faut monter dans le train, parce que, si on le manque, il sera ensuite difficile à rattraper.
Déjà, en travaillant avec la version gratuite, il faut savoir poser de bonnes questions, d'autant plus, comme il y a une différence entre les versions 3 et 4 qui est une différence de nature, non pas une différence de degré.
- Vous faites des formations collectives en entreprise. Comment avez-vous exposé le problème pour que chaque salarié le comprenne ?
Lors de mon intervention dans l’agence de publicité DDB, il m’a été dit que les planners et les créateurs se posaient des questions et on m’a demandé de les aider. Les planners, c’était avec GPT et les créateurs, c’est avec l’équivalent de ChatGPT pour les images qui s’appelle Midjourney, une IA qui génère des images et qui donc change totalement le métier de créatif. C’est-à-dire que vous n’avez plus besoin d’être un illustrateur ou un créatif. Vous rentrez un texte et le système vous produit une image. Forcément, cela change la donne.
- Et cela, c’est le même système que ChatGPT.
Au lieu d'entrer un texte pour recevoir du texte, on entre du texte pour recevoir une image. C’est bluffant. Il est même possible de préciser le rendu d’un appareil photo spécifique. Vous pouvez changer le grain de l’image, l’éclairage. C’est vraiment redoutable. Les créatifs que j’ai formés m’ont dit durant la première demi-heure de formation qu’ils allaient se retrouver au chômage, à la deuxième demi-heure qu’il fallait qu’ils apprennent avec ce nouvel outil pour travailler plus vite, et à la troisième demi-heure que si les clients savent que cet outil existe, ils n’auront plus besoin d’eux.
- Ce qui est un peu vrai…
Je pense qu’il n’y a pas mieux qu’un créatif pour utiliser Midjourney, comme il n’y a pas mieux qu’un développeur pour utiliser ChatGPT. L’expertise métier est importante pour savoir ce que l’on peut faire avec ces outils. C’est comme pour la philanthropie, un vrai bon philanthrope ou un bon collecteur avec cet outil-là peut faire de l’or. En revanche, celui qui ne connaît rien de cet outil ne collectera pas mieux seul qu’avec ChatGPT.
Vaincre ses peurs
- L’intelligence artificielle nécessite quand même de l’intelligence humaine.
Exactement, ce sont des facultés augmentées.
- C’est donc la zone d’espoir que vous laissez dans cette interview de dire qu’il faudra qu’il y ait des personnes qui sachent utiliser ce savoir. Mais, justement, comment va se faire l’acquisition de ce savoir ? Comment reste-t-on créatif quand la création se fait toute seule ?
Il faut que l’on forme les gens à savoir comment être complémentaires d’une intelligence artificielle qui va être de plus en plus intelligente, qui va bientôt être plus intelligente que nous sur certaines tâches, bien sûr.
- Sur des tâches, mais pas sur de la pensée ?
Oui, même sur de la pensée, car il commence à y avoir des méthodes de raisonnement et il y a des équipes de recherche qui travaillent également à une conscience artificielle : quelque chose qui aurait une conscience du monde qui l’entoure, qui aurait une mémoire…
- 2001 Odyssée de l’Espace !
Tout à fait ! On n'en est pas très loin, mais il y a une grande liste de tous les métiers qui ne seront jamais automatisés, comme l’agriculture, le soin, le tournage fraisage, où cela ne marche pas du tout. L’IA ne remplacera pas un chauffeur de bus ou de taxi, car jamais des IA ne conduiront des véhicules autonomes, c’est trop compliqué et il y a trop de paramètres. Un chauffeur de bus est aussi humain avec les passagers, il rend des services, il pose des questions, il a un corps, il a des mains…
- C’est justement peut-être une bonne occasion pour le secteur de la philanthropie de rouvrir, si l’on peut dire, un secteur d’humanité moins administratif, de laisser du temps pour parler davantage avec les gens, pour les rencontrer alors que des tâches qui leur prenait beaucoup de temps derrière un ordinateur pourront se faire autrement.
Je suis complétement d’accord et je pense que, par exemple, dans les professions du soin, les médecins vont revenir à l’essence de leur métier qui est la clinique, le rapport avec les patients, mais pour analyser une radio ou diagnostiquer un cancer dermatologique, personne ne pourra faire mieux qu’une IA. Le secrétaire médical va peut-être perdre son job, car beaucoup de tâches seront automatisées, mais le médecin fera de la médecine, de l’analyse, du rapport au patient plutôt que des tâches peu intéressantes.
Attention à l’exclusion sociale issue de la fracture numérique
- Votre idée est plutôt une leçon d’espoir que de désespoir ?
D’espoir sauf sur un point. Imaginons que nous augmentions la productivité industrielle de 1 000 %. Il va quand même y avoir un chômage technologique. L’IA va détruire des jobs et en créer d’autres. La productivité va créer d’autres activités. Mais un fossé va se créer. Si l’on pense au roman d’Orwell,1984. En réalité, c’est cela ou Métropolis. Le résultat peut mener à une humanité à deux vitesses. Il y a des demi-dieux qui utilisent l’IA, et une autre partie les « useless », comme dans Homo Sapiens de Yuhal Noah Harari. C’est ce qu’il dit : les useseless ne servent à rien, et ils seront nombreux sur les continents africain, sud-américain, asiatique et il y a des demi-dieux de la technologie. Cette vision est horrible ! De ce point de vue-là, je ne suis pas très optimiste, car je ne vois pas comment on va pouvoir démocratiser et faire en sorte que nos frères des pays du sud aient accès à ChatGPT.
- Même pour des personnes qui ont du mal à trouver un emploi aujourd'hui, il n'y a guère de raisons pour qu’ils en trouvent davantage demain dans ce nouvel univers. C’est finalement un modèle social qui doit totalement changer.
Oui, sous réserve que l’on veuille éviter ce côté à deux vitesses, ce qui ne dérange pas les gens de la Silicon Valley. Ils ont une idée géniale : ils veulent donner un revenu universel à tous les « useless ». Moi je ne veux pas d’une société qui fonctionne sur ce modèle. Les gens vivent quand même par leur travail, ils ont besoin d’être utiles et non pas juste de recevoir de l’argent pour consommer. Ils ont besoin de se réaliser.
- Toutes ces questions sont passionnantes. Le secteur de la philanthropie doit aussi réfléchir à cela en dissociant bien l’aspect technique de l’aspect humain. Merci beaucoup.
Propos recueillis par Francis Charhon.