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Par Carenews PRO - Publié le 26 janvier 2015 - 09:48 - Mise à jour le 11 février 2015 - 14:06
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[D'AILLEURS] Les fantômes de Borno (1/3)

À l’heure où le monde pleurait les victimes des attentats terribles perpétrés à Paris, une autre attaque se déroulait, dans le cœur de l’Afrique, là où il n’y a pas de caméras pour témoigner de l’horreur, où un immense massacre devient un fait divers. Jusqu’à ce que l’on s’aperçoive qu’en fait, l’on connaissait quelqu’un…

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C’était un simple coup de fil. Comme ça, juste pour prendre des nouvelles, comme cela se fait en Afrique quand les choses tournent mal. Peut-être aussi pour me détacher un instant des images des prises d’otages à Paris qui défilaient sans discontinuer à la télévision. Peut-être aussi pour en savoir plus sur ce simple petit encart dans le journal qui parlait de milliers de morts sur les rives du lac Tchad. Peut-être parce que le nom de Baga me disait quelque-chose…

J’ai connu le lac Tchad il y a quelques années. À l’époque, on ne parlait que de la désertification qui réduisait chaque année sa profondeur de quelques mètres. C’était une véritable catastrophe écologique, les communautés locales (des pêcheurs, pour la plupart) couraient le danger de manquer à la fois d’eau potable et de nourriture.

L’éternelle sécheresse poussait toute la région dans la misère et la faim. Et nous, nous essayions de parer à cela à coups de distributions alimentaires et de projets agricoles.

Est-ce cette pauvreté endémique qui a servi de terreau à ceux, toujours plus nombreux, qui quittent leurs paisibles villages pour rejoindre les rangs des insurgés de la secte fanatique ?

À cette époque, Boko Haram, nous n’en parlions pas. Tout ce qui comptait était de travailler dur durant la semaine et de s’évader le temps d’un weekend pour découvrir l’Afrique.

Il y avait donc le lac Tchad… Situé aux confins du Cameroun, du Nigéria et du Tchad, le lac abritait de larges populations d’hippopotames, qui réjouissaient les touristes que nous étions, trop heureux d’échapper à nos obligations humanitaires si tant est que l’on accepte de rouler deux heures sur une mauvaise piste depuis N’Djaména pour rejoindre les rives encore sauvages.

Et il n’y avait pas que les hippopotames… En allant vers le Cameroun, une fois passé le pont sur le fleuve Chari, qui reliait la capitale du Tchad à la ville-frontière de Koussiéri (Cameroun), on entrait dans un autre monde, l’Afrique des contes et des légendes, les paysages grandioses et désolés hantés par les coureurs de brousse, ces éleveurs d’un autre âge qui domptaient la savane épineuse pour en faire leur royaume.

Sur la mauvaise route toute droite qui filait dans la lande, nous croisions parfois des troupeaux d’éléphants, immobiles tels des rochers gris qu’un éboulement miraculeux aurait transporté là.

À mesure que nous pénétrions à l’intérieur du Cameroun, la terre aride, recouverte des sables venus du Sahara lointain devenait rouge, et les plantes desséchées qui bordaient la route retrouvaient le vert éclatant des mirages.

Nous approchions du parc de Waza, une oasis de vie animale au milieu de nulle part…

Un mauvais panneau de bois indiquait que nous entrions dans le parc national, nous recommandant maladroitement de faire attention aux animaux sauvages qui sont « très très méchants ». Mais une fois passé le portique, la magie opérait… C’étaient bien souvent les girafes qui nous accueillaient du haut de leur long cou, à moins que ce ne soient les bondissantes gazelles qui jaillissaient de la brousse tout autour de notre véhicule, ou bien encore les aigles dont l’ombre silencieuse passait sur la savane…

Lorsque le printemps redonnait vie aux herbes sauvages, nous voyions parfois la tête des lionnes dépasser de l’océan végétal. Aux points d’eau, c’étaient les mâles qui chassaient les buffles d’un rugissement sonore, et s’avançaient, tels des Narcisse, vers la nappe d’eau boueuse.

Que de merveilleux souvenirs j’ai eu à Waza… Mais le nord du Cameroun, ce n’était pas que ça, c’était aussi les pics de Rumsiki, étranges montagnes maigres et verticales érigées par de divines puissances au milieu de la steppe ; des paysages lunaires où un personnage étrange, le « Sorcier aux Crabes », lisait votre destin dans les crustacés de terre; c’étaient les marchés de Garoua et Maroua, colorés et bruyants, les royaumes de jadis où d’étranges souverains faisaient régner une loi féodale, c’étaient les danses, les chants, au rythme continu des tam-tams de brousse….

Cette région, c’est un jeune nigérian de 23 ans, Ahmet, qui me l’a fait découvrir. Il avait étudié la biologie à Abuja, et voulait se consacrer à la sauvegarde du patrimoine naturel exceptionnel de cette zone où se meurt le Sahel pour laisser place à l’Afrique rêvée, celle des savanes arides, des forêts vierges et des grands animaux.

Bien entendu, compte tenu de la pauvreté de cette région qui souffrait quasiment chaque année de terribles famines, Ahmet ne pouvait se contenter d’être un simple étudiant. Pour garnir d’un peu de viande son plat de riz bouilli, il accompagnait les touristes, humanitaires en goguette pour la plupart, et leur servait de guide et de chauffeur.

Au fil des voyages, Ahmet était devenu un ami, un frère, comme on en a si peu dans une région du monde où chaque nouvelle rencontre nourrit le sentiment frustrant de ne pouvoir s’intégrer dans une société hermétique, que pourtant nos ordres de mission nous poussent à aider. Le contraste culturel est trop fort et le rapport à l’argent trop malsain pour que l’on puisse véritablement établir une relation durable et désintéressée. 

Ahmet était différent. Ahmet fut mon premier, et mon seul ami au Tchad. Il était brillant, mû par sa passion pour la nature et l’envie de réussir. Et il y était parvenu. Longtemps après que j’ai quitté le Tchad, je reçus un message de lui. Il me disait qu’il était à Paris pour une formation, suite à une bourse qu’il avait obtenue par son seul mérite. Nous convînmes de nous voir, sans toutefois fixer ni la date ni le lieu du rendez-vous. Un peu comme pour ces amis de vacances que l’on n’ose pas revoir de peur de briser l’enchantement. J’étais à Paris cette semaine-là, et j’essayai mollement de voir Ahmet, mais une semaine chez soi, pour un humanitaire, est une succession d’obligations dans laquelle l’imprévu n’a pas de place.

Finalement, sans que je l’ai revu, Ahmet retourna au Nigéria, et nous ne nous écrivîmes plus.

Jusqu’à ce jour.

Une fois, deux fois, le téléphone sonna dans le vide. Puis une femme décrocha. C’était la sœur d’Ahmet, réfugiée dans l’un des camps de de Borno depuis que la situation dans le district a commencé à devenir intenable.

Elle avait vu de loin la secte Boko Haram détruire son village. Miraculeusement, donc, elle ne s’y trouvait pas. Je n’osai pas lui demander de me parler de sa vie dans les camps de misère, sa voix entrecoupée de violents sanglots suffisait à mon imaginaire. Et puis un nom me brûlait les lèvres… Ahmet… Elle me qu’il était retourné au village car il n’y avait plus de touristes, donc aucune autre source de revenu pour lui que les maigres récoltes du lopin familial.

Retourné au village… Retourné à Baga… Les quelques images qui avaient filtré montraient l’horreur, l’horreur absolue, le village détruit, les maisons fumantes, les corps ensanglantés éparpillés dans la brousse…

D’une voix tremblante, la soeur d’Ahmet me dit qu’elle était sans nouvelles de son frère. Au bout du fil,  elle pleura plus fort. « Mon frère ne m’a jamais laissée sans nouvelles, disait-elle. Jamais. »

Les images de Paris continuent de défiler sur mon écran de télévision. Là-bas, sur les rives du lac Tchad, la menace est constante. Les touristes ne viennent plus, et le sorcier aux crabes ne lit plus le destin de personne. Les gardes du parc de Waza (où il y a deux ans l’on a enlevé une famille française) ont fui, laissant les lions et les éléphants à la merci des braconniers. Le désert a dû vaincre, et, sans doute, l’oasis n’existe plus.

Là-bas, l’omerta des médias a étouffé les cris des milliers de victimes du plus grand massacre jamais perpétré par la secte nigériane. Occupé à d’autres affaires, le monde a oublié – a-t-il jamais voulu savoir ? Combien y-a-t-il eu de femmes et d’enfants enlevés, réduits en esclavage dans les ténèbres de l’oubli? Et combien de ces morts invisibles hantent désormais les rives du lac Tchad? Ahmet est-il l’un d’entre eux ?

Là-bas, une femme pleure son frère. Et moi, devant un écran qui se borne à oublier cette tragédie lointaine, je pleure un ami.

 

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