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Par Carenews PRO - Publié le 23 septembre 2015 - 13:03 - Mise à jour le 6 avril 2016 - 10:03
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[ENVIRONNEMENT] [D'AILLEURS] République CENTRAFRICAINE : la guerre de l’ivoire

Alors que le monde se prépare à la conférence historique sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre 2015, Carenews Journal vous emmène en République Centrafricaine. Au cœur de l’immense forêt du bassin du Congo, en marge de la guerre civile qui ravage le pays depuis près de deux ans, se joue un autre conflit : la guerre de l’ivoire.

[ENVIRONNEMENT] [D'AILLEURS] République CENTRAFRICAINE :  la guerre de l’ivoire
[ENVIRONNEMENT] [D'AILLEURS] République CENTRAFRICAINE : la guerre de l’ivoire

« Plus que deux kilomètres. Il faut presser le pas. » Le ton de Florian ne prête pas à discussion. La kalachnikov qu’il porte en bandoulière non plus. Nous le suivons dans l’entrelacs des arbres centenaires cerclés de lianes, comme des colonnes Trajane. Nous sommes en République Centrafricaine, dans les aires protégées de Dzanga Sangha, près de la petite ville de Bayanga, lovée au milieu de l’une des jungles les plus obscures et méconnues de la Terre, le bassin du Congo, qui, avec une superficie de plus de quatre millions de kilomètres carrés, constitue la deuxième plus grande forêt tropicale au monde, après l’Amazonie. Cette forêt abrite une biodiversité exceptionnelle : gorilles, éléphants, léopards et chimpanzés comptent parmi ses habitants emblématiques, mais, selon les biologistes, nous connaissons moins de la moitié de ce qui vit et meurt à chaque instant dans les nefs de cette formidable cathédrale végétale.

Mais le bassin du Congo est surtout l’un des poumons verts de notre planète, essentiels à la survie de l’humanité. Ces forêts ralentissent le réchauffement climatique, stockent le carbone, produisent de l’oxygène et régulent le climat. Plus de 80 millions de personnes vivent dans cette zone, et près de la moitié d’entre elles tirent leur subsistance de ce que la forêt leur donne, depuis des millénaires. Fabien en fait partie : il a grandi abrité par les arbres immenses, bercé par le chant des perroquets verts, couru derrière de rapides antilopes et admiré, dans les clairières, la silhouette majestueuse des éléphants.

« La forêt, c’est toute ma vie, dit Fabien dans un souffle. Pour vous, tous les arbres se ressemblent, mais pour moi, chacun a son histoire. C’est grâce à cette forêt que j’existe. Et c’est pourquoi j’ai choisi de la protéger. »

C’était en mai 2013, quelques mois après que la sanglante rébellion Séléka a pris le contrôle de Bangui, la capitale. À Bayanga, Fabien voit arriver les pick-ups chargés d’hommes en armes. Très rapidement, l’inévitable se produit : le 6 mai, un groupe de braconniers pénètre dans le sanctuaire forestier de Dzanga Sangha. Ils ont un objectif : Dzanga Baï, une clairière miraculeusement préservée dans laquelle vit l’un des derniers grands troupeaux d’éléphants de forêt. Ils sont lourdement armés, et personne n’ose les arrêter. Dans le matin calme claquent soudain les coups de feu. 26 éléphants sont abattus, amputés de leur ivoire et laissés là, à pourrir, dans l’air déjà chaud. « C’est à ce moment que j’ai décidé de faire quelque chose, raconte Fabien. Mes parents m’ont légué la forêt intacte. J’ai pris conscience que je devais la protéger. Alors je suis devenu garde forestier. »

L’Afrique connaît actuellement une crise de l’ivoire sans précédent. Depuis quinze ans, plus de 60% de la population d’éléphants de forêt a été décimée, malgré les efforts d’ONG environnementales telles que le Fonds Mondial pour la nature (WWF), et la Wildlife Conservation Society (WCS). Les braconniers disposent d’armes de plus en plus sophistiquées, et pour cause : sur les marchés asiatiques, sa principale destination, l’ivoire n’a jamais coûté aussi cher. On négocie aujourd’hui le kilo à plus de 2 000 euros, et cela ne cesse d’augmenter. Plus grave encore, les revenus du braconnage servent au financement des groupes armés.

Les défenses d’éléphant sont devenues le nerf de la guerre. Comme pour les diamants, on parle désormais d’ivoire de conflit. Et ce conflit est terrible : exactions sur les populations civiles, villages détruits, enlèvements et assassinats sont le pain quotidien de dizaines de milliers de Centrafricains.

Beaucoup d’entre eux se jettent sur les routes à la recherche d’un hypothétique refuge au Cameroun ou au Congo, et c’est toute une région qui s’effondre suite au départ de ses forces vives, avec pour conséquence immédiate l’explosion des taux de malnutrition. « Cela devient un cercle vicieux, explique Fabien. Quand les gens ont faim, ils sont prêts à faire n'importe quoi. j'ai vu plusieurs kilos d'ivoire échangés contre un sac de farine de maïs. Et l'argent de l'ivoire sert à acheter des armes.»

Le phénomène est mondial : le trafic des espèces protégées représente la quatrième activité illégale en termes de volume financier derrière la drogue, le trafic d’êtres humains et la contrefaçon. Selon le Congrès américain, il génère à lui seul entre 10 et 20 milliards d’euros par an.

Un récent rapport de l’ONG Born Free démontre que l’ivoire de conflit contribue à la fois au financement des milices anti-gouvernementales du Darfour, des islamistes Shebab de Somalie et Boko Haram au Nigéria, mais renforce également, à l’autre bout de la chaîne, les mafias asiatiques impliquées dans le recel des défenses d’éléphant et des cornes de rhinocéros.

Retour à Dzanga Sangha. En 2013, donc, Fabien rejoint un groupe de 74 gardes forestiers chargés de protéger la zone. Le travail est difficile : entre les patrouilles qui peuvent durer plusieurs jours, les réveils en pleine nuit, les interventions dangereuses et le risque de se faire attaquer chez soi par les braconniers ou leurs complices, Fabien a quasiment dû renoncer à sa vie de famille. « Mon épouse m’a dit : « c’est trop dangereux, il faut arrêter, tu ne peux pas risquer ta vie pour des éléphants. » Mais elle sait au fond d’elle-même que notre travail va bien au-delà. C’est notre pays, notre communauté, nos familles aussi, que nous protégeons. »

Peut-être n’est-ce qu’une goutte d’eau dans la mer. Mais lorsque Fabien évoque ce qui s’est passé après ce funeste 6 mai, une formidable lueur d’espoir illumine son regard : « Même aux pires heures du conflit, nous avons reçu un soutien constant de la part des ONG. Nous avons été formés à mieux faire notre travail. Nous avons appris à mieux connaître les animaux, l’environnement. Et nous avons pu nous battre à armes égales. »

Le combat de Fabien n’est pas vain. Jusqu’à présent, lui et les autres gardes forestiers ont su repousser la guerre aux portes du sanctuaire, parfois au péril de leur vie. Mais c’est à ce prix-là que l’on protège un tel lieu : même si quelques éléphants continuent de tomber régulièrement sous les balles des braconniers, aucun massacre de grande envergure ne s’est produit depuis plus de deux ans. Et, chaque jour, ainsi qu’il en est depuis des temps immémoriaux, un petit miracle se produit : les gorilles foulent l’herbe grasse de leur pas lent, les léopards rugissent au loin et, au milieu de la forêt, la clairière de Dzanga Baï – qui signifie « le village des éléphants », en langue locale-- continue d’être ce merveilleux sanctuaire où des centaines de pachydermes se réunissent chaque jour. Parfois, l’enfer vert prend des allures de paradis.

Perché sur un mirador de garde surplombant la clairière, Fabien partage avec nous son plus grand espoir : « J’aimerais que la situation sécuritaire s’améliore afin que de nombreux visiteurs étrangers puissent venir visiter Dzanga Sangha. Cela permettrait de créer des emplois, de construire des infrastructures, et surtout de faire comprendre aux gens d’ici que le braconnage n’est pas une solution, que chacun a plus à gagner avec le tourisme durable. Peut-être est-ce là le plus sûr chemin vers la paix. »

Ce rêve risque toutefois de ne jamais se réaliser : la guerre civile continue de faire rage en Centrafrique, on dépasse aujourd’hui les 6 000 morts, et près d’un million et demi de personnes ont été déplacées par le conflit. Dans un tel contexte, difficile pour les ONG de trouver des solutions durables à la crise de l’ivoire. En 2014, plus de 25 000 éléphants ont été abattus, et leur nombre ne cesse de croître. Si rien ne change, dans moins d’un quart de siècle, l’un des mammifères les plus emblématiques d’Afrique aura disparu. 

Retrouvez l'article pages 20 et 21 du Carenews Journal n°2

 

 

Crédit Photo : A. Brecher 

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