Affaiblir la philanthropie serait une faute historique à l’heure des colères
Un article long et détaillé sur l’évolution de la générosité, l’engagement, son rôle dans notre société et le risque de rupture par l’arrivée de mesures incohérentes. Refaire ce chemin historique permet de comprendre combien cet édifice, construit patiemment sur plus d’un siècle, commence à se fissurer voire à s’inverser, et peut s’effondrer.
Nous traversons une période troublée, marquée par des tensions sociales, des crispations politiques et une perte de repères qui bousculent jusqu’aux fondements de notre vie démocratique. Dans ce contexte, un mot revient souvent, celui de « philanthropie » mais il est trop souvent mal compris. Beaucoup l’associent spontanément aux fondations ou aux grands donateurs ; d’autres y voient un terme vague désignant « les riches qui donnent ». Pourtant, la philanthropie désigne avant tout un espace d’engagement, de générosité et d’action civique, bien plus vaste que l’image qu’on lui prête.
On devrait parler des acteurs de la philanthropie. Ils forment quatre piliers étroitement liés : les associations, les fondations, les bénévoles et les donateurs. À cela s’ajoute un cinquième pilier essentiel : l’État, qui a construit au fil du temps un ensemble de dispositifs fiscaux, juridiques et administratifs permettant à l’engagement citoyen de s’organiser, de se professionnaliser et de se déployer. Ce n’est que lorsque ces cinq éléments fonctionnent ensemble que l’écosystème philanthropique tient debout. Affaiblir l’un d’eux, c’est fragiliser l’ensemble.
Aujourd’hui ce qui devait protéger la liberté d’agir des citoyens tend désormais à se restreindre. S’ajoutent aux difficultés du moment des attaques extérieures par des réseaux sociaux malveillants mettant en cause les engagements de ce secteur, ils en créent un nuage de doute pour en réduire la crédibilité. Cela met en cause la vitalité même de notre démocratie.
La philanthropie française a pris la forme que nous lui connaissons, parce qu’elle s’inscrit dans une histoire politique longue, marquée par une volonté républicaine de garantir un espace de liberté, d’autonomie et d’expression pour la société civile. De la loi de 1901 sur les associations, à la loi Aillagon de 2003 sur le mécénat, l’État a cherché à encourager l’initiative citoyenne, à lui offrir un cadre stable et à reconnaître son utilité pour notre nation.
Le chemin vers une société civile majeure.
La loi de 1901 : un projet profondément démocratique
La loi de 1901, conçue par Waldeck-Rousseau, n’est pas seulement un texte administratif : elle constitue l’un des gestes démocratiques majeurs de la République. Son objectif était d’ouvrir à chaque citoyen un espace libre d’action collective, un lieu où s’engager, débattre, créer et défendre des causes sans autorisation préalable de l’État. En consacrant la liberté d’association, Waldeck-Rousseau affirmait que la démocratie ne peut vivre sans une société civile active, capable de s’organiser et d’innover à côté des institutions publiques. " Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science-mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ".
La loi de 1905 de séparation de l’église et de l’État est venue renforcer cette ambition en garantissant un espace civique laïque et autonome, propice au développement de l’engagement associatif.
En 1971, la décision du Conseil constitutionnel (71-44 DC) ajoute une pierre essentielle : elle reconnaît la liberté d’association comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, lui conférant valeur constitutionnelle. Autrement dit, le monde associatif n’est pas un appendice toléré, mais une composante structurelle de notre démocratie. Elle confirme l’intention initiale : protéger un espace autonome où la société peut agir, contester et proposer.
De la loi de 1901 à la philanthropie moderne : la construction progressive d’un cadre favorable
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L’émergence et la structuration des fondations
Les fondations existent depuis longtemps : la Fondation Pasteur (1887), la Fondation pour la Recherche Médicale (1947)… Le cadre était fragmenté, peu lisible, réservé à quelques institutions.
À partir de la fin des années 1980, plusieurs textes viennent clarifier et élargir ce paysage :
- loi de 1987 sur les fondations reconnues d’utilité publique (FRUP);
- loi de 1990 créant les fondations d’entreprise ;
- création des fonds de dotation en 2008, souples, accessibles, adaptés à des projets de taille variée ;
- développement de statuts spécifiques : fondations hospitalières, de coopération scientifique, partenariales, du patrimoine.
- montée en puissance des fondations abritantes, instituées lors de la création de la Fondation de France (1969), qui permet à des particuliers ou des organisations de créer leur fondation sans lourdeur administrative.
Elles incarnent une autre forme d’engagement : l’affectation irrévocable d’un capital à une cause d’intérêt général, générant année après année des ressources (non déductibles) pour l’action. L’État, par ces lois successives, envoie un signal clair : il reconnaît la légitimité des initiatives privées au service de l’intérêt général.
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La loi Aillagon (2003) : un tournant dans la confiance envers la société civile
Le véritable changement d’échelle intervient avec la loi Aillagon du 1er août 2003. Elle est pensée comme une politique de confiance envers les citoyens, les entreprises et les fondations. Le ministre précise. Le gouvernement a fait de la promotion des initiatives du mécénat et des fondations, une priorité de sa politique et une composante de la réforme de l'État. « En soutenant le mécénat le gouvernement souhaite encourager le travail des associations et des fondations, favoriser les initiatives prises par les particuliers et les entreprises dans les domaines qui touchent à l'intérêt général. L'action de la société civile est indispensable aux côtés des politiques publiques il s'agit de débloquer certaines raideurs de la société française ».
Trois axes structurent la réforme :
- Renforcer le mécénat des particuliers, via des réductions fiscales significatives.
- Doubler l’encouragement au mécénat d’entreprise, en reconnaissant leur contribution à l’intérêt général.
- Alléger la fiscalité des fondations, pour faciliter leur création et leur développement.
À l’époque, la France comptait à peine quelques centaines de fondations. Vingt ans plus tard il existe plus de 5 800 fonds et fondations de tous types. C’est la preuve que les nouveaux dispositifs répondaient à un besoin réel : les citoyens et les entreprises souhaitaient s’engager davantage dès lors qu’un cadre stable, lisible et incitatif existait.
On voit se dessiner le continuum cohérent : loi de 1901 pour la liberté d’association, lois des années 1980-2000 et loi Aillagon 2003 pour structurer et encourager les formes patrimoniales de générosité. Ensemble, ces textes traduisent une vision politique forte : faire de la société civile une force d’initiative, de solidarité et d’innovation au côté de l’État.
Les quatre piliers de la philanthropie : un écosystème vivant, puissant et diversifié
La philanthropie n’est pas un bloc homogène mais un écosystème qui repose sur quatre piliers d’acteurs privés :
- 1) Les associations : colonne vertébrale de l’intérêt général
Avec 1,4 million d’associations, dont 70 000 créées chaque année, la France détient l’un des tissus associatifs les plus riches du monde. Elles constituent le cœur battant de l’espace civique français. En incarnant l’esprit de la loi de 1901, les associations représentent un pilier stratégique de la cohésion nationale. Un champ d’action sans équivalent : Impossible d’imaginer un seul domaine de la vie sociale sans leur présence : action sociale, santé, sport, culture, éducation, environnement, défense des droits, accueil des personnes vulnérables, initiatives locales ou internationales… Elles sont partout souvent discrètes, mais pas toujours, leur diversité en fait un miroir fidèle des besoins de la société. Elles permettent à des personnes très différentes de se rencontrer autour d’un projet commun, elles inventent des manières de faire société. Dans les territoires ruraux comme dans les quartiers fragiles, auprès des personnes âgées, handicapées, isolées ou des migrants, les associations sont souvent les seules à maintenir un lien humain là où l’État, faute de moyens, ne peut être présent. Elles comblent les fissures du tissu social, évitant que le sentiment d’abandon ne se transforme en défiance ou en colère politique. Elles réparent le délaissement, créent la solidarité.
Un espace d’expression citoyenne, un laboratoire vivant de démocratie
À travers elles, la démocratie se pratique au quotidien, dans les conseils d’administration, les assemblées générales, les groupes de bénévoles. On y apprend à débattre, décider, écouter et à confronter ses idées. Elles sont aussi des vigies, capables de révéler des angles morts des politiques publiques et d’alerter sur les réalités du terrain. Elles portent la voix des invisibles: jeunes en rupture, personnes précaires, publics discriminés, habitants oubliés des décisions nationales. Par leurs actions de plaidoyer, leurs alertes et leurs mobilisations, ces associations contribuent à un débat public pluraliste et à une liberté d’expression réellement accessible. Elles donnent aux citoyens une capacité d’agir concrète, au-delà du simple vote. Restreindre leur liberté, c’est réduire l’espace démocratique lui-même. Les associations et fondations sont souvent, pour beaucoup de gens, le dernier visage humain de la République.
- 2) Les fondations : un rôle structurant dans l’écosystème philanthropique
Les fondations jouent un rôle essentiel dans la stabilité et la capacité d’innovation du secteur philanthropique. Là où les associations répondent à l’urgence et aux besoins quotidiens, les fondations permettent de consolider des projets, d’expérimenter de nouvelles solutions et de soutenir des causes qui nécessitent patience, expertise et continuité. Elles apportent ce que peu d’autres acteurs peuvent offrir : du temps long, de la stratégie, et des ressources financières pérennes.
Elles agissent comme des amplificateurs d’impact : en finançant des recherches, en accompagnant des initiatives émergentes, en soutenant des structures fragiles, en prenant des risques que d’autres acteurs publics ou privés ne peuvent assumer. Elles jouent aussi un rôle de passerelle entre société civile, entreprises et pouvoirs publics, facilitant des coopérations inédites. Par leur capacité à analyser, sélectionner et suivre les projets, les fondations renforcent la qualité de l’action d’intérêt général. Enfin, elles offrent un cadre d’engagement durable pour les familles, les entreprises ou les individus qui souhaitent s’investir profondément dans une cause. Ainsi, les fondations ne remplacent pas les associations, elles les soutiennent en ajoutant de la stabilité à l’ensemble de l’écosystème philanthropique.
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3) Les bénévoles : l’armée des ombres de l’engagement citoyen
Au cœur de la philanthropie, les bénévoles forment cette immense armée qui fait vivre, souvent avec discrétion, l’idéal républicain de solidarité. Ils ne cherchent ni reconnaissance, ni visibilité et pourtant ils sont les fantassins de l’intérêt général, présents partout où la société vacille : accompagnement des personnes isolées, soutien scolaire, action environnementale, aide alimentaire, sport, culture, inclusion des personnes handicapées, protection des droits… Rien n’échappe à leur engagement.
Ils sont près de 20 millions, de tous âges, de toutes origines, et constituent la force vive sans laquelle aucune association, même la plus structurée, ne pourrait fonctionner. Leur action est multiple : certains s’engagent ponctuellement pour des missions précises, d’autres portent des projets sur le très long terme, assurent la gouvernance des associations, transmettent des compétences professionnelles précieuses ou accomplissent les tâches les plus humbles mais indispensables. Leur valeur ne se mesure pas seulement en heures offertes, mais en humanité, en lien social restauré, en dignité rendue, en cette capacité rare de retisser du collectif dans une société fragmentée. Ils incarnent chaque jour l’esprit de la loi de 1901 : la liberté de se réunir, d’agir et de construire ensemble un espace démocratique vivant. Parce qu’ils interviennent souvent dans l’ombre, leur rôle est parfois sous-estimé. Pourtant, sans eux, une grande part des actions sociales, culturelles ou environnementales s’effondrerait immédiatement. Ils sont la respiration du pays, ceux qui empêchent que l’indifférence devienne un système et que les fractures sociales ne se transforment en ruptures irréversibles.
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4) Les donateurs : la force silencieuse qui rend l’action possible
Aux côtés des associations, des fondations et des bénévoles, les donateurs constituent le quatrième pilier de l’écosystème philanthropique. Ils sont environ sept millions en France à soutenir, chacun selon ses moyens, les causes qui leur tiennent à cœur. Leur geste, parfois modeste, parfois considérable, n’est jamais anodin : il exprime une volonté intime d’engagement, un choix libre de contribuer au bien commun. Par leurs dons réguliers, ponctuels ou par leurs legs, ils assurent la continuité de milliers de projets indispensables : aide alimentaire, accompagnement des plus fragiles, recherche médicale, accès à la culture, défense des droits fondamentaux, environnement…Ces donateurs individuels sont rejoints par les entreprises qui chaque année donnent plus pour l’intérêt général.
Contrairement à une vision réductrice souvent véhiculée, la fiscalité n’est pas le moteur principal du don, mais un outil d’efficacité et de stimulation permettant que plus d’argent aille au plus près des besoins. Les dispositifs mis en place depuis trente ans ont donné à la France l’un des cadres les plus incitatifs d’Europe. Ces mesures ne sont ni des niches ni des « cadeaux fiscaux ». Elles permettent un investissement collectif sur l’avenir, par lequel l’État encourage des mobilisations citoyennes qu’il ne peut assumer seul. Ces déductions permettent d’attirer les grands dons, de développer des fondations familiales ou d’entreprise, de financer l’innovation sociale et les expérimentations reprises ensuite par la puissance publique.
Mais ces dispositifs sont aujourd’hui fragilisés. Les réductions d’avantages fiscaux par la montée des discours de suspicion et la tentation de réduire les incitations au nom de l’équité budgétaire vont affaiblir l’ensemble du système. Il est stupide de dire « comme c’est le système le plus incitatif en Europe il faut le réduire ». Car si l’on pénalise les donateurs, ce ne sont pas les plus aisés qui souffriront, personne n’est obligé de donner. Il faut rappeler que malgré la déduction fiscale on paye plus que le montant de l’impôt. Le donateur choisit où il investit une partie de son impôt et les publics qu’il veut soutenir conformément aux volontés des initiateurs des lois sur le mécénat.
Les dons représentent environ 5 % du financement du secteur, mais leur effet levier est immense : innovation, expérimentations sociales, études d’impact, réponses rapides lors de crises. Les legs deviennent également cruciaux, permettant à des institutions comme l’Institut Pasteur de financer plus de 20 % de leur budget.
La philanthropie ne repose pas seulement sur la générosité individuelle ni sur celle de l’entreprise, elle repose sur un contrat de confiance entre citoyens et État. Leur engagement, loin de toute caricature, doit être reconnu comme un acte profondément civique. Affaiblir la fiscalité du don, c’est briser un maillon essentiel de ce pacte. C’est aussi réduire mécaniquement les capacités d’intervention du secteur, alors même que les besoins explosent. C’est aussi ne pas comprendre que d’autres dispositifs certainement plus coûteux devront remplacer l’aide apportée aux populations qui seront délaissées.
Un secteur qui s’est structuré pour renforcer le projet philanthropique
Depuis trente-cinq ans, la philanthropie française n’est pas restée un archipel d’acteurs isolés, elle s’est organisée, professionnalisée, outillée. Cette structuration progressive n’est pas un luxe administratif, elle est la condition même de sa crédibilité, de son efficacité et de sa capacité à inspirer confiance. En honorant le chemin emprunté par le législateur elle montre que l’écosystème philanthropique a pleinement assumé son rôle dans la vie démocratique en construisant une véritable culture professionnelle de l’engagement.
La naissance d’organisations structurantes
Le premier grand mouvement est celui des collectifs professionnels, créés pour répondre à un besoin simple : partager des pratiques, renforcer l’expertise et élever le niveau de compétence du secteur.
- Le Centre français des fonds et fondations (CFF), créé en 2002, est devenu un lieu d’apprentissage permanent pour les fondations et fonds de dotation. Ateliers, formations, groupes de travail, échanges entre pairs. Il a accompagné l’entrée dans une philanthropie moderne, notamment sur la gouvernance, la stratégie, la gestion financière ou la mesure de l’impact.
- France Générosités, syndicat des organisations collectant des dons, a professionnalisé les pratiques de collecte, produit des baromètres précieux, mené des études sur le comportement des donateurs et défendu la réputation du secteur. Sa forme syndicale n’est pas anecdotique : elle permet de protéger l’intégrité du système en se constituant partie civile en cas de dérive grave.
- ADMICAL a structuré et stimulé le mécénat d’entreprise, en formant les responsables mécénat, en valorisant les bonnes pratiques et en intégrant le mécénat dans les stratégies de responsabilité sociale.
- Le Mouvement associatif, fort de ses 700 000 associations membres indirects, a progressivement affirmé sa place comme voix politique et institutionnelle de la société civile organisée.
Ces quatre collectifs regroupés au sein de la Coalition Générosités sont la voix de la philanthropie auprès des pouvoirs publics. Avec d’autres acteurs spécialisés (Don en Confiance, IDEAS, AFF, IDAF, Un Esprit de Famille, Les Entreprises pour la Cité…), ils ont créé une coordination générosité, un espace de dialogue inédit entre acteurs différents mais totalement interdépendants.
L’exigence de confiance : une professionnalisation au service de la transparence
La philanthropie repose sur un contrat moral simple : sans confiance, il n’y a pas de dons ; sans dons, il n’y a plus d’action. C’est pourquoi le secteur a mis en place des mécanismes de transparence uniques en Europe. Le traumatisme de l’affaire de l’ARC en 1996 a servi d’électrochoc. Le secteur a compris qu’il devait démontrer sa probité, non la proclamer. C’est ainsi qu’ont été créés :
- Le Don en Confiance, qui délivre un label exigeant sur la gouvernance, la gestion, la communication financière et l’éthique de collecte.
- IDEAS, qui accompagne les organisations dans des démarches de progrès, de contrôle interne et de qualité.
Ces dispositifs privés se sont ajoutés aux contrôles publics, déjà nombreux :
- Cour des comptes,
- Inspection générale des affaires sociales (IGAS),
- Ministère des Finances,
- Préfectures,
- Commissaires aux comptes,
- Dépôt obligatoire des comptes, normalisés puis rendus publics.
L’ensemble forme un écosystème de fiabilité, qui permet à un donateur, une entreprise, l’Etat ou une collectivité locale de savoir qu’un don est utilisé correctement.
Une montée en compétence généralisée
Cette structuration n’a pas seulement créé des instances : elle a transformé les pratiques, fait émerger des métiers, professionnalisé les organisations. Les niveaux d’exigence se sont rapprochés de ceux du secteur privé, tout en préservant la mission d’intérêt général. La philanthropie française est ainsi devenue une industrie de l’engagement, structurée mais profondément humaine, capable d’innover, de coopérer, de répondre à des crises et d’accompagner l’État dans des domaines où celui-ci ne peut plus agir seul.
Un système cohérent : quatre piliers solidaires
La professionnalisation a permis de prendre conscience que les quatre piliers de la philanthropie sont totalement corrélés. C’est un écosystème, non une juxtaposition.
- Les associations, colonne vertébrale du lien social ;
- Les fondations, qui apportent stabilité, capacité d’innovation, financements;
- Les bénévoles, armée d’engagés et motivés qui rend tout cela vivant ;
- Les donateurs, qui donnent la liberté d’agir.
Si l’un faiblit, les autres s’affaiblissent. Affaiblir la collecte des dons fragilise les associations; fragiliser les associations réduit l’impact des fondations; épuiser les bénévoles limite la capacité d’action; restreindre la fiscalité des dons tarit le financement. Si ce secteur est l’une des composantes de l’économie sociale et solidaire (ESS) il a sa spécificité car il représente le secteur non lucratif qu’il faut défendre à toute force. Bien le délimiter permet d’établir des passerelles claires avec le secteur lucratif ou à lucrativité limitée.
Un projet professionnel et mûr
En trente ans, la philanthropie est devenue un véritable acteur structuré de la démocratie. Cette professionnalisation n’a pas dilué l’engagement : elle l’a rendu plus puissant, plus durable, plus crédible. Pour aider au développement de ses action ce mouvement doit être capable de se mettre en cause pour s’adapter en permanence à l’évolution de l’environnement en mutualisant les actions, en réduisant le coûts, en créant des alliances et de nouvelles formes d’interventions.
L’État, cinquième pilier de l’écosystème : architecte, partenaire… et acteur sans boussole
Aux côtés des associations, des fondations, des bénévoles et des donateurs, l’État occupe une place singulière : il n’est pas un acteur de la générosité au sens strict, mais il en est le garant, l’architecte juridique, fiscal et institutionnel. Depuis plus d’un siècle, il a bâti un cadre exceptionnel : la loi de 1901, fondée sur la liberté d’association ; des dispositifs fiscaux incitatifs ; la valorisation du mécénat avec la loi Aillagon ; des mécanismes de soutien tels que la DJEPVA, le FONJEP . Le HCVA permet de donner des avis d’experts au Premier Ministre avant tout projet de loi ( On peut regretter qu’il ne soit pas HCVAF pour y inclure les fondations). Grâce à cet édifice, l’engagement citoyen a pu se déployer, se structurer, s’institutionnaliser.
Pourtant, cette place centrale s’accompagne d’ambiguïtés croissante. L’État reconnaît l’importance du secteur, s’appuie sur lui pour répondre à des besoins en augmentation, mais peine à définir sa stratégie. Tantôt partenaire, tantôt prescripteur, tantôt contrôleur, il oscille entre encouragement et méfiance, laissant les acteurs dans l’incertitude. Ce manque de vision globale crée une relation faite de coopération, certes, mais aussi de tensions, d’incompréhensions et désormais d’inquiétude pour l’avenir.
Un édifice qui vacille : recul des libertés, contraction des financements et incohérences politiques
L’écosystème philanthropique, patiemment construit depuis plus d’un siècle, montre aujourd’hui des signes préoccupants de fragilité. La dynamique progressive qui avait élargi l’espace de liberté et d’engagement se retourne : les règles se multiplient et se rigidifient (statut type, appels d’offre), les libertés se resserrent, les financements se contractent, tandis que les besoins sociaux augmentent.
L’exemple du Contrat d’engagement républicain (CER) illustre cette évolution. En le faisant signer par les associations on passe d’un engagement individuel à un engagement collectif. En conférant à l’administration un pouvoir d’appréciation très large pour définir ce qui constituerait un « trouble à l’ordre public », il crée un risque de restrictions affectant des mobilisations autrefois contestées mais désormais reconnues comme des avancées majeures : lutte contre le sida, combat pour le droit à l’avortement, défense des minorités, actions écologistes non délictueuses… Le droit commun suffisait à sanctionner les comportements illicites ; le CER ouvre une zone d’incertitude qui inquiète légitimement les acteurs du terrain.
À cela s’ajoute une forme d’incohérence politique souvent par méconnaissance de la philanthropie. Au niveau national, la réduction des incitations fiscales, la diminution des subventions ou la critique du « coût » de la générosité se banalisent. Pourtant, sur leurs territoires, les parlementaires savent qu’aucune politique publique ne fonctionne sans les associations : aide alimentaire, sport, culture, jeunesse, accompagnement social, environnement, prévention des violences… Elles sont devenues l’un des derniers maillages structurants de la vie locale. Cette contradiction entre discours nationaux et pratiques locales affaiblit la confiance du secteur. Chaque disparition d’association crée un vide, parfois irréversible, dans des territoires déjà fragiles.
Le risque démocratique : une société fracturée, un brouillard de suspicion et la menace des dérives autoritaires
Cette fragilisation devient critique au moment où la démocratie elle-même vacille, en France comme ailleurs.
Dans de nombreux pays, les régimes illégitimes ou autoritaires restreignent les libertés civiles, contrôlent l’espace associatif, musellent les contre-pouvoirs, stigmatisent les voix dissidentes. À l’Est de l’Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, des gouvernements utilisent l’arsenal législatif pour réduire les libertés publiques et l’expression citoyenne. La tentation, dans certains cercles, est de considérer qu’un tel durcissement serait gage d’efficacité. C’est un leurre dangereux. La tentation de copier les dérives illibérales serait trahir ce qui fait notre singularité démocratique.
Ce risque est aggravé par la défiance envers les responsables politiques entrainant le sentiment d’abandon dans de nombreux territoires, la montée des peurs, de la colère, de l’anxiété et la progression des mouvements extrémistes. Elle est amplifiée par l’influence nocive des réseaux sociaux : propagation intentionnelle de fausses informations et discours de haine, campagnes de manipulation orchestrées, attaque systématique contre les institutions et les acteurs associatifs, diffusion d’un brouillard de suspicion qui désoriente même les citoyens les mieux informés. Dans ce contexte saturé d’émotions et de récits distordus, la cohésion sociale se fracture progressivement.
La démocratie a une faiblesse, elle tolère la contestation, la pluralité, le désaccord. Mais c’est aussi sa plus grande force : une société vivante, capable de corriger ses erreurs.
C’est précisément pourquoi affaiblir la philanthropie constitue une faute politique majeure. Car ce secteur reste l’un des rares espaces de sens où le lien se tisse encore, où l’on écoute, où l’on débat, où l’on apprend le vivre-ensemble. La philanthropie éduque à la citoyenneté, au respect de l’autre, à la pluralité. Elle accompagne les plus vulnérables, apaise les tensions, réintroduit de la nuance là où les extrêmes prospèrent. Sans elle, la cohésion sociale aurait explosé. Pourquoi détruire un système qui marche ?
Pour une ambition renouvelée : refonder le pacte civique et définir un cap partagé
Si nous en sommes arrivés là, ce n’est pas par un projet politique clair, mais par une série de reculs progressifs : décisions administratives, restrictions fiscales, pressions budgétaires, nouvelles normes lourdes et coûteuses… Autant de modifications, en apparence petites qui, par glissements successifs et cumulées, ont affaibli un édifice pourtant essentiel à la démocratie.
Il ne faut pas se résigner, il est nécessaire d’assumer une ambition nouvelle. La transition écologique, sociale et économique ne peut se faire que dans un cadre où l'ensemble des citoyens et citoyennes peut dialoguer, co-construire et décider collectivement.
Cela suppose de retrouver l’élan qui avait guidé Waldeck-Rousseau en 1901 ou Jean Jacques Aillagon en 2003 : reconnaître que l’engagement citoyen n’est pas une tolérance accordée par l’État, mais un levier essentiel de la vitalité du pays. Pendant trente ans, cette vision a permis à la philanthropie de croître, d’innover, de se structurer. L’État doit cesser d’entretenir une relation ambiguë avec la philanthropie. Il doit dire clairement quel rôle il reconnaît à cet écosystème, quels champs d’action il accepte de partager. Veut-il assumer d’être le garant de l’intérêt général plutôt que son gérant ? Cette clarification n’est pas un luxe mais une condition de survie. Sans elle, le système continuera de vaciller et s’effondrera. Avec elle, nous pouvons au contraire retrouver un cap porteur d’enthousiasme et d’espoir.
Il appartient désormais à l’État et à l’ensemble des parties prenantes d’avoir le courage de tracer ce chemin commun. La philanthropie ne sauvera peut-être pas la démocratie à elle seule. Mais sans elle, la démocratie sera beaucoup plus vulnérable.
Pour donner à ce secteur la place qu’il mérite il faut définir un cap clair, une stratégie ambitieuse et une répartition des responsabilités.
Cette ambition suppose :
- de restaurer pleinement la liberté associative ;
- de sécuriser durablement la fiscalité du don ;
- de remettre la subvention au cœur des politiques publiques ;
- de simplifier une gouvernance devenue illisible ;
- de reconnaître les quatre piliers de la philanthropie comme un ensemble interdépendant d’acteurs essentiels de la vie du pays;
- de renforcer les alliances entre acteurs publics, privés et associatifs.
Clarifier les règles du jeu, c’est protéger l’avenir du secteur, clarifier les attentes, c’est restaurer la confiance.
Une étape pourrait ouvrir cette voie : organiser, sous l’impulsion du Premier ministre, une grande Conférence nationale sur l’action citoyenne réunissant toutes les parties prenantes : État, collectivités locales, entreprises, fondations, associations, bénévoles, donateurs.
Une démocratie mature ne craint pas de déléguer, de coopérer, de faire confiance car elle ne vit pas seulement dans les institutions, mais par les gestes quotidiens. Un centre social qui reste ouvert, un bénévole qui frappe à une porte, une association qui tend la main.
Préserver la philanthropie, c’est préserver notre capacité collective à tenir ensemble et à préserver la démocratie. C’est offrir à un pays traversé par la colère et la peur ce qui lui manque le plus : du lien, de la dignité, de la confiance, du courage… et des raisons d’espérer.
Francis Charhon