Amplifier l’action philanthropique
Cette interview croisée entre Guénola Désveaux, déléguée générale de l’association Un esprit de famille et Deza Nguembock, présidente du fonds Ahadi (membre d'un Esprit de Famille), montre une fois de plus que la pratique de la collaboration et la mise en commun de ressources permet à des projets de croître et à des causes d’être mise en lumière.

Guénola Desveaux vous êtes déléguée générale d’ « Un esprit de famille », pouvez-vous nous présenter votre organisation ?
Guénola Désveaux (GD) : L'association « Un esprit de famille », créée en 2012, regroupe environ 150 fondateurs familiaux et privés autour de valeurs communes : engagement durable, collectif et au service de l’intérêt général. Elle répond à deux besoins majeurs :
- Accroître la visibilité de la philanthropie familiale, souvent discrète car sans statut juridique spécifique.
- Soutenir les fondateurs dans la gestion de leurs outils philanthropiques, une démarche parfois complexe et parfois solitaire.
Les membres incluent des familles, des individus, mais aussi des groupes élargis, comme des amis ou anciens collègues partageant une vision commune. L'association propose une communauté « par et pour ses membres » pour échanger des bonnes pratiques, transmettre un savoir-faire philanthropique et collaborer sur des projets. Elle organise des rencontres conviviales (matinales, after-work, visioconférences) et des événements sur des thématiques liées à la gestion philanthropique (gouvernance, communication, mesures d’impact, etc.), tout en s’inspirant d’autres philanthropes français et internationaux.
L’objectif est de maximiser l’impact des initiatives philanthropiques, tout en respectant leur nature apolitique et aconfessionnelle. L'association agit donc à la fois pour développer la philanthropie familiale et individuelle en favorisant des initiatives structurées et impactantes, et pour multiplier l’impact des actions philanthropiques en complément des actions publiques et des autres formes de philanthropie, comme le mécénat.
Quelle est la spécificité d'une fondation familiale ?
(GD) Des personnes qui ont la volonté de s’engager dans une cause qui les touchent pour des raisons les plus variées se lancent dans la création d’une fondation portée par des membres de la famille. Les parents d’abord puis les enfants selon des approches variées qui évoluent avec le temps. Certains parents associent leurs enfants dès la création de leur fondation, tandis que d'autres les informent et les impliquent progressivement au niveau de la gouvernance, parfois dans l'opérationnel. Le lien familial trouve une expression supplémentaire dans une action philanthropique.
Depuis un an, un « cercle jeune » (25-40 ans) a été mis en place, réunissant une trentaine de membres. Il regroupe des jeunes qui souhaitent créer leur propre fondation, encourager leurs aînés à en créer, ou encore s'investir dans la gestion opérationnelle des initiatives familiales. Certains viennent avec leurs conjoints pour offrir leur temps. Cette diversité de profils et d'approches reflète une pluralité dynamique et multiforme des causes portées par l'association.
Deza Nguembock votre fonds de dotation est partie prenante d’un esprit de famille, quelle est votre activité ?
Deza Nguembock (DN) : Je suis entrepreneure sociale depuis près de 20 ans, avec un engagement centré sur les défis des personnes en situation de handicap. Après avoir constaté les multiples discriminations qu'elles subissent, j'ai d'abord créé une association artistique pour changer les perceptions du handicap à travers l'art, avant de fonder E&H Lab (Esthétique et Handicap Lab), une agence de communication à vocation sociale. Elle avait pour mission de faire évoluer les mentalités grâce à de grandes campagnes artistiques à destination du grand public. À la suite du COVID-19, j'ai choisi de me consacrer pleinement à la philanthropie en me focalisant sur les femmes handicapées. En 2023, j’ai fondé l'Ahadi Foundation, un projet international qui vise à promouvoir l'émancipation économique des femmes handicapées, renforcer leur visibilité et leur représentativité dans les sphères de décision sociales, économiques et politiques, où elles sont très peu présentes. Mon objectif est clair : faire du bruit, exercer une pression sur les autorités pour qu'elles respectent leurs droits. Car il s'agit là d'une question fondamentale de justice et d'égalité.
Vous menez donc une activité de plaidoyer, mais quelles sont vos actions spécifiques ?
(DN) Le fonds de dotation Ahadi Foundation est opérateur et repose sur trois programmes principaux :
- Le Programme Leadership : nous accompagnons une communauté de femmes en situation de handicap répondant à des critères de leadership, afin d'accélérer leur développement et de servir de modèles pour d'autres femmes souhaitant emprunter la même voie, dans les domaines social, économique et politique.
- Le Programme Data : ce volet se concentre sur la production de données, indispensables pour prioriser les actions et évaluer leur impact, grâce à un observatoire.
- Le Programme Art et Culture : il crée des œuvres et expositions pour sensibiliser et transformer les perceptions du handicap, tout en alimentant le dialogue sur cette thématique.
Ces initiatives visent à démontrer que les femmes handicapées peuvent non seulement surmonter les obstacles, mais aussi exceller et inspirer.
Comment L'aHADI foundation aide ces femmes ? leur apportez-vous des financements ?
(DN) Non, nous n'apportons pas de financements, mais nous opérons à travers un programme structuré. Nous créons une communauté et proposons un programme sur cinq mois, axé sur des modules de développement personnel, d'émancipation économique, de plaidoyer, d'influence et de média training. Ensuite, elles sont accompagnées pendant six mois pour déployer leur leadership dans trois rôles principaux :
- Plaidoyer : elles représentent le plaidoyer d’Ahadi aux niveaux local, national et international, en se basant sur la Convention des Nations Unies sur le handicap. Leur mission est de dialoguer avec les pouvoirs publics pour garantir les droits des femmes handicapées dans quatre domaines prioritaires : discriminations croisées, emploi, accessibilité et participation à la vie politique.
- Représentation médiatique : un des objectifs majeurs est de transformer l’image du handicap dans la société. Aujourd'hui, les personnes handicapées sont souvent perçues comme non productives, incapables ou dépendantes. Ces femmes, par leur parcours professionnel et personnel, incarnent la preuve du contraire. Elles occupent l’espace médiatique pour déconstruire ces stéréotypes et promouvoir un nouveau narratif. L’idée est de montrer que les femmes handicapées ne sont pas seulement capables, mais qu’elles peuvent exceller et apporter une réelle valeur ajoutée dans les sphères économiques, politiques et sociales.
- Création de communautés bienveillantes : elles forment des groupes locaux pour accueillir et soutenir d'autres femmes handicapées souhaitant s'engager. Ces communautés servent de tremplin pour encourager l’émancipation et le leadership de nouvelles participantes, qui peuvent à leur tour être orientées vers des programmes partenaires pour développer leurs capacités.
En résumé, l’objectif est de redéfinir la perception du handicap tout en offrant des opportunités concrètes aux femmes pour qu’elles deviennent des modèles, des porte-paroles et des actrices du changement.
Quel est l’intérêt pour Ahadi d’avoir rejoint l’organisation Un Esprit de Famille ?
Comme l’a mentionné Guénola, lorsque l’on s’engage dans l’entrepreneuriat philanthropique, on ressent la solitude du dirigeant. Être membre d’Un Esprit de Famille me permet de faire partie d’une véritable communauté de partage, où nous pouvons mutualiser nos réflexions et nos projets. Personnellement, je co-anime le cercle handicap avec Béatrice Dellenbach, qui gère également Happy Cap Foundation, un fonds de dotation. Ce travail en collaboration nous permet de réfléchir ensemble et de renforcer l’impact de nos actions.
GuÉnola que sont ces cercles au sein d'un esprit de famille ?
(GD) Les cercles visent à favoriser la collaboration et à renforcer la visibilité de la philanthropie familiale en mutualisant les ressources et les compétences. Il y a plusieurs cercles thématiques (handicap, insertion professionnelle, environnement, vulnérabilité, citoyenneté, culture, éducation, et un cercle dédié aux jeunes). Le cercle éducation, anciennement appelé cercle Weber, le plus anciens, est particulièrement représentatif de cette démarche. Regroupant plus de trente fondations, il permet le cofinancement collectif de projets associatifs, tout en offrant un accompagnement extra-financier. Ce dernier est assuré par un binôme de membres qui soutient les associations bénéficiaires dans des aspects clés tels que le développement stratégique, l’essaimage, ou la gestion globale de leurs structures. Par ailleurs, Un Esprit de Famille organise régulièrement des événements mensuels (un ou deux par mois) pour ses membres, en complément de ses cercles.
Dans ces cercles, chaque organisation fait plus que ses propres projets ?
(GD) Oui, tout à fait. Les membres peuvent proposer des associations qu’ils soutiennent déjà ou envisagent de soutenir, des associations externes qu’ils recommandent mais pas des projets dont ils sont opérateurs. La méthodologie du cofinancement repose sur un choix collectif : les membres échangent et évaluent ensemble les projets présentés par les associations. Les financements sont structurés sur une durée minimum de deux ans. Chaque projet bénéficie d’un budget qui se situe généralement entre 200 000 et 300 000 euros. Ce modèle permet un soutien conséquent et structuré, tout en garantissant une continuité pour l’association.
Les financements sont-ils limitÉs dans le temps ?
(GD) Oui, ils peuvent aller jusqu’à trois ans, c’est la règle adoptée par le cercle Weber. Cependant, il peut y avoir des chevauchements entre deux projets : par exemple, une nouvelle association peut être sélectionnée et commencer à recevoir des financements pendant que l’association précédente termine son cycle de soutien. Cela permet de maintenir une dynamique et une continuité dans l’accompagnement des projets.
SI financer un projet est essentiel, accompagnez-vous aussi la structuration globale des associations ? trois ans, Est-ce suffisant ?
(GD) En effet, les associations arrivent souvent avec une problématique et des besoins déjà identifiés, que ce soit pour essaimer ou amorcer un nouveau développement. Un Esprit de Famille intervient à un moment clé : lorsque l’association a prouvé son concept mais a besoin d’un élan pour se développer davantage. Nous avons vu des petites associations dépasser le million d’euros de budget grâce à cet accompagnement. L’objectif est qu’elles puissent ensuite trouver d’autres relais plus puissants pour continuer à grandir et passer à l’échelle.
Peut-on parler de philanthropie stratégique ?
(GD) Exactement, c’est tout à fait ça. Nous accompagnons non seulement le projet, mais le développement global de l’organisation, en lui apportant financement, coaching et connexion à son environnement.
Deza, dans le cercle handicap, travaillez-vous collectivement avec d'autres fondations pour avancer sur certains projets ?
(DN) Oui, mais nous en sommes encore aux réflexions cette année, sans avoir encore mis en place de cofinancements comme le fait cercle éducation. Nous privilégions les learning expeditions, en allant découvrir des problématiques traitées ailleurs pour nourrir nos propres projets ou ceux que d'autres financent. Personnellement, je n’en finance pas d’autres, j’opère mon propre projet, mais certains membres soutiennent d'autres initiatives. Par exemple, nous avons récemment accueilli l’association Binôme, qui travaille sur le sport et le handicap, pour comprendre comment leur projet a été structuré et comment accompagner son impact.
Nous sommes donc dans une démarche de réflexion collective, partage de pratiques et recherche de bonnes idées pour mieux répondre aux défis du handicap. Nous nous réunissons une fois par trimestre pour échanger sur un sujet, rencontrer un porteur de projet ou organiser une sortie. Ces rencontres nous permettent de prendre du recul, de nous enrichir et de réfléchir ensemble à des solutions pour aider les personnes concernées à trouver leur juste place dans la société.
Combien de membres compte le cercle handicap ?
(GV) Actuellement, il y a 12 fondations, bientôt 14, chacune agissant dans des domaines variés liés au handicap ou à la vulnérabilité. Parmi elles, certaines ont une approche philanthropique distributive, tandis que d’autres sont des fonds de dotation opérateurs ou encore des fondations mixtes (opérateurs et distributeurs). Les motivations des membres sont souvent liées à des histoires personnelles, un aspect clé dans la philanthropie familiale.
Le cercle handicap partage une vision commune : promouvoir une société plus inclusive pour les personnes en situation de handicap. Cela inclut des enjeux concrets comme les droits des personnes handicapées, l’accessibilité, et l’insertion professionnelle. Il fédère ses membres autour d’une vision positive et inclusive, tout en mutualisant leurs expertises et leurs ressources, pour agir de manière collective et stratégique.
Deza, les Jeux Olympiques et Paralympiques ont dû avoir un impact formidable ?
(DN) Absolument. Les Jeux Paralympiques ont vraiment contribué à faire bouger les lignes auprès du grand public. Je le constate au quotidien, il y a eu un avant et un après l'événement. Quand il faut marcher très longtemps, je prends un fauteuil mais quand les distances sont assez restreintes je marche avec une canne. Avant les Jeux, à Paris, c'était compliqué : les gens passaient sans me prêter attention. Mais après, j’ai vu une nette différence. Les gens viennent spontanément proposer leur aide, sans que je ne demande. Cela montre à quel point ces Jeux ont accéléré la prise de conscience et changé le regard sur le handicap.
Guénola, quelle est la différence entre Un Esprit de Famille et le Centre Français des Fondations (CFF) ? Êtes-vous en concurrence ?
(GV) Non, il n'y a pas de concurrence. Le CFF regroupe différents types de philanthropie, incluant la philanthropie d’entreprise, ce que nous n’avons pas à Un Esprit de Famille. Nous sommes spécifiquement dédiés aux fondateurs familiaux et individuels. Nous sommes complémentaires et partenaires, notamment sur des initiatives communes comme le plaidoyer pour la philanthropie où le CFF joue un rôle clé. Nous collaborons aussi dans des coalitions comme Générosité, en mettant en lumière la philanthropie familiale.
Y a-t-il des membres communs entre vos cercles et ceux du Centre Français des Fondations ?
(GV) Oui, certains de nos membres sont également au CFF. Deux siègent même dans nos conseils d’administration respectifs. Nous partageons parfois des initiatives, comme des conférences ou des formations organisées par le CFF, que nous relayons à nos membres. Cela reflète bien notre volonté de partenariat.
Un Esprit de Famille est donc une pièce complémentaire au développement de la philanthropie en France ?
(GV) Absolument. Chacun a un rôle à jouer pour accompagner l’essor de la philanthropie, qui connaît une véritable explosion, comme le montre le dernier panorama de France Générosité. Les dons des particuliers, notamment des foyers aisés, sont en forte croissance. Pour répondre à cette dynamique, nous avons élargi notre présence avec des antennes régionales : Grand Sud à Marseille et Grand Ouest à Nantes. La philanthropie familiale étant aussi de proximité, ces antennes permettent de répondre aux besoins des fondateurs régionaux et de collaborer avec des acteurs locaux. Cela illustre notre engagement à développer une philanthropie territoriale et accessible partout en France.
Une politique d'alliance locale pour développer des projets philanthropiques ?
(GV) Oui, et pour être vraiment acteur du territoire. Parmi nos membres, il y a beaucoup d'anciens dirigeants d'entreprises qui connaissent très bien leur région grâce à leurs actions passées. Par exemple, notre dernier membre est un fonds de dotation à Nantes. Ce fonds, qui s'appelle Super Bloom, créé par Yann Roland, agit sur des thématiques d’insertion et d'environnement. Yann Roland a transféré une partie des titres de son entreprise à ce fonds de dotation, qui est maintenant actionnaire d’une entreprise locale. Ce modèle permet d’agir sur des causes d’intérêt général en lien avec des projets locaux, tout en impliquant la famille.
Comment se pose La question de la gouvernance dans les fondations familiales, notamment lors de son renouvellement ?
(GV) C’est un sujet important pour l’avenir. Les familles doivent s'organiser et gérer les strates de génération. Dans une famille, tout le monde n'a pas envie de faire la même chose. Notre organisation, par les échanges, peut aider à apporter des solutions.
Propos recueillis par Francis Charhon