La forêt, un bien commun en danger
Les causes d’atteinte à la forêt en France sont multiples : incendies, coupes rases, sécheresse. Ce milieu est essentiel pour la biodiversité : pour capter le carbone, pour l’industrie du bois, pour le tourisme. Ce troisième volet sur l’environnement montre bien qu’aucun passage en force n’est possible, mais que la résolution durable de ces problèmes si complexes nécessite de la concertation et de la confiance. Cette rencontre avec Marie Forêt, écologue et coordinatrice de la coalition des fonds et fondations pour les forêts françaises, et Loïc Casset, délégué général de l’association Sylv’ACCTES nous permet de mieux comprendre les enjeux et le rôle des associations et fondations dans ce domaine.
La forêt, un sujet plus complexe qu’il n’y paraît
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La forêt semble familière et mystérieuse à la fois. On en parle souvent lors des incendies, mais peu de gens savent comment elle fonctionne.
Loïc Cassé (LC) : La forêt est effectivement un écosystème bien plus complexe qu’on ne le croit. Sylv’ACCTES, créée en 2015, accompagne la transition vers une gestion forestière vertueuse, conciliant adaptation climatique et préservation des services écosystémiques : stockage du carbone, régulation de la quantité et de la qualité de l’eau, accueil de la biodiversité, production de bois, lien social. Nous travaillons à l’échelle des massifs forestiers, c’est-à-dire des territoires cohérents sur les plans écologique et politique, souvent à l’échelle des parcs naturels régionaux. L’idée est de construire, à cette échelle, une stratégie collective de long terme.
Nous travaillons aujourd’hui dans 340 massifs, du Grand Est aux Pyrénées catalanes. Dans chacun, la forêt est un monde à part, avec ses équilibres, ses pressions, ses usages.
Marie Forêt (MF) : Et c’est précisément cette diversité qui rend la forêt si complexe. Je travaille depuis plusieurs années sur ces questions, comme consultante et écologue et aussi comme coordinatrice de la coalition des fonds et fondations pour les forêts françaises, portée notamment par la Fondation de France et la Fondation Anyama. Cette coalition est née du besoin de comprendre ce qu’est réellement un projet forestier vertueux, et de rassembler mécènes, associations et scientifiques autour d’une vision partagée : la forêt n’est pas qu’un stock de bois, c’est un écosystème vivant qui structure nos territoires.
Les enjeux d’une forêt multifonctionnelle
LC : Les grands enjeux se concentrent autour de quatre axes :
- La place de la forêt dans les territoires : elle a beaucoup progressé en surface depuis un siècle, souvent sur d’anciennes terres agricoles délaissées.
- La gestion : comment produire du bois, ressource essentielle pour la construction ou l’énergie, tout en préservant la biodiversité et les fonctions écologiques des sols notamment?
- Le changement climatique, qui multiplie les sécheresses, les ravageurs et les incendies, et remet en cause la viabilité de certains peuplements.
- La pression sociale et symbolique : les citoyens attendent tout de la forêt : qu’elle absorbe le CO₂, qu’elle soit un lieu de loisir, un refuge pour la nature et une ressource économique. C’est cette multiplicité d’attentes qui en fait un espace d’équilibres fragiles.
Les forêts sont à la fois réservoirs de biodiversité, puits de carbone, espaces de loisirs et ressources économiques. 71 % des Français s’y promènent au moins une fois chaque année. Mais cette proximité génère aussi des incompréhensions. Beaucoup imaginent que la forêt est « naturelle », alors qu’elle résulte souvent de choix de gestion anciens et pour partie de reboisements ou de plantations. C’est ce qui rend la gouvernance forestière si complexe. La majorité des forêts privées ne sont pas ou peu gérées, faute de culture forestière transmise. Dans le même temps, la forêt publique souffre de manque de moyens alors qu’elle demeure un modèle de gestion de long terme.
Forêts publiques, privées, et usages différenciés selon les territoires
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À qui appartiennent les forêts et comment leurs usages diffèrent-ils selon les régions ?
LC : En France, environ 75 % de la forêt est privée, détenue par 3,8 millions de propriétaires. Ce morcellement explique la grande diversité de situations. La forêt publique, domaniale ou communale, ne représente que 25 % des surfaces, même si elle est plus visible car gérée par l’Office National des Forêts (ONF). Cette répartition a des conséquences majeures : le morcellement, la méconnaissance du foncier et la diversité des motivations des propriétaires compliquent la mise en œuvre d’une gestion cohérente.
Chaque géographie a donc façonné un rapport spécifique à la forêt.
- Dans le nord et l’est, les grandes forêts de feuillus, souvent publiques, sont historiquement liées à la construction et à l’industrie du bois.
- Dans le sud, les forêts méditerranéennes jouent un rôle de barrière écologique et de prévention incendie.
- Dans les montagnes, on parle de forêts de protection : elles stabilisent les pentes, préviennent les glissements de terrain et sécurisent les vallées.
- Dans l’ouest, les Landes ou la Sologne témoignent d’un modèle agricole et productif hérité du XIXᵉ siècle, avec de vastes monocultures de pins.
Aujourd’hui, le défi est de maintenir ces fonctions diverses tout en les adaptant à un climat et à des attentes sociales qui changent.
Plantations, coupes rases : un modèle intensif performant… et fragile
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On parle souvent de replanter pour sauver les forêts. Je suppose que l’on ne plante pas n’importe où ni n’importe comment.
LC : Oui, c’est un réflexe très humain : face à une forêt malade ou brûlée, on veut « replanter » pour agir, pour se donner l’impression de ne pas subir. Mais la forêt n’a pas besoin de nous pour repousser. Elle s’est régénérée naturellement pendant des millions d’années. Le problème, c’est que nous avons, par le passé, simplifié les écosystèmes en créant des forêts monospécifiques, comme les pins maritimes des Landes ou les épicéas en plaine. Ces modèles, très productifs à court terme, se révèlent extrêmement vulnérables face aux tempêtes, incendies ou ravageurs. Il y a des également des risques que nous ne connaissons pas encore aujourd’hui qu’il s’agisse de l’émergence de ravageurs et/ou de maladies.
La coupe rase, symbole de ce système, consiste à repartir de zéro tous les 50 à 80 ans. Les conséquences sont lourdes : sols mis à nu, risque d’érosion, relargage de carbone, appauvrissement biologique. Ce qui pouvait fonctionner avec une petite mécanisation devient complexe avec l’introduction d’engins lourds actuels. Une coupe rase, dans un contexte de changement climatique, constitue aujourd’hui, un choc pour tout l’écosystème.
MF : On est dans un modèle ultra performant pour la production de bois standardisés mais ultra fragile. Il cherche à maximiser le rendement, au prix d’une perte d’équilibre globale. Les sols, qui sont le véritable capital de la forêt, s’appauvrissent, se tassent, perdent leur capacité à retenir l’eau. Et à force d’uniformiser, on augmente les risques : un seul ravageur ou un seul aléa peut anéantir un massif entier.
Le sol, monde invisible et cœur battant de la forêt
MF : Le sol forestier est un univers d’une richesse incroyable : bactéries, champignons, racines, insectes, vers, micro-organismes, mycorhizes… Cet écosystème invisible est la matrice de la vitalité forestière. C’est là que se jouent la fertilité, la rétention d’eau, la décomposition de la matière organique et les cycles du carbone et de l’azote. Quand on pratique une coupe rase, on détruit tout cela : les engins tassent les horizons du sol, l’air ne circule plus, les réseaux fongiques se rompent, les champignons symbiotiques meurent alors qu’ils contribuent à nourrir les racines et facilitent la régénération naturelle.
Préserver la forêt, c’est donc préserver son sol. Laisser du bois mort, maintenir la matière organique, éviter l’exposition directe à la lumière : autant de gestes simples mais essentiels. Si le sol meurt, la forêt devient un décor, plus un organisme vivant. Sans sol vivant, pas de forêt vivante.
Vers une sylviculture de la diversité et de la résilience
MF : Des alternatives éprouvées existent : sylviculture mélangée à couvert continu (et plus largement irrégulière). On combine diversité d’essences et d’âges, interventions légères mais régulières, et régénération naturelle. Résultat : meilleure résistance aux sécheresses et ravageurs, sols préservés, quantité d’eau disponible mieux régulée, biodiversité accrue — tout en produisant du bois.
LC : Historiquement, le forestier est un « sculpteur de lumière » : il gère l’éclairement pour réveiller la banque de graines et sélectionner, au fil du temps, les arbres porteurs d’avenir. Économiquement, c’est plus sobre : 300 à 600 €/ha par passage, contre 8 à10 k €/ha pour une plantation subventionnée. Pour réussir cela nécessite un triptyque opérationnel :
- Un propriétaire motivé (temps long, transmission),
- Un gestionnaire formé (savoir-faire fin),
- Une équipe d’ouvriers qualifiés (bûcherons/ETF). Quand la forêt est déjà structurée, la vente de bois d’œuvre finance souvent la gestion. Après coupes rases, le temps de retour sur investissement est plus long, plus cher et soumis à un aléa de réussite important face au changement climatique : encore une raison d’éviter d’en faire.
L’adaptation au changement climatique : migration ou évolution naturelle ?
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Face au réchauffement, faut-il déplacer les essences ?
LC : Certains le pensent, c’est la théorie de la migration assistée. Mais elle comporte des risques écologiques et économiques. D’autres misent sur la résilience naturelle : les arbres ont une capacité d’adaptation génétique bien plus rapide qu’on ne le croyait. Les travaux de l’INRAE sur les chênes l’ont montré : hybridations et micro-évolutions permettent également aux peuplements de s’ajuster localement.
MF : En 2000, les modèles corrélatifs entre climat et répartition des essences annonçaient la disparition de certaines essences, comme le sapin dans le Massif central., sans tenir compte de la variabilité entre individus ou de leur capacité de résilience. Or, ces forêts existent toujours. La nature évolue, parfois lentement mais sûrement. Il faut apprendre à faire confiance au vivant, et accepter que tout ne soit pas sous notre contrôle.
Gouvernance, dialogue et intérêt général
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Entre industriels, citoyens, chasseurs et élus, la forêt est aussi un lieu de tensions. Comment avancer ?
LC : Les tensions existent, c’est indéniable. C’est tout l’enjeu de notre travail. La forêt concentre des attentes multiples : économiques, écologiques, identitaires. Depuis quelques années, on observe une prise de conscience collective : les habitants s’intéressent, les élus s’impliquent, les entreprises se responsabilisent. Mais il faut du dialogue, de la pédagogie et de la concertation pour éviter la polarisation entre ceux qui veulent tout exploiter et ceux qui veulent tout sanctuariser.
L’action de Sylv’ACCTES, c’est aussi cela : remettre autour de la table des acteurs qui ne se parlaient plus. On travaille à partir du réel, du terrain, sans idéologie : ni tout couper, ni tout sanctuariser. Il faut inventer un modèle français de gestion partagée, robuste et souple à la fois.
La philanthropie pour la forêt : construire une vision commune
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Marie, vous coordonnez la coalition des fonds et fondations engagées pour les forêts françaises. Quel est son objectif ?
MF : C’est là que la philanthropie autour de la forêt joue un rôle nouveau. La coalition des fonds et fondations pour les forêts françaises réunit 25 mécènes autour d’une stratégie commune : sortir du modèle plantation-coupe rase, promouvoir la diversité, refuser les crédits carbones déconnectés du terrain et valoriser les métiers de la forêt. C’est un espace de formation mutuelle entre mécènes et acteurs de terrain, pour comprendre et soutenir les dynamiques vivantes des forêts et leurs besoins réels.
Les associations de terrain, comme Sylv’ACCTES, sont au cœur du dispositif, elles apportent la connaissance pratique, l’expérience.
LC : Ce travail collectif est précieux. Les associations sont complémentaires : certaines défendent la libre évolution, d’autres la production durable. L’important est de montrer que ces visions ne s’excluent pas, qu’on peut articuler biodiversité, économie et adaptation.
L’État, l’ONF et la société civile
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Et du côté des pouvoirs publics ?
LC : L’État reste un acteur majeur, mais il souffre d’un manque de cohérence : entre le ministère de l’Agriculture et celui de la Transition écologique, les orientations divergent. L’ONF, de son côté, fait face à des injonctions contradictoires et à une érosion de ses moyens. C’est pourtant un établissement public d’une compétence rare. Sa fragilisation est inquiétante : sans un service public fort, la cohérence nationale du modèle forestier se délite.
MF : La coalition, encore jeune, n’a pas vocation à remplacer l’État, mais elle reflète un mouvement plus large : la réappropriation citoyenne de la forêt. Comme pour l’océan ou le climat, il s’agit de mettre la forêt au cœur du débat public.
Pour une nouvelle définition de l’intérêt général forestier
LC : Tout l’enjeu, désormais, est de redéfinir l’intérêt général forestier. La forêt couvre 30 % du territoire, mais elle échappe à une vision cohérente. Il faut réconcilier les approches : protection et production, recherche et pratique, court terme et long terme.
MF : La philanthropie, les associations et les collectivités peuvent jouer un rôle d’aiguilleur, :elles peuvent rendre visible la diversité des approches, montrer qu’il existe des solutions concrètes et vertueuse qui ne s’excluent pas mais se complètent.
FC : Finalement, la forêt, comme l’océan, l’alimentation durable, nous oblige à penser le temps long et à coopérer autour d’un bien commun.
LC : Oui, c’est exactement cela : la forêt est un miroir de notre société. Si nous apprenons à la gérer ensemble, dans la concertation et la confiance, alors nous serons capables d’affronter collectivement les défis écologiques qui viennent.