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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 2 mars 2025 - 18:00 - Mise à jour le 2 mars 2025 - 18:00
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L’aide internationale : la fin d’un modèle ?

L'aide internationale entre dans une période de crise. Devant une déstabilisation massive du monde, les conflits en croissance, la perte de valeur des ONG aux yeux de certains, le cynisme dans les relations internationales et maintenant la réduction des financements, comment sera-t-il possible de faire face aux besoins immenses qui existent ? Éléments de réponses avec Jérôme Fauré, directeur exécutif de Coordination SUD et Manuel Patrouillard, directeur général de la Fédération Handicap International.

De gauche à droite : Manuel Patrouillard, directeur général de la Fédération Handicap International, et Jérôme Fauré, directeur exécutif de Coordination SUD
De gauche à droite : Manuel Patrouillard, directeur général de la Fédération Handicap International, et Jérôme Fauré, directeur exécutif de Coordination SUD

Un changement d’environnement

 

  • Jérôme Fauré, vous dirigez la Coordination SUD, la coordination des organisations qui travaillent à l'étranger, aussi bien dans le développement que dans l'action humanitaire. Le dernier Forum Humanitaire (FEH) parlait d'un monde incertain avec un humanitaire invité à se réinventer. Quels sont les problèmes majeurs qui vous remontent de vos organisations?

 

Jérôme Fauré (JF) : Coordination Sud, représente 184 organisations membres, avec des organisations de solidarité internationale de toutes les tailles et agissant dans des nombreux domaines aussi bien dans le développement, que dans l’urgence humanitaire, dans le plaidoyer, la défense des droits humains que l’éducation à la citoyenneté.

Un des défis majeurs est le contexte mondial dégradé avec une montée des nationalismes, les replis sur soi, des discriminations qui entraînent des restrictions d’expression et d’actions pour les sociétés civiles, aussi bien au Sud que dans nos pays. C’était le cas avant les multiples décisions du président Trump dont celle de geler l’aide internationale des Etats-Unis. Ce climat était déjà à l'œuvre dans les années antérieures et l’on assiste aujourd’hui à une accélération avec des discours anti droits et contre nos ONG qui se multiplient. Pour citer trois exemples de mise en cause aussi bien en France qu'à l'étranger, avec des niveaux divers selon les contextes, je mentionnerai :

   - les organisations qui défendent les migrants sont beaucoup touchées par ces attaques ;

   - les organisations qui luttent contre le changement climatique et sur les questions environnementales ;

   - les organisations qui défendent les droits des femmes, l'inclusion et l'égalité de genre.

C'est un schéma que l'on retrouve dans de plus en plus de pays et qui pose nombre de problèmes et la nécessité de protéger les défenseurs et défenseuses des droits humains. À cela s'ajoutent des restrictions par rapport à l'accès au financement et à la redevabilité, avec des règles de plus en plus complexes de nos bailleurs institutionnels depuis l’apparition des textes destinés à lutter contre le blanchiment des fonds et le terrorisme. Donc des difficultés accrues sur la capacité d'agir de nos membres en général et de leurs partenaires locaux. 

 

La sécurité, un défi croissant

 

  • Il y a aussi les questions de sécurité qui posent de plus en plus de problèmes.

 

Manuel Patrouillard (MP) : La sécurité pour les équipes est un sujet de préoccupation majeur mais l’on assiste aussi en miroir à un discours sécuritaire en général des bailleurs, en particulier de l'Union européenne dans le cadre des discussions autour de l'aide publique au développement et de la coopération qu’elle va délivrer dans le prochain cadre pluriannuel de financement. C'est très marqué par les questions sécuritaires, les politiques migratoires. Et forcément cela réduit d'autant plus les capacités d'agir.

 

JF : La question de la sécurité replace bien sûr aussi au centre la question de la protection des personnels humanitaires sur laquelle nous insistons dans nos plaidoyers, mais revêt également d’autres facettes comme par exemple, la protection de nos données face aux cyberattaques, un champ nouveau qu’il nous faut investir.

 

  • Avec la multiplication des conflits, on voit que les règles du droit humanitaire sont loin d’être appliquées.

 

JF : C'est aussi ce que pointent beaucoup de nos membres comment le droit international humanitaire est piétiné sur plusieurs théâtres de crise avec sur certains théâtres le deux poids deux mesures. Au sein de Coordination Sud il y a un espace pour les humanitaires qui regroupe tous nos membres, ils sont vraiment préoccupés par toutes les exactions sur les civils devenues très systématiques. Une de leur priorité est de se battre pour la préservation du droit international humanitaire et comment mieux le promouvoir sur les différentes scènes internationales et nationales.

 

Les ONG attaquées

 

Si l'on parle maintenant du grand chaos qu'entraînent les décisions de Trump, on a l'impression qu'en dehors des questions de financement, il a entraîné une libération de la parole dans beaucoup de pays pour les personnes qui attaquent toutes les questions touchant les réfugiés, le genre, les différences.

 

  • Jérôme Fauré, vous dites qu’à Coordination Sud vous recevez maintenant des attaques sur les réseaux sociaux ? 

 

JF : C'est la première fois que j'ai vu cette semaine des attaques nous concernant directement sur un réseau social. Elles sont dirigées vers nous cette fois, mais nous savons aussi que certains de nos membres en reçoivent déjà depuis un moment. Actuellement nous essayons de répertorier cela. Coordination Sud est membre du Mouvement associatif et l’on voit que ces attaques ne touchent pas que la solidarité internationale, mais bien tout le milieu associatif en France. Donc oui il y a une forme d'affirmation décomplexée d'un certain nombre d'opinions extrêmes parfois basées sur des fake news, qui créent du doute sur nos actions et accroissent un climat déjà suffisamment anxiogène. Cela contribue à un effet de sidération. Cela nous amène à réfléchir sur la stratégie à utiliser pour répondre à ce genre d'attaques. Je crois qu'il ne faut pas forcément répondre au coup par coup mais mettre en place une stratégie à moyen terme. Il faut essayer de trouver un contre-récit qui alimente l’opinion publique de façon plus positive sur les valeurs de solidarité nationale et internationale. C'est un des défis, auquel le secteur est confronté : comment parler différemment de la solidarité internationale, voire de la solidarité tout court. En effet nos causes se rejoignent entre la France et l'international, nos destins sont interdépendants comme on a pu le voir durant la pandémie ou avec les divers épisodes de chocs climatiques que nous avons pu traverser. Nous devons démontrer l'importance de nos associations, les rendre plus visibles car, sur tous les territoires, elles mènent un travail remarquable qui profite à la société et à notre vivre-ensemble. Je pense qu'il y a un effort à faire de pédagogie, de changement de discours pour toucher et mobiliser le public.

 

Des réductions massives des budgets d’aide internationale

 

  • Depuis quelque temps on assiste à une réduction des financements mais cette situation se renforce avec l'arrêt de l'aide américaine. Quels sont les secteurs touchés et quels effets ont ces réductions ? 

 

JF : Le problème est que l'accès au financement des organisations partout subit des réductions très importantes dans un délai court. La réduction en France est brutale, l'aide publique au développement est diminuée de 37 % cette année selon nos calculs après une première forte diminution en 2024, alors que la France, qui s’était engagée sur le fameux indicateur de 0,7% exigé depuis les années 70, restait encore bien en deçà de cet objectif. Nous avons l’impression que l’APD est devenue une variable d’ajustement pour le budget de l’Etat. Les populations vulnérables et les organisations du sud avec qui nous travaillons se trouvent loin des yeux de nos parlementaires ! Ce sont 2,1 milliards de moins cette année qui auraient financé des milliers d’actions de lutte contre les inégalités mondiales et de diminution de la pauvreté. Cette réduction de l'aide existe aussi malheureusement dans plusieurs pays européens qui soutiennent certaines de nos organisations. Au niveau de la Commission Européenne, il est probable que l'aide au développement soit diminuée alors que l’UE est un des plus gros contributeurs.

 

MP : Je vais illustrer. L’Allemagne a annoncé l’année dernière moins 50 % sur l'aide humanitaire. Cette semaine, la Belgique annonce - 25% sur toute l’aide publique au développement. Les Hollandais ont annoncé un chiffre de baisse supérieur à 50 %.

 

  • Quelles diminutions envisage-t-on niveau de la Commission européenne ?

 

MP : Les montants ne sont pas encore connus. Il y a toutes sortes de contrefeux qui sont allumés, par la fusion des différents budgets entre l'humanitaire, le développement, et le fait que la commissaire européenne qui s'occupe de l'humanitaire est noyée avec plein d'autres sujets. Il y a aussi un document qui a circulé avant les élections européennes, comme quoi l'aide européenne devait être beaucoup plus politisée. Donc de toutes parts, il y a de nombreux signaux d'un changement significatif en Europe.

 

  • Que signifie « l'aide doit être plus politisée » ?

 

MP : Un document interne de début 2024 comparait l'aide européenne avec d'autres aides dans le monde, qualifiées de rivaux à l’influence européenne sur ses objectifs de développement et promotion des valeurs universelles. Il montrait à quel point l’Europe devait repenser son aide à la lumière du potentiel économique des marchés émergents de manière plus pragmatique, en déclinant géopolitique et géoéconomique, en particulier sur l’énergie verte, les matériaux critiques et la connectivité digitale. Tout se passe comme si l’Europe évoluait faire une politique de l’aide plus intéressée à ces intérêts géostratégiques, en particulier économique.

 

JF : L’Union européenne plaide pour une coopération beaucoup plus « transactionnelle » fondée sur ce qu’elle pense être ses propres intérêts. Avec le conflit en Ukraine il y a aussi un recentrage sur l’Europe au détriment d’autres géographies et de conflits ou théâtres de crise oubliés, du Soudan à Haïti en passant par l’Afghanistan, le Yémen…

 

L’arrêt brutal du financement US : un impact massif sur les actions et sur les organisations

 

  • Quels est le poids de l’aide américaine ?

 

MP : Quand on parle de USAID, c'est environ 40 milliards de USD. Mais si on rajoute la partie State Department, c'est-à-dire des bureaux comme PRM (la migration), WRA (le déminage), DRL (la protection de la démocratie dans le monde), on peut rajouter une quinzaine de milliards. On peut estimer que ce qui a été arrêté du jour au lendemain représente entre 50 et 60 milliards de USD. Sur la partie humanitaire pure, c'est 14 milliards de USD, soit 42 % de l'aide humanitaire. En Europe, quand on additionne ECHO et les Allemands à 2,7 milliards chacun et les autres pays, on arrive difficilement à 13 milliards. Donc les États-Unis faisaient, en aide humanitaire, plus que tous les pays européens et l'UE.

 

  • Manuel, vous êtes le Directeur Général de la Fédération Handicap International, qui agit en même temps sur des projets de développement autour du handicap et sur des urgences par la prise en charge des amputés, des blessés de guerre et des populations les plus vulnérables. Comment cette réévaluation vous impacte-t-il de façon très pratique ?

 

MP : Du jour au lendemain, pour HI, cela signifie arrêter une quarantaine de projets, mettre en chômage technique un millier de collaborateurs, mettre à risque de nombreuses structures locales de HI et 350 partenaires qui vont probablement mettre la clé sous la porte. Vous touchez aussi plusieurs centaines de milliers de personnes à qui vous apportez tous les jours un service et qui, du jour au lendemain n’en bénéficient plus. Le résultat pratiques pour ces bénéficiaires est qu’ils n'ont plus de service du tout, parce que, en général, dans les lieux où nous travaillons il n’y a pas forcément plusieurs bailleurs de fonds. Si je prends l’exemple des réfugiés Karens sur la frontière thaïlandaise, qui ont fui il y a une trentaine d’années la Birmanie, le bailleur principal des camps de réfugiés de Mae Sot, pour ne pas dire unique, était américain. Du jour au lendemain, à Mae Sot, il n'y a plus de financement, plus de services.

 

  • Vous êtes donc obligé d'arrêter ?

 

MP : Comme tous les autres.

 

  • Dans le même mouvement, l'arrêt de l'aide américaine à certaines organisations internationales, l'ONU, l'UNDP, l'UNRWA, entraînera des conséquences majeures sur les populations ?

 

MP : Oui, ce qui est absolument étonnant, c'est que les Américains soutenaient toutes les agences onusiennes, et en particulier deux organisations humanitaires internationales, le PAM (programme alimentaire mondial) pour 4,7 milliards et l'UNICEF pour environ 1 milliard. L'une basée à Rome, avec à sa tête une Américaine, femme du sénateur républicain décédé John McCain. L'autre basée à New York avec aussi à la tête une Américaine, tendance démocrate. Ces deux organisations clé dans l’influence des USA ne sont pas traitées beaucoup mieux que les autres, avec des informations contradictoires concernant le PAM. La nouvelle administration américaine a aussi prévu de quitter l’OMS dans un an, avec de nouvelles annonces tous les jours. La suppression de ces financements auront un impact majeur sur la santé de millions de personnes.

Officiellement, le gel consiste à une suspension provisoire sur 3 mois des projets et des financements, le temps pour la nouvelle administration américaine de procéder à l’évaluation de chaque projet. Mais comme elle a congédié du jour au lendemain la dizaine de milliers d’agents et contractuels de l’USAID, on peut se demander qui fera l’évaluation.

 

JF : Le gel de l’aide humanitaire est aussi spécialement important pour certains pays spécifiques qui du jour au lendemain voient leur budget humanitaire se réduire comme une peau de chagrin : c’est le cas par exemple dans 16 pays, dont la RDC, la Colombie, Haïti, le Venezuela, le Yémen, les financements US y représentent plus de 50 % des besoins en financements exprimés via les appels humanitaires des Nations Unies, permettant de maintenir les opérations vitales.  

 

  • Le système de paiement étant démonté, l’USAID doit certainement de l’argent à des organisations qui ne l’auront pas ?

 

MP : USAID et le US State Department doivent de l'argent à toutes les organisations humanitaires et de développement, environ 60 milliards. La situation est différente selon les types de projets. Certains projets sont payés mensuellement avant de la mise en œuvre. Sur une autre modalité, HI est payé trimestriellement après avoir effectué le travail. Pour tous, depuis février il n’y a plus aucun paiement.  

 

  • Un certain nombre d'organisations ont reçu des autorisations pour continuer pendant 90 jours. Sous quelles modalités ? 

 

MP : Certaines organisations ont reçu, fin janvier, le fameux « waiver » qui les autorisait à poursuivre leurs projets financés par BHA sur des domaines non précisés autour du concept de « life saving », pendant la période de revue des 90 jours. Mais elles se sont rapidement rendu compte que, comme les autres, elles ne seront pas payées parce que le système est débranché, et doivent tout arrêter.

 

  • Pour bien comprendre elles ont l'autorisation, mais ils n'ont pas le financement ? 

 

MP : Elles ont l'autorisation d'une personne qui a été licenciée ou mise en arrêt. Et elles ne savent pas, dans combien de temps le système de paiement sera rebranché, officiellement au niveau du US State Department.

 

Fin d’un cycle ou fin d’un modèle ?

 

  • Dans un contexte de crise humanitaire grave avec famine et épidémies, qu'est-ce que cela signifie en matière de stratégie pour les organisations, les ONG ? Comment reconstituer des financements ailleurs ? Sur des volumes aussi importants, comment se retourne-t-on ?

 

JF : C’est un choc extrêmement brutal, tous les maillons de la chaîne de la solidarité internationale sur les actions humanitaires et de développement sont touchés. Il y avait déjà un écart croissant entre les besoins d’assistance humanitaire pour plus de 300 millions de personnes et les fonds réellement mobilisés. Symboliquement, que signifie que Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, s’attaque à ces dizaines de millions de personnes les plus vulnérables de la planète ?

 

MP : Déjà je pense qu'il faut faire le deuil de l'augmentation forte et régulière des financements de ces dix dernières années. On change d'époque. Est-ce la fin d'un cycle ou est-ce la fin d'un modèle humanitaire d’un siècle, depuis la création de Save de Children en 1919 ?

Il y a des éléments qui militent pour la fin d'un cycle et d'autres plutôt sur la fin d'un modèle.

Sur les éléments de fin du cycle, on a déjà connu des périodes avec beaucoup moins de financement, il y a environ 10 ans. Les organisations qui existaient à l'époque sont les mêmes qu'aujourd'hui. Si on a su gérer 100 alors que l’on est aujourd'hui à 200 ou à 300, on peut revenir à 100. Mais entre temps, on a beaucoup plus de redevabilité, plus d'audit, plus de sécurité, plus de safeguarding, plus de contrôles. Donc, le modèle économique des humanitaires est devenu beaucoup plus coûteux en 10 ans du fait des exigences des bailleurs et de l'instabilité des pays dans lesquels nous travaillons. Pour faire face, nous avons fait des gains d'efficience, nous avons déployé des systèmes d’information performants, nous avons accru nos partenariats, fait des mutualisations. Cette période se termine, c'est la fin d'un cycle de croissance de 10 ans et nous entrons, assez violemment et plus rapidement qu’anticipé, dans celui de la décroissance.

 

C'est la fin d'un cycle de croissance de dix ans et nous entrons, assez violemment et plus rapidement qu’anticipé, dans celui de la décroissance.

 

Aussi, on peut s’interroger sur la fin d'un modèle. Ce qui a changé pour les humanitaires depuis une vingtaine d’années, c’est la complexification de l’accès et un phénomène plus récent, celui de la stigmatisation des ONGI. D’une part, l’accès aux populations les plus vulnérables est de plus en plus criminalisée par les bailleurs internationaux et par les autorités locales, car notre travail nécessite d’opérer en zone contrôlée par des organisations labélisées terroristes ; d’autre part, la stigmatisation des ONG est enclenchée dans plusieurs pays bénéficiaires de l’aide. Si des pays décident, alors que nous étions tolérés, de ne plus nous tolérer, cela entraine un changement de paradigme et il n'y a plus de raison que l’on ne vienne pas s'attaquer à nos collaborateurs et à nos organisations de manière plus systématique.

 

La sécurité en question

 

  • Pourtant dans le cadre de la localisation, c'étaient des personnels locaux qui étaient là et prenaient en charge les activités, donc vous pensez qu’il y a des risques pour eux ?

 

MP : Il y a un double risque : l’attitude des États d’une part déjà évoqué, la dangerosité nouvelle pour nos collaborateurs et les partenaires locaux d’autre part. Quand vous arrêtez les services du jour au lendemain, dans un camp de réfugiés, ceux-ci ne connaissent pas le bailleur américain derrière. Ils connaissent l'organisation internationale ou le partenaire local. Et donc, du jour au lendemain, les gens qui leur apportaient des services ne leur apportent plus, cela peut entrainer des risques majeurs de sécurité pour nos collaborateurs et les partenaires locaux. Il y a des risques aussi pour nos infrastructures, qui sont, de fait, potentiellement mises en danger. Par exemple, nous venons de nous faire dépouiller tout un entrepôt ! 

Donc là, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, nous sommes sur un risque maximum. Toute notre analyse de risque est passée au rouge. On peut penser à la fin d'un modèle.

 

  • Est-ce le résultat d’un mouvement de « désoccidentalisation » ?

 

MP : Cela arrive effectivement sur un narratif, que nous avons entretenu et alimenté depuis le Sommet Humanitaire d’Istanbul en 2016, avec, il est vrai, de réelles justifications éthiques et politiques. En synthèse : localisation et décolonisation. Autant le concept de localisation me semble approprié, autant celui de décolonisation est blessant pour toutes les personnes qui se sont engagées pour la solidarité internationale. Pour des gens qui veulent que ça soit la fin d'un modèle, notamment ceux qui ont un intérêt politique à prendre le pouvoir des ONG internationales, nous sommes des colons.

 

  • Sommes-nous entrés dans une zone de risque majeure pour les collaborateurs et pour les récipiendaires ? 

 

MP : C'est pour ça que je parle de fin d'un modèle. Nous avons contribué à le stigmatiser en le laissant qualifier de colonialiste et par le concept de localisation le plus extrême, à annoncer que tous ces intermédiaires que nous sommes en tant qu’ONGI devront disparaître. Avec la réduction drastique des financements, nous nous trouvons à faire des plans sociaux majeurs qui entraineront de l’incompréhension dans chaque pays où nous travaillons. L’ensemble de ces éléments peut changer radicalement la perception locale des organisations humanitaires. Et c'est pour cela que je pense qu’il y a autant d'arguments pour dire fin d'un modèle que fin d'un cycle.

 

JF : Cette question de l’évolution des modèles économiques et du rôle de nos organisations n’est pas nouvelle, elle se repose de façon assez cyclique en fonction des crises (la crise financière des années 2000,  la pandémie…) mais il est vrai qu’avec la baisse drastique de l’APD en France, des tendances lourdes d’ancrage d’idées nationalistes, des voix des Suds contre l’occident, puis les annonces de Trump, ces réflexions se sont accélérées. À Coordination Sud, un groupe de travail sur la localisation et les partenariats équitables a abouti récemment à quatre constats communs :

  1. Faire reconnaître le rôle majeur des acteurs et actrices - dans leur diversité – organisé.es dans leur pays d’intervention.
  2. Favoriser la solidarité, les partenariats au-delà des projets.
  3. Privilégier une action d’appui, d’accompagnement et d’apprentissage entre OSC partenaires favorisant véritablement la réciprocité.
  4. Constater le besoin d’acculturation et de conduite du changement interne des ONG françaises.

On a l’impression a priori qu’il n’y a rien de bien nouveau pourtant les modèles vers lesquels on doit évoluer devront creuser ces questions pour avancer et le doubler d’une véritable stratégie sur les modèles économiques.

 

Fin de l’histoire ou nouvelles stratégies ?

 

Au FEH, on parlait de monde incertain avec des ONG invitées à se réinventer. N’était-ce pas un peu mollasson par rapport à la situation actuelle ? Comment réinvente-t-on stratégiquement un modèle avec des acteurs qui ont des pratiques qu’elles ont créées ? Ce sont 50 ans d'humanitaire qui sont en train d'exploser en vol ! Existe-t-il un autre modèle ou est-ce la fin de l'histoire ?

 

  • Dans vos organisations, quel est le modèle de réflexion pour le futur ?

 

MP : Les ONG adoptent divers modèles : certaines, comme MSF, reposent sur des financements privés au sein d’un réseau MSF d’entités indépendantes, tandis que d’autres, comme Oxfam, fonctionnent sur un modèle mixte fonds privés fonds publics, dans une organisation confédérale où les entités les plus riches soutiennent les plus fragiles. Enfin, des organisations fonctionnent quasi exclusivement sur fonds publics et n’appartiennent à aucun réseau international. L’aide publique, bien que réduite, continuera d’exister et les organisations qui en dépendent devront réduire leur taille et concentrer leurs efforts sur les zones où elles sont encore acceptées. La collecte privée, notamment via les legs, restera une source clé pendant encore un certain temps, mais les montants collectés devraient se réduire progressivement.

Si le modèle des grandes ONG évolue, il y aura encore longtemps des expatriés dans les structures qui continueront à intervenir là où elles sont tolérées. Toutefois, leur présence sera plus limitée et adaptée aux nouveaux enjeux. L’avenir du secteur repose sur une collaboration renforcée entre ONGI et ONG locales : mutualisation des infrastructures, partage de ressources et création de plateformes communes pour optimiser les coûts. Cette dynamique permettra aux organisations survivantes de maintenir leur action tout en assurant une plus grande efficacité et résilience. Je pense qu'il faut profiter de ces chocs pour tester la possibilité de le faire.

 

  • Il y a aussi la question des champs d'intervention, puisqu'un certain nombre de restrictions sont apportées par des financeurs sur des champs d'égalité, de droits, de l'environnement. Ces restrictions de financement amènent-elles les pays à se tourner vers des financeurs moins pointilleux sur de grandes valeurs ? 

 

MP : Si demain les États-Unis font repartir leurs financements, il n'est pas certain qu'on pourra les accepter d’un point de vue éthique. La question se pose à partir du moment où les fonds proviennent d'un gouvernement en challenge sur les valeurs universelles, le droit international et humanitaire, qui semble vouloir s’attaquer à la société civile et à l'indépendance judiciaire, après avoir pris le contrôle des réseaux sociaux et d’une partie majoritaire des médias au travers de ses alliés politiques.

Ce qui se passe me fait penser au fameux document numéro 9 chinois. Un texte de 2012 approuvé en 2013 au moment de l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir, sur les 7 périls qu'on ne discute pas. Ce sont les instructions du Comité central, à l'intention des cadres du Parti communiste chinois. On ne les discute pas car ils sont autant de menaces à la suprématie du Parti communiste. Il y a : les valeurs universelles (1), la liberté de la presse (2), la société civile (3), les droits civiques (4), les erreurs historiques du Parti communiste chinois (5), le capitalisme de connivence au sein du pouvoir (6), l'indépendance judiciaire (7). Donc si on prend les sept périls qu'on ne discute pas de 2012-2013 et qu'on se projette 10 ans après aux Etats-Unis, avec la chasse aux sorcières qui a démarré à Washington... On a les sept périls.

 

JF : Par rapport à la question sur la fin de cycle ou de modèle, je pense qu'il faut attendre un petit peu, que les eaux tumultueuses décantent, même si personnellement aussi je pense que ça va être plutôt le modèle qui est en question. Il faut accompagner les transformations nécessaires du secteur. Coordination Sud mène actuellement une étude sur la capacité d'agir des ONG face à la multipolarisation et la désoccidentalisation qui est à l'œuvre. Cela sera une base pour des pistes de réflexion. Je suis d’accord avec Manuel, il faut certainement mettre en avant ce qui existe en matière de prospective de certaines organisations à la pointe. Et de même, je pense que tout ce qu'on pourra impulser en termes de collaboration, de mutualisation, est la voie que l'on cherche à promouvoir à Coordination Sud. Nous ne sommes pas complètement naïfs car il y a des intérêts encore compétitifs très forts face à l'accès au financement. Mais nécessité fera loi.

 

Si demain les États-Unis font repartir leurs financements, il n'est pas certain qu'on pourra les accepter d’un point de vue éthique.

 

Quelles capacités de transformation ?

 

  • Mais les ONG sont-elles capables de transformer leur modèle de pensée ? Et est-ce qu'elles n'ont pas des schémas dans la tête qui font qu'elles ne sont pas capables de bouger ?

 

MP : Les ONGI adoptent déjà des approches idéologiques diverses, reflétant des visions distinctes du rôle humanitaire. Hors des frontières de l’humanitaire à la française, elles peuvent avoir des convictions religieuses et politiques bien établies. Au sein des organisations d’origine française, si des organisations comme MSF, ACTED ou ACF diffèrent dans leur mode de fonctionnement et leur philosophie, elles s’accordent néanmoins sur un socle commun : les principes humanitaires. Ces derniers, jugés fondamentaux, devraient garantir non seulement la légitimité et la pérennité des ONG, mais aussi leur acceptabilité dans les contextes où elles interviennent. En tout cas il faut se battre pour nos valeurs, c’est trop important. Mais n’a-t-on pas dépassé ce stade ?

Au-delà de ces valeurs partagées, les manières de travailler et de collaborer varient considérablement. Certaines ONG privilégient une indépendance stricte, tandis que d’autres acceptent des financements étatiques, influençant leur positionnement. Ce qui est certain, c’est que ces organisations jouent un rôle d’amortisseur face aux crises mondiales et aux dysfonctionnements du système global, qu’il s’agisse du changement climatique, d’un capitalisme débridé, du multilatéralisme attaqué ou des carences des États. Elles ne remettent pas en cause leur modèle fondamental, estimant qu’il reste la meilleure réponse aux enjeux actuels.

Des alternatives pourraient exister sous l’influence de puissances comme la Chine ou les pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, où l’humanitaire est intégré aux stratégies d’État, s’éloignant ainsi de l’approche non gouvernementale traditionnelle et supposée non intéressée.

 

JF : Pour moi, les organisations ont des ressources pour bousculer leur modèle de pensée, il faut qu’elles les utilisent. Il y a une relève générationnelle avec des jeunesses professionnalisées qui ont une forte conscience du monde actuel et apportent de nouvelles perspectives, il y a un vivier impressionnant de relations partenariales aux quatre coins de la planète, il y a des réseaux et des connections avec la recherche et d’autres secteurs, elles ont quand même encore beaucoup de soutiens parmi nos concitoyennes et concitoyens. Ensemble, en restant ouvertes et lucides, elles trouveront des solutions. 

 

[L]es organisations ont des ressources pour bousculer leur modèle de pensée, il faut qu’elles les utilisent.

 

 

Propos recueillis par Francis Charhon

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