La ruralité, terreau d’initiatives entrepreneuriales
La Fondation Entreprendre et Ronalpia, ont expérimenté des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat adaptés aux spécificités des territoires ruraux. Le programme « Entreprendre la Ruralité » a permis de démontrer que l’entrepreneuriat ne se limite pas aux villes et que le développement d’entreprises est un levier incontournable pour contribuer à la vitalité de la ruralité. Soutenues par un collectif de fondations, les associations lauréates du programme ont pu déployer pendant trois ans de nouvelles formes d’accompagnement, ancrées dans les réalités locales.

Entreprendre dans les zones rurales
-
Thibault de Saint Simon, pouvez-vous nous expliquer la mission de la Fondation Entreprendre en zone rurale ?
TSS : La Fondation Entreprendre fait de l’entrepreneuriat un levier d’émancipation pour tous, au service d’une société inclusive et durable. En finançant et accompagnant les associations de l’entrepreneuriat, elle répond à des enjeux de société peu ou mal adressés, produit des connaissances sur les défis entrepreneuriaux et structure l’écosystème sur le long terme. Nous avons constaté que les dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat étaient bien implantés en ville, mais très insuffisants en zone rurale. Et surtout, on ne peut pas simplement transposer les solutions urbaines à la ruralité : les besoins et les contraintes y sont spécifiques.
-
Quels types de spécificités ?
TSS : En ruralité, la solvabilité des marchés est plus restreinte, l’accès aux financements et aux réseaux est plus difficile, la mobilité aussi. Il y a parfois un manque de culture entrepreneuriale, moins ancrée qu’en milieu urbain. Tous ces éléments impliquent des accompagnements adaptés, pensés pour les réalités locales.
Un modèle d’accompagnement
-
C’est votre programme « Entreprendre la ruralité » ?
TSS : Oui. Le programme a été monté collectivement avec d’autres fondations (RTE pour les ruralités, Terre et Fils, les activités sociales d’AG2R LA MONDIALE), car si nous sommes experts de l'entrepreneuriat, nous avions besoin de nous adosser à des experts de la ruralité. Ensemble, nous avons lancé un appel à projets pour soutenir des structures associatives voulant expérimenter de nouveaux modèles d’accompagnement à l’entrepreneuriat en zone rurale – que ce soit pour la création, la reprise ou le changement d’échelle. Pendant trois ans de 2022 à 2024, ces associations ont testé leurs solutions dans leurs territoires. Le programme incluait aussi une agence de R&D (Les Petites Rivières) et des agences d’évaluation sociale et d’impact Agence Phare et Impact Track) pour capitaliser sur les apprentissages et mesurer notre impact. Un livre blanc a été publié à la fin du programme, rassemblant les bonnes pratiques, les résultats de l’expérimentation et des recommandations pour développer plus largement l’entrepreneuriat en ruralité.
Quatre associations ont été retenues : Ronalpia (Auvergne-Rhône-Alpes), Atis (Nouvelle-Aquitaine) et Airelle (Nouvelle-Aquitaine), et la Chartreuse de Neuville (Hauts-de-France).
S’engager activement sur l’innovation sociale dans les territoires
-
Marie Gérard-Grosso, vous êtes coordinatrice de l’accompagnement de Ronalpia. Pouvez-vous nous présenter votre structure ?
Marie-Gérard Grosso : Ronalpia accompagne l’innovation sociale sur les territoires de Rhône-Alpes. Nous croyons que des solutions locales peuvent répondre aux fragilités territoriales. Nous avons neuf antennes régionales, dont près de la moitié en zone rurale, et nous accompagnons chaque année plus de 150 entreprises sociales dans leur création, leur développement ou leur changement d’échelle. Nous fédérons également des partenaires publics, privés, associatifs, pour créer un environnement favorable à ces initiatives. Et nous avons constitué une communauté d’environ 400 accompagnateurs (coachs, entrepreneurs, experts…), qui interviennent en mentorat ou sur des sujets techniques.
-
Vous repérez ces entrepreneurs ou ce sont eux qui viennent à vous ?
MGG : Les deux. Nous lançons des appels à projets, relayés par les acteurs locaux. En zone urbaine, les candidatures affluent naturellement, mais en ruralité, nous devons souvent aller chercher les porteurs de projets. Beaucoup ne se reconnaissent pas d’emblée comme “entrepreneurs sociaux”. On les aide à structurer leur projet, sur 9 mois, avec un accompagnement collectif (diagnostic, modèle économique, gouvernance…) et individuel (mentorat personnalisé). Nous veillons à ce qu’ils se sentent moins seuls dans leur aventure entrepreneuriale, grâce à une forte dynamique de communauté.
-
Vous avez été retenus dans le programme « Entreprendre la ruralité ». C’était une première?
MGG : Non, nous avions déjà collaboré avec la Fondation Entreprendre, mais c’était la première fois sur cet appel à projets spécifique. Nous avons répondu avec trois partenaires :
- Villages Vivants, une foncière solidaire qui réhabilite des locaux vacants dans les territoires ruraux,
- Les Petites Cantines, qui travaillent sur l’accueil inconditionnel autour des repas partagés,
- Le GRAP, qui développe des lieux d’alimentation coopératifs.
Accompagner le changement d’échelle
-
Quel était l’objectif de ce programme ?
MGG : Il s’agissait d’accompagner le changement d’échelle d’entrepreneurs sociaux en ruralité. Ce qui nous a séduits, c’est le temps long prévu par le programme « Entreprendre la ruralité » porté par la Fondation Entreprendre : du diagnostic à l’expérimentation, en passant par la capitalisation. On a pu construire pour le programme d’accompagnement que nous avons monté « Changement d’échelle en ruralité » : une ingénierie adaptée, tester sur trois promotions successives, et nourrir un apprentissage collectif structuré sur trois ans. Ce soutien multi-acteurs, avec la Fondation Entreprendre et d’autres fondations, a été essentiel pour aller au bout de cette démarche ambitieuse.
On agit toujours en pensant écosystème : dans certains territoires ruraux, nous sommes parfois les seuls à fédérer les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Cela passe par des actions concrètes, comme l’organisation de l’événement Impacte ton territoire, par exemple dans le Pays Voironnais (Isère), où l’on rassemble collectivités, partenaires, entrepreneurs sociaux et associations autour d’une thèmatique sociale ou écologique du terriroire – ici, le bien-vieillir.
Ces événements ont une vraie fonction de mise en réseau : ils permettent de connecter les porteurs de projets aux acteurs publics, aux entreprises locales, aux élus. C’est un rôle de tiers de confiance que nous endossons de plus en plus souvent, notamment avec AG2R La Mondiale dans le sillon alpin autour des problématiques de « Bien vieillir ». Nous collaborons aussi étroitement avec les départements et les intercommunalités pour relier les besoins des territoires aux solutions portées par les entrepreneurs sociaux.
-
Et quand vous parlez de ruralité, vous visez quel type de territoire ?
MGG : Des territoires peu denses, avec peu de services publics, une mobilité réduite, des jeunes éloignés de l’emploi… Ce sont ces zones que nous accompagnons, souvent en lien étroit avec les acteurs locaux.
La Fondation accompagnateur financier et méthodologique
-
Quel a été le rôle de la Fondation Entreprendre dans le programme Entreprendre la Ruralité ?
TSS : Notre rôle a été de structurer et d’assurer la réussite du cadre d’innovation du programme. Ensuite le pilotage est vraiment collégial avec l’ensemble des financeurs et en associant aussi beaucoup les 4 associations lauréates et les partenaires de R&D et d’évaluation d’impact. C’est méthodologie d’action en collectif nous l’appelons « la Réponse Collective » et nous l’avons mis en œuvre sur 2 autres programmes d’innovation. L’objectif est à chaque fois de financer des projets d'innovation avec une alliance de mécènes et d'experts, pour permettre aux associations lauréates de créer de nouvelles solutions répondant à un besoin peu ou pas du tout adressé.
-
Et vous, vous travaillez sur la ruralité depuis longtemps ?
TSS : Le programme a démarré en 2021, mais l’expérimentation a vraiment été réalisée dès 2022 et jusqu’en 2024. Avant cela, on avait déjà financé quelques projets, notamment avec Ronalpia ou l’ARDEAR Aura, qui aide les néoruraux à reprendre des fermes. Mais rien d’aussi structuré que le programme Entreprendre la Ruralité. Notre rôle a été d’initier le programme, d’identifier le besoin d’un accompagnement adapté à la ruralité dans sa diversité, et de créer les conditions pour expérimenter collectivement. Ce qui fait la différence, c’est aussi l’intégration d’une vraie démarche de recherche et développement, avec une évaluation d’impact rigoureuse. On a documenté les résultats de manière fine pour mieux comprendre ce qui fonctionne, dans quels contextes, et pourquoi. Cette rigueur a été essentielle dans nos échanges avec le Ministère de l’aménagement du territoire et la décentralisation. Jusqu’ici, l’entrepreneuriat n’était pas cité dans la politique publique France Ruralités. Grâce aux enseignements et résultats produits, nous avons pu démontrer l’intérêt d’un financement pérenne pour les acteurs de l’accompagnement entrepreneurial en ruralités. La Ministre déléguée chargée de la Ruralité Françoise Gatel, travaille à intégrer ces sujets dans les politiques à venir.
La durée un atout essentiel
-
L’accompagnement que vous proposez dure combien de temps ?
TSS : Trois ans. Ce temps long est fondamental pour laisser le temps à la réalisation d’un diagnostic terrain, à l’expérimentation, la consolidation et au partage des apprentissages. Cela permet de tester, d’évaluer, de capitaliser, et d’adapter au fil de l’eau. C’est ce qui donne de la crédibilité, notamment face aux institutions publiques.
-
Mais trois ans d’accompagnement, n’est-ce pas un peu court pour une telle ambition ?
TSS : C’est court, mais suffisant pour tirer des enseignements solides. Et la preuve de cette utilité est que nous sommes amenés à relancer un nouveau cycle de trois ans. Ce second cycle sera différent : on a appris, on a identifié des limites, et on peut repartir avec un design adapté, potentiellement de nouveaux partenaires, et des objectifs plus larges. Notre ambition est de passer d’une phase d’expérimentation à une phase d’amplification des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat en ruralité.
-
Justement, quelles étaient les limites ?
TSS : Expérimenter ne suffit pas : il faut aussi construire les conditions de la pérennité. Sur les quatre dispositifs accompagnés, trois ont pu être pérennisés localement. Le quatrième poursuivra de manière différente. En trois ans d’expérimentation, 263 projets ont été accompagnés par les quatre associations Ronalpia, Atis, Airelle et la Chartreuse de Neuville. On estime a plus de 266 emplois mobilisés par les projets accompagnés et 46 603 bénéficiaires ou clients touchés au cours du programme. Tous ces résultats sont très encourageants avec un impact réel dans les territoires ciblés. Mais au regard de l’ensemble des territoires ruraux, ce n’est pas assez et il faut aller plus loin. Le défi maintenant, c’est d’essaimer et d’élargir l’impact. Et ce que nous comptons faire en relançant un nouveau programme d’amplification de l’entrepreneuriat en ruralité.
-
Marie, qu’est-ce que la Fondation Entreprendre vous a apporté en tant que tête de réseau ?
MGG : Le premier apport, c’est la coopération. Sans ce programme, jamais on n’aurait travaillé aussi étroitement avec les trois autres partenaires. Ensuite, la Fondation nous a permis de sortir de notre logique habituelle pour oser des choses qu’on n’aurait pas pu expérimenter sans moyens ni temps. Trois ans avec un cadre stable, c’est rare. Aujourd’hui, par exemple, on teste en Isère un accompagnement spécifique pour les entreprises sociales en phase de développement. C’est une étape critique – parfois appelée "vallée de la mort" – où les structures doivent se consolider pour changer d’échelle. Et comme les financements sont limités, on démarre petit et on espère monter en puissance.
Une émulation locale pour une coopération élargie entre acteurs publics et privés
TSS : C’est un point essentiel : au départ, on pensait financer des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat en ruralités. Mais ces dispositifs se sont révélés être de vrais leviers d’animation territoriale. En effet, 13 120 habitants ont été associés à la définition des projets, 5 136 habitants ont été associés à leur mise en œuvre et 2 259 partenaires ont été mobilisés par les associations lauréates !
MGG : Il ne suffit pas, en milieu rural, d’installer un bureau et d’attendre que les projets arrivent. Il faut aller chercher les idées, organiser des rencontres, mobiliser élus, citoyens et entreprises pour identifier les besoins. Ce travail a créé une véritable émulation locale, et les élus s’en sont saisis : certains ont même été accompagnés pour comprendre l’intérêt de l’entrepreneuriat dans leur politique publique.
Concrètement, à travers les 4 associations soutenues, plus de 13 000 habitants ont été associés à la co-construction des 240 projets, plus de 5 000 personnes ont participé à leur mise en œuvre, et plus de 2 000 partenaires publics ou privés ont été mobilisés. Cela va bien au-delà du simple accompagnement de porteurs de projet : ce sont de véritables dynamiques collectives au service des territoires.
-
Avez-vous ressenti un effet d’emballement dans les territoires ?
MGG : À l’échelle macro, il est encore un peu tôt pour le mesurer. En revanche, au niveau des porteurs de projets, on observe une réelle montée en compétence : plus de légitimité, des ambitions accrues, une capacité à mobiliser des financements, à échanger avec les collectivités. Beaucoup passent d’un entrepreneuriat de « bouts de ficelle » à un projet structuré. Cela reste un travail de long terme, que nous menons grâce à notre présence locale sur les territoires. Une fois qu’un entrepreneur entre chez Ronalpia, il intègre notre communauté durablement. Nous avons aussi pu formaliser une méthode d’accompagnement adaptée à la ruralité, avec des outils concrets et des retours d’expérience partagés dans un livrable largement salué. On a montré que l’entrepreneuriat en ruralité fonctionne, mais qu’il doit être soutenu à grande échelle.
C’est tout l’enjeu du prochain cycle, que nous souhaitons lancer avec des partenaires comme la Fondation de France. L’objectif : changer d’échelle, ne pas s’arrêter en si bon chemin.
-
Quand vous dites durablement, combien de temps est-ce ?
MGG : Autant dire : à vie. On reste en lien même après leur succès, pour qu’ils partagent leur expérience et inspirent d’autres projets. Cette dynamique d’entraide est sans limite.
TSS : Pour avoir un impact territorial, les projets doivent d’abord se consolider. C’est encore en cours. Mais ce que nous avons déjà réussi, c’est de mettre l’entrepreneuriat rural à l’agenda. Le sujet a été repris par le Ministère de l’aménagement du territoire et la décentralisation l’Association des maires ruraux, et d’autres acteurs majeurs.
Le financement
-
Marie, vous avez un budget d’environ 1,7 million d’euros. Votre organisation propose-t-elle des prestations payantes ?
MGG : Non, nos financements proviennent à 60 % du privé et 40 % du public. Cela varie un peu selon les années. Nos financements publics vont de l’Europe jusqu’à des petites collectivités locales, comme l’antenne Ardèche, en passant par les départements, les intercommunalités et les métropoles (Saint-Étienne, Grenoble, Lyon). Côté privé, nous recevons des soutiens de fondations et d’entreprises, avec des modalités de partenariat spécifiques à chaque projet.
-
Avez-vous observé une baisse des financements publics récemment ?
MGG : À notre échelle pour le moment, les soutiens se maintiennent de manière générale. Par exemple, la métropole de Grenoble ou le département de l’Isère n’ont pas réduit leur soutien cette année malgré des restrictions budgétaires globales. Mais c’est très variable selon les territoires : certains collègues ont connu des suppressions de subventions. Notre force, c’est d’avoir un financement diversifié et hybride, ce qui nous permet d’être plus résilients face aux baisses ponctuelles.
l’Épicerie Géniale : dans un petit village de la Drôme où la dernière épicerie a fermé, des habitants, avec le soutien de la mairie, ont monté un nouveau lieu de vie et de commerce. Ce sont des personnes non issues du monde entrepreneurial, comme des éducateurs, qui ont créé une structure utile et accessible.
Ma bouteille s’appelle Reviens, qui remet en œuvre un système de consigne en verre dans la Drôme. Cela concerne à la fois des zones urbaines et rurales.
Drômolib, une association de mobilité durable, qui agit dans toute la Drôme. Ils développent des solutions concrètes d’autopartage, de prêt de vélos électriques, et collaborent avec les collectivités locales pour améliorer la mobilité… Dans des territoires où la question n’est pas seulement la mobilité douce, mais la mobilité tout court.
Propos recueillis par Francis Charhon