[HORS-FRONTIÈRES] Aux États-Unis, la philanthropie sous le feu des critiques
Comment s’organise la philanthropie à l'international ? Dans sa rubrique mensuelle Hors-Frontières, William Renaut informe les lecteurs de Carenews sur les ressorts de la générosité dans les pays européens et ailleurs dans le monde. Ce mois-ci, il nous tend un miroir américain. Bien que les débats sur la philanthropie et le mécénat ont été particulièrement vifs en France depuis l’incendie de Notre-Dame, ce type de questionnements n'est pas nouveau aux États-Unis.
Dès la construction de Notre-Dame de Paris au XIIe siècle, la question de son financement par le don a fait l’objet de débats. Dans son article « Plus ça change », Matthew Ross indique ainsi que de longues discussions entre théologiens questionnèrent l’origine de l’argent servant à la construction : faut-il accepter les dons des prostituées ? Réponse : oui. Faut-il accepter les dons des usuriers ? Réponse : non. Hors de question de construire un tel édifice avec ce que les Anglos-saxons appellent la « tainted money » (argent sale, en français). Les questions sur le rôle de la philanthropie ne se sont pas éteintes avec la Renaissance. En effet, comme le souligne Arthur Gautier dans un article dédié, la perception de la philanthropie a beaucoup fluctué au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
Une critique renouvelée venue des États-Unis
Quand on parle philanthropie et fundraising, il est souvent question des pays anglo-saxons. Les nouvelles critiques les plus construites viennent d’ailleurs de ces mêmes pays. Rob Reich, par exemple, est professeur à Stanford. Son dernier ouvrage Just Giving : Why Philanthropy is failing Democracy and How it can do Better développe, entre autres, deux idées fortes. D’une part sur le caractère « a-démocratique » de la philanthropie dans un contexte où les États subventionnent largement la générosité du public et notamment celle des grands donateurs. D’autre part, la philanthropie perpétuerait les inégalités car « le système fiscal subventionne davantage les choix et les préférences des riches que ceux des pauvres ». Rob Reich propose néanmoins plusieurs pistes d’amélioration : « les fondations pourraient être des sortes de laboratoires d’utilité publique décentralisés, qui testent des choses ambitieuses, comme le revenu universel ou de possibles réponses au problème du changement climatique ». Certaines n’ont d’ailleurs pas attendu ces remarques pour s’y mettre.
La grande philanthropie dans le viseur
L’autre principal ouvrage de la philanthropie est l’œuvre d’Anand Giridharadas. Comme le souligne l’excellent article d’Anne Monier pour La vie des idées, l’auteur de « Winners take All » se livre à une critique des mécanismes de la philanthropie qui « font passer les entrepreneurs pour des héros », mais refuseraient de pointer l’origine des problèmes et aboutiraient à une ultra-individualisation des réponses. La pratique de la grande philanthropie aboutirait in fine à la reconduction de schémas de domination par ceux-là même qui la mettent en œuvre. Cette recension des critiques anglo-saxons de la philanthropie ne peut être exhaustive. Néanmoins, mentionnons le travail de Joanne Barkan sur ce sujet avec notamment un véritable manuel de critique de la philanthropie et celui de Lindsey McGoey et son livre sur la Fondation Bill & Melinda Gates.
Un secteur poussé à se questionner
Quoiqu’on pense de leurs écrits, force est de constater que les différents critiques dont nous parlons ici interrogent le secteur des fondations. Ainsi, la Fondation Obama a récemment proposé un dîner-débat autour des idées de Giridharadas. Ce dernier a également pris la parole chez Google, à l'Université de Chicago et à la conférence sur les investissements à impact SOCAP. Le dernier rapport du Chronicle of Philanthropy s’intitule d’ailleurs « La Philanthropie peut-elle sauver la démocratie ? ».
Mais l’une des réponses les plus pertinentes est venue de Phil Buchanan, le directeur du Center for Effective Philanthropy. En premier lieu, ce dernier reconnaît volontiers les problèmes de la philanthropie : « Giridharadas doit être remercié pour sa dénonciation d’une élite dont l’approche se résume parfois à un ‘business-to-the-rescue’ simpliste. » Néanmoins, certaines assertions telles que « pendant trop longtemps, la générosité a été l’alliée de l’injustice » ou encore, sur MSNBC « le secteur sans but lucratif […] agit comme un facilitateur qui permet aux ploutocrates de continuer à endommager la société » posent problème. Selon Phil Buchanan, cette dernière phrase « est une insulte » pour le secteur sans but lucratif aux États-Unis « qui emploie un Américain sur 10 ». Et de conclure dans une tribune à la lecture passionnante : « Nos efforts d’amélioration de la philanthropie devraient être enracinés dans une appréciation factuelle et aiguisée d’un secteur dans son ensemble, pas dans la caricature et la dénonciation de quelques-uns.»
Les critiques de la philanthropie ne sont donc pas prêtes de s’éteindre. Heureusement, car elles sont un élément important de la capacité de tout un secteur à s’interroger sur ses moyens et modes d’action. Une réflexion qu’il poursuit d’ailleurs pas à pas.
Légende : Vue de Notre-Dame de Paris, avant l'incendie du 15 avril 2019.