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Par Carenews PRO - Publié le 20 février 2015 - 16:26 - Mise à jour le 2 mars 2015 - 09:45
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[D'AILLEURS] Les entrepreneuses du désert : transformer le Sahel en jardin.

L'harmattan, ce terrible vent de sable qui vient du Sahara voisin s'est brusquement levé et souffle dans toute sa puissance. En un instant, il recouvre tout d'une fine poussière jaune qui s'infiltre partout, dans les yeux, la bouche et les habits. Fatoumata a jeté sa pioche et se précipite pour me donner un foulard de coton et me crie de me protéger. Emmitouflée dans son voile que l'harmattan ne parvient pas à arracher, elle rit. Puis retourne arroser ses maigres pousses de haricots, d'échalotes ou de manguiers. Malgré le vent de sable, elle doit continuer à travailler cette terre rouge et aride, car c'est à ce prix-là que l'on transforme le Sahel en jardin.

[D'AILLEURS] Les entrepreneuses du désert : transformer le Sahel en jardin.
[D'AILLEURS] Les entrepreneuses du désert : transformer le Sahel en jardin.

Nous sommes à Mopti, au nord du Mali. Même en plein mois de novembre, le thermomètre dépasse aisément les 35°. Au loin, quelques tentes éparses flottent au vent du désert. C'est là que vivent temporairement les déplacés du nord. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas le conflit qui a secoué le Mali l'année dernière qu'ils ont fui, mais une autre guerre, non moins difficile: celle contre la sécheresse.

"Avant, il y avait des arbres fruitiers partout, nous explique Fatouma Sakho, cette agricultrice de 34 ans, mère de six enfants. Nous cultivions aussi le mil, le sorgho et le maïs dans les plaines. La saison des pluies arrivait et tout poussait à merveille. Il y avait des mauvaises saisons, bien-sûr, mais nous arrivions toujours à obtenir de quoi nourrir notre famille. Mais depuis quelques années, tout a changé."

En 2011-2012, la saison des pluies est très mauvaise. Selon certains spécialistes, c'est là une conséquence du réchauffement climatique. Les habitants scrutent un ciel invariablement bleu, que parviennent à grand-peine à troubler quelques pauvres nuages chargés d'une pluie misérable qui ne nourrit rien. Les plants de céréales meurent, ou bien ne poussent même pas. Partout au Mali, c'est la famine.

"Nous n'avions plus rien, raconte Fatouma, un sourire désabusé se dessinant sur son visage. Nous avons dû tout vendre, nos charrues et autres moyens de production, puis nos animaux de trait, si toutefois nous en avions. Nous avons même dû manger les graines que nous gardions pour replanter nos champs en vue des prochaines récoltes... Mais ce que nous ne savions pas, c'est que le pire était à venir."

Le pire, c'est la guerre. En 2012, le mouvement touareg de "libération de l'Azawad" (MNLA) prend d'assaut les villes de Kidal, Gao, et Tombouctou. Aidés de groupes djihadistes contrôlés par Al Quaida au Maghreb Islamique (AQMI) et possédant des armes en provenance d'autres zones de conflit telles que la Libye, les rebelles fondent sur Mopti.

"J'ai essayé de fuir, vers le sud, et Bamako. Mais tous les camions étaient pleins, il n'avait plus de place, ou alors sans ma famille – et ça, c'était impossible".

L'intervention française de mars 2013 stoppe les colonnes rebelles à Konna, à cinquante kilomètres au nord de Mopti. La ville est sauvée, et Fatoumata peut respirer. Mais pas pour longtemps.

"Le véritable danger, en plus de la guerre, c'est surtout la faim."

Et l'état des lieux est désastreux. La plupart des jeunes valides pour le travail a dû vers le sud, grossissant les rangs des mendiants de Bamako. Ceux qui sont restés n'ont plus rien pour planter, et déjà, la saison des pluies approche (au Mali, elle démarre en juillet). C'est maintenant qu'il faut labourer.

"C'est alors que les organisations internationales telles que le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et l'organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) nous ont aidés."

A travers des programmes dits de "résilience", les deux agences onusiennes replissent un double travail: celui de sauver immédiatement les vies des populations qui n'ont plus rien en distribuant des rations de céréales, mais également de reconstruire leurs moyens de subsistance: ces vivres sont distribués en échange de divers travaux visant à construire des systèmes de production alimentaire durables. C'est ce que l'on appelle une opération de "Vivres contre Travail".

Nous sommes sur une pirogue, à quelques kilomètres de Mopti. Moussa Ali, le maire de la commune de Kabankoro nous explique que le canal sur lequel glisse langoureusement notre frêle embarcation a été construit uniquement par les femmes durant cette période décisive qui a suivi la mauvaise récolte et le conflit.

"Ce canal rejoint le fleuve, un peu plus loin. Il a permis de créer 250 hectares de terres inondées, propices à la culture du riz. L'implication des habitantes du village a été extraordinaire, très émouvant. Alors que leurs maris tentaient désespérément de labourer leurs champs arides, les femmes ont creusé sans relâche pendant des mois. Aujourd'hui, si l'on se nourrit, c'est grâce à elles."

Se nourrir, et même plus. Car ces solides femmes maliennes au visage à peine marqué par les épreuves, les mains maculées d'une eau terreuse si chèrement gagnée vont s'organiser et créer des coopératives agricoles afin de vendre leurs produits sur les marchés locaux, exsangues en raison du conflit. Les céréales produites grâce à ces parcelles de terre gagnées sur le désert servent non seulement à nourrir leurs familles, mais le surplus est revendu afin d'acheter d'autres aliments, telles que de la viande ou du poisson, et d'enrichir ainsi les menus quotidiens.

"Tout d'abord les femmes retrouvent un rôle important, ce qui, dans ces sociétés encore très traditionnelles, est assez rare, explique Mamadou Diakité, spécialiste de la nutrition pour le ministère du Développement Rural. Grâce à ces menus plus diversifiés, les villageois retrouvent une meilleure santé, et sont plus productifs, ce qui améliore encore les récoltes. Et les bénéfices servent à racheter le bétail ou le matériel agricole qui a été vendu pour payer les dettes. On assiste ainsi à la création de véritables entreprises agricoles, autonomes financièrement et à la dimension sociale évidente, car elles aident directement au développement du Mali. "

A Bamako, les institutions de micro-crédit fleurissent. Un prêt de mois de mille Euros peut changer la vie d'une quinzaine de familles, et même plus. Fatoumata a bénéficié de l'un de ces prêts. Aujourd'hui, elle dirige une entreprise qui emploie douze personnes – toutes des femmes. Ce n'est pas la seule. Plus de trois cents nouvelles entreprises agricoles ont ainsi été créées au plus fort du conflit malien. Alors que le monde avait les yeux rivés sur les combats entre armées françaises et insurgés, les femmes du désert travaillaient.

Ces entreprises nées de la crise malienne ont un autre rôle, plus étonnant: c'est par elles que se construit, souvent, la paix entre les villages.

"Il y a ici au Mali un système de castes très ancien et profondément enraciné dans la culture, raconte Mamadou Diakité. Avant, un village forgeron n'aurait jamais travaillé avec un village noble, ou un village noble avec un village griot. Mais aujourd'hui, ces villages jadis ennemis travaillent ensemble afin de produire plus."

De retour à Mopti, le vent s'est calmé. Fatoumata continue d'arroser son jardin avec les gestes lents d'une magicienne qui aurait su transformer le Sahel en jardin. Je monte sur un monticule de terre pour observer, d'en haut, ces taches d'un vert intense qui saupoudrent le paysage calciné du Sahel. On dirait de petites oasis dans un désert qui semble pour une fois vaincu. Plus loin, choyés comme des enfants, de fragiles arbustes poussent vers le soleil. Un jour ce sera des baobabs, des manguiers, des eucalyptus. Leurs fruits, feuilles, écorces et racines seront consommés ou vendus. Et des familles entières vivront grâce à eux.

Fatoumata referme les portes de son jardin merveilleux. Il est tard, et déjà le soleil décline. Mais sa journée est loin d'être finie. Elle doit passer à la banque déposer l'argent gagné par ses collègues, puis ce soir faire de la comptabilité. La vie d'entrepreneuse, même au Sahel, a aussi ses moins bons côtés!

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