Assurance et changement climatique : pourra-t-on toujours mutualiser les risques demain ?
Multiplication des catastrophes naturelles, exposition différente selon les territoires, augmentation des tarifs, désengagement des assurances… Le système français de mutualisation des risques pour les catastrophes naturelles fait face à de nombreux défis.
Jamais la France n’avait connu autant de sinistres climatiques graves qu’en 2023, selon la fédération France Assureurs. C’est la troisième année la plus coûteuse pour la profession, évaluée à 6,5 milliards d’euros. Et les catastrophes naturelles vont continuer à se multiplier dans les années à venir, sous l’influence du changement climatique « Depuis quinze ans, les choses s’accélèrent, nous le voyons dans nos comptes de résultats et dans l’ampleur des dommages », confirme Jean-Philippe Dogneton, directeur général de la Macif.
Pour comprendre les défis auxquels le système d’assurance fait face, il faut appréhender le modèle français, assez spécifique. Dans leur contrat d’assurance habitation, tous les assurés, quelle que soit leur exposition au risque, paient une surprime « Cat Nat » (catastrophe naturelle) d’environ 25 euros par foyer et par an. Le taux de cette surprime est limité par l’Etat. La Caisse nationale de réassurance, entreprise publique entièrement détenue par l’Etat, prend en charge une partie des sinistres lors d'événement d'une ampleur exceptionnelle. Cela garantit aux assureurs une certaine stabilité, la réassurance privée pouvant être coûteuse ou impossible pour certaines catastrophes naturelles. Résultat, en France, « tous les assurés paient la surprime, donc les prix ne sont pas exorbitants en zone à risque », explique Thomas Bezy, chercheur en économie spécialiste du sujet. « Dans d’autres pays, les acteurs du monde de l’assurance sont souvent surpris et très impressionnés par ce système », ajoute-t-il.
Mais le régime français est déficitaire depuis 2016 : les primes ne couvrent plus la sinistralité. La multiplication des catastrophes explique en partie ce déséquilibre, mais pas seulement. Le coût des réparations augmente, notamment sous l’effet de l’inflation. La population s’installe vers les zones plus exposées, comme le pourtour méditérannéen, notamment en raison de son vieillissement. Et enfin, la valeur des biens qui sont assurés augmente.
Incitation à s’assurer
Résultat, « certains clients rencontrent des difficultés à trouver des assurances à des prix aussi compétitifs qu'auparavant dans les zones les plus exposées », constate Thierry Langreney, président de l’ONG Les Ateliers du Futur. Il est co-auteur avec Gonéri Le Cozannet et Myriam Mérad, respectivement contributeur du GIEC et directrice de recherche au CNRS, d’un rapport sur le sujet rendu le 2 avril dernier à la demande des ministres de la Transition écologique et de l’Économie.
Pour rétablir l’équilibre du régime, la surprime Cat Nat passera déjà de 12 à 20 % en janvier 2025. Ce n’est pas suffisant, aux yeux des auteurs du rapport, qui préconisent notamment une hausse de 0,2 point de pourcentage chaque année, avec une clause de revoyure quinquennale et une indexation des franchises sur les coûts de construction. De quoi décourager des ménages de s’assurer, en raison d’un montant trop élevé ? Cette probabilité est « complètement atténuée en France », selon Thierry Langreney, compte tenu du faible montant de la surprime. Son augmentation « représente une charge pour un foyer, mais ce qu’il pourrait payer en cas de sinistre est bien pire », estime le directeur de la Macif, favorable à la proposition du rapport. Il y a aussi un facteur « culturel », dans les raisons qui poussent les ménages à s’assurer, d'après Thomas Bezy, ce qui limite le risque pour les ménages de renoncer à l’assurance. « Il y a des pays comme la France dans lesquels ils vont s’assurer assez mécaniquement, et d'autres pays où ce n’est pas le cas », explique-t-il. « Cependant, le facteur prix entre tout de même en compte ».
« Quelques injustices naissent à cause de ce système », ajoute le chercheur. Les surprimes sont régressives : plus le revenu des ménages est faible, plus leur montant pèse proportionnellement aux autres dépenses. « Une source d’amélioration serait de moduler les primes, soit en fonction du revenu, soit en fonction du type de logement, ou du prix au mètre carré », poursuit-il
Agir sur les résidences secondaire
Thomas Bezy indique par exemple que 40 % des ménages exposés au risque d’inondation perdraient l’intégralité de leur patrimoine s’ils étaient touchés. 40 % perdraient moins de la moitié de ce qu'ils possèdent. « Il y a des personnes qui doivent absolument continuer à se couvrir, d’autres pour qui c’est préférable, mais moins important », déduit-il de ces chiffres.
Le rapport propose d’agir sur les propriétaires de résidences secondaires et locatives. En zone d’exposition forte et très forte, la fixation des primes et franchises d’assurance du régime d’indemnisation des catastrophes naturelles pourrait être libre. « La collectivité des assurés doit-elle supporter la charge des sinistres qui pourraient être évités par des efforts de prévention, dans les zones les plus exposées, lorsque les ménages et entreprises touchés ont tous les moyens pour investir dans cette prévention ? La logique de responsabilité et de protection de la collectivité exige à notre sens de répondre non », explique Thierry Langreney.
Rester dans les zones à risque, un enjeu de RSE ?
Si les coûts explosent ou si la rentabilité diminue, des assureurs pourraient même se désengager des zones les plus exposées. Dans plusieurs communes, certains se retirent déjà des marchés, même si l’étendue du phénomène est difficile à évaluer. « C’est l’enjeu et il faut éviter ça », confirme Jean-Philippe Dogneton, précisant que son entreprise ne s'est jamais retirée de territoires. Un proposition du rapport consiste à créer un « bonus-malus », avec une incitation fiscale pour les assureurs dans les zones les plus à risques. Cela éviterait leur désengagement.
« Deux leviers peuvent inciter à rester dans ces zones », estime Thierry Langreney, « la responsabilité sociétale et l’intérêt économique. Aujourd’hui, c’est surtout l’intérêt économique qui génère les comportements centrifuges, il faut donc agir sur cette cause en priorité. Par ailleurs supporter des pertes à certains endroits, compensées à d'autres fait partie de l’équation économique globale du régime et aussi d’une forme de solidarité nationale et de responsabilité sociétale ».
Les limites de la sensibilisation
Préserver la mutualisation et conserver le fort taux d’assurance en France a toutefois une limite. « Notre régime qui est extrêmement bienveillant, couvrant et universel, mais il désincite à investir pour se protéger », souligne Thierry Langreney. « Le citoyen n’est pas invité à se responsabiliser », abonde Jean-Philippe Dogneton. En effet, la construction dans les zones à risques n’a pas évolué depuis vingt ou trente ans, selon les chiffres analysés par Thomas Bezy. La construction de logements secondaires augmente dans les zones côtières.
Une partie des efforts de prévention doit être effectuée du côté des assureurs et des pouvoirs publics. Le rapport préconise de créer une association rassemblant ces deux types d’acteurs, pour assurer la sensibilisation et la gestion d’une plateforme analogue à MaPrimeRénov’, afin d’orienter les particuliers dans la réalisation de leurs travaux de prévention. Jean-Philippe Dogneton voit dans l’association une « bonne solution ». La Macif mène des actions de prévention sur l’ensemble du territoire, et affirme toucher 700 000 personnes chaque année.
Les assureurs ont aussi un rôle à jouer pour décarboner leurs investissements, afin de contribuer à la lutte contre le changement climatique. Ainsi, la Macif a fait le choix de cesser les investissements dans le gaz et le pétrole en 2022. « ll faut être cohérent dans ses actions », estime à ce sujet Jean-Philippe Dogneton.
« Une part des solutions doit être de l'interventionnisme étatique, on ne peut pas compter juste sur la compréhension des personnes », complète Thomas Bezy. « Elles perçoivent mal ces risques de catastrophes naturelles, et c’est humain ! ». « Il faut inciter, mais aussi être plus coercitif sur certains sujets », confirme Jean-Philippe Dogneton.
Agir sur la construction des biens nouveaux
La prévention et l’information ne peuvent pas tout : la hausse des primes d’assurances est aussi perçue comme un moyen de désinciter les populations à s’installer dans les zones les plus exposées. Faut-il faire payer plus un habitant informé du risque qui fait néanmoins le choix de s’y installer ? Ce n’est pas le choix des auteurs du rapport. « A partir du moment où une discussion sur une différenciation des surprimes par zones est ouverte, c’est le début de la fin de la mutualisation inter-territoire », estime Thierry Langrenez. « Notre préférence a été de préserver le symbole de cette mutualisation, et donc une surprime homogène ». Les travaux de recherche ne permettent pas de savoir comment les ménages réagiraient si les primes d’assurances dépendaient du risque, ajoute Thomas Bezy.
Par ailleurs, selon lui, l’urgence porte sur la construction de biens nouveaux dans les zones à risques, puisque si un ménage quitte sa maison déjà construite, il risque de la revendre à un autre. Il considère qu’imposer les constructeurs pourrait avoir plus d’effet.
Il se pourrait cependant que certaines zones ne soient un jour plus vivables, notamment sur le trait de côte. Une des propositions du rapport consiste à proposer au client victime d’un sinistre d’obtenir une indemnisation de la valeur vénale de sa maison, plutôt que d’utiliser cette indemnisation pour reconstruire le bâtiment au même endroit, comme cela est prévu dans le code des assurances.
Un débat politique
Quelles décisions le gouvernement prendra-t-il ? Il y a finalement beaucoup d’enjeux politiques, derrière un débat en apparence technique. « À quel point considère-t-on que protéger les propriétaires à bas revenu est important ? Cela dépend de nos préférences, c'est un choix de société », précise Thomas Bezy.
La mutualisation pourrait-elle un jour être remise en question par les citoyens ? Pas si les primes restent mesurées, selon Thierry Langreney, et si les ménages qui sont plus à risque déploient des efforts de prévention. Mais par ailleurs, « les primes seraient beaucoup plus faciles à accepter si elles étaient proportionnelles au revenu », estime Thomas Bezy.
Le gouvernement a annoncé prendre en compte une partie des propositions du rapport dans le plan national d’adaptation au changement climatique.
Célia Szymczak