Les coopératives, solution pour les clubs de football en difficulté ? Entretien avec Timothée Duverger
Un projet de société coopérative d’intérêt collectif a émergé pour reprendre le FC Girondins de Bordeaux, en difficulté. Avant lui, le club de football de Bastia et le centre de formation de Sochaux ont fait ce choix. Le chercheur, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, Timothée Duverger revient pour nous sur cette dynamique naissante.
Pour faire face aux difficultés financières et sportives dans les clubs de football, les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) sont-elles la solution ? Le Sporting Club Bastia a adopté ce modèle en 2019 et le centre de formation du Football club Sochaux-Montbéliard fin 2023. De même, un projet de Scic a émergé récemment pour reprendre le Football club des Girondins de Bordeaux, placé le 30 juillet dernier en redressement judiciaire. Il est porté par une association, Toujours girondins.
Une Scic est une société coopérative qui comporte au moins trois catégories d’associés réunis dans des « collèges » : les salariés, les bénéficiaires de l’activité de la Scic et tout autre acteur contribuant à son activité, comme les collectivités territoriales. Les droits de vote sont indépendants du capital apporté, permettant un fonctionnement plus démocratique. À Bastia par exemple, la Scic est composée de cinq collèges, représentant respectivement les fondateurs, les acteurs économiques, les supporters, les salariés et d’anciens joueurs ainsi que les collectivités.
Le chercheur Timothée Duverger, responsable de la chaire Territoires de l’ESS à Sciences Po Bordeaux, revient pour Carenews sur la situation.
- Bastia, Sochaux et maintenant Bordeaux : comment expliquez-vous l’intérêt relativement récent de plusieurs clubs de football pour les coopératives ?
Dans tous les cas concernés, il y a une problématique d’effondrement du club. Ce sont des problématiques financières, qui tiennent souvent au retrait du propriétaire, comme à Sochaux ou à Bordeaux. La gouvernance actionnariale dans le sport cause beaucoup d’incertitudes : il suffit qu’il y ait de mauvais résultats, que l’investisseur change de stratégie… Il y a souvent des phénomènes de fuite en avant, avec des dettes, des problèmes de gestion financière sur lesquels tout le monde ferme les yeux jusqu’à ce que ça explose.
Après l’effondrement, il y a des projets de reconstruction qui s'appuient sur les ressources territoriales, donc sur les collectivités et les supporters. Des projets de ce type émergent parce que les clubs ont un capital immatériel, une force symbolique qui dépasse le club de sport. C’est souvent identitaire pour les territoires, qui répondent à la faillite du capital actionnarial.
On retrouve des alliances ou des coalitions entre des supporters, qui prennent la forme de « socios », les collectivités locales et des acteurs économiques locaux souvent attachés aux clubs.
- Quels sont les avantages du modèle de Scic pour les clubs ?
Il permet de sécuriser et de stabiliser le capital. On ne peut pas revendre les parts sociales dans une Scic. Cela permet de limiter l’instabilité au niveau du modèle économique et de la gouvernance du club, qui est un facteur de risque.
De plus, il permet d’impliquer les collectivités locales. Cela permet d’amener du poids, de la légitimité et des moyens, même si les collectivités ne peuvent pas tout payer.
Il permet bien sûr d'associer les supporters.
Et enfin, il permet d’associer les acteurs économiques locaux, qui n’ont pas forcément de moyens colossaux mais qui peuvent peser dans la décision.
Dans une Scic, les collèges sont pondérés. Par exemple, dans le cas de Bastia, le collège fondateur regroupe 38 % des voix. Ils n’ont pas de majorité absolue, mais elle est assez forte. Les acteurs économiques disposent de 22 % des droits de vote, les supporters 20 %. Les salariés et anciens joueurs et les collectivités disposent chacun de 10 % des voix.
- Le modèle coopératif est peu connu du grand public. Comment l’idée vient aux porteurs de projet ?
Elle part vraiment du terrain. À Bordeaux, il y a deux projets de « socios » : le projet Scic et un autre qui défend plutôt l’actionnariat populaire [une participation des supporters au capital de l’entreprise]. Pour le projet Scic, ce sont des personnes qui ne viennent pas du tout du monde de l’économie sociale et solidaire. Ils ont vu l’exemple de Bastia qui a fait école. C’est une approche pragmatique : ce sont des supporters et des investisseurs locaux, ils ne peuvent pas reprendre le club seuls, donc ils se mettent dans une logique collective qui leur semble la plus adaptée à leurs aspirations.
- Des modèles d’actionnariat populaire peuvent permettre d’associer les supporters au capital ou à la décision. Pourquoi choisir spécifiquement des modèles de Scic ?
Quel que soit le projet d’entreprise, il faut d’abord faire le projet et on voit le statut ensuite. On met un peu la charrue avant les bœufs quand on dit Scic. Il s’agit surtout de créer le débat autour de l’idée qu’il n’y aura pas de sauveur suprême à priori, un gros investisseur qui va reprendre le club. La dynamique est collective : elle peut se traduire dans une coopérative.
Pour associer les supporters et les collectivités, le modèle Scic devient intéressant. Il ne s’agit pas de dire que la Scic est la forme absolue : cela dépend du modèle économique des clubs et de leur gouvernance. Mais c’est une solution qui ressort systématiquement face à l'effondrement.
Au-delà même de ce sujet d’un club qui s’effondre et ce schéma spécifique, il y a un enjeu à avoir des gouvernances plus collectives, mieux impliquer les supporters et les territoires, ne serait-ce que pour contrebalancer les logiques de capitalisme hors sol qui se préoccupent assez peu de l’intérêt du club. Scic ou pas Scic, il me semble important que les supporters participent à la gouvernance.
- De futurs investisseurs peuvent-ils être refroidis par le modèle de Scic qui limite leur rémunération et leur pouvoir ?
Ça dépend lesquels ! La Scic va refroidir les investisseurs prédateurs, ceux qui veulent gagner beaucoup d’argent très vite et sont dans une logique de court terme. Est-ce un bien ou un mal ?
Par contre, ça ne repousse pas les investisseurs qui veulent s’inscrire dans le long terme et ont un réel souci du club. Il y a différents outils qui leur permettent de venir et peuvent même être intéressants pour eux. Vous pouvez par exemple émettre des titres participatifs dans une Scic, c’est important du point de vue de la dette.
- Pour quelles raisons le projet de Scic pourrait-il ne pas fonctionner à Bordeaux ?
Il peut y avoir une offre de reprise concurrente, de la part d’un propriétaire. Mais en réalité, personne ne fera ça parce qu’il devrait mettre beaucoup d’argent sur la table et reprendre les dettes à sa charge.
L’autre possibilité, c’est que les acteurs susceptibles de constituer la Scic ne s’entendent pas sur le projet lui-même. Je suis sûr que les collectivités locales, sans parler à leur place, sont très ouvertes à un projet Scic. Les supporters, par contre, sont divisés sur le sujet.
Le troisième facteur, c’est le modèle économique et la question épineuse des dettes. On parle de montants très importants, 90 millions d’euros. Des créanciers vont faire des abandons de créance et des formes de restructuration des dettes, ou il peut y avoir une liquidation judiciaire. Mais la décision dépend du tribunal de commerce. Le modèle économique est plus ou moins facile à établir en fonction de ça. Il y a beaucoup d’incertitudes.
- Pourrait-on imaginer que tous les clubs deviennent des coopératives ou cela est-il réservé à quelques cas particuliers ?
Le football est aujourd’hui un spectacle, avec des enjeux comme ceux des droits de retransmission à la télévision de la Ligue 1. Tant que le football reste un spectacle, qu’il y a beaucoup d’argent et de sponsors en jeu, je ne crois pas que le modèle puisse basculer. Les enjeux économiques sont très forts, les enjeux géopolitiques sont très importants.
Mais une chose est sûre : les modèles économiques sont de plus en plus fragiles. La situation des Girondins de Bordeaux risque de se produire de plus en plus, il est possible qu’il y ait une biodiversité économique plus forte au sein du football professionnel, avec plusieurs modèles adaptés en fonction des situations.
Les modèles d’économie sociale et solidaire (ESS) vont se développer, ils sont appelés à se développer parce que les clubs de football sont structurellement fragiles. On voit des signaux faibles d’une tendance qui émerge, qui ne va pas remplacer le modèle dominant mais qui le contrebalance.
- Bastia a fait le choix d’une Scic en 2019. Avez-vous des retours sur la réussite du modèle ?
La transformation du club est assez récente. Mais aujourd’hui ils sont en Ligue 2, stabilisés et ils sont remontés en très peu de temps [l’équipe était rétrogradée en National 3 en 2017]. D’un point de vue sportif c’est plutôt une réussite, d’un point de vue économique ça a l’air de tourner et du point de vue territorial, les retours sont très positifs. Ils ont une politique de responsabilité sociétale (RSE) très développée, les liens avec le territoire sont renforcés. Bastia fait école aujourd’hui : pour l’instant le modèle a fait ses preuves. Et la preuve ultime, c’est le niveau sportif : à la fin on ne juge qu’en fonction de cela.
De là à dire que toutes les Scic fonctionneraient, je ne sais pas, nous n’avons pas le recul suffisant. Mais à Bastia, les facteurs d’instabilité ne sont plus opérants.
Propos recueillis par Célia Szymczak