Solitude, un drame silencieux
La solitude est un facteur majeur de désinsertion sociale très préoccupant. Ce phénomène provoque un isolement progressif et entraine une mésestime de soi, une difficulté progressive pour communiquer et avoir des relations sociales. L’étude annuelle de la Fondation de France montre l’étendue de ce fléau aussi bien selon les âges, les situations personnelles, les moments de vie ou l’éloignement géographique. L'association Cœur de Bastide témoigne sur les nombreuses actions qu’elle mène en milieu rural pour combattre ces situations souvent dramatiques. Une bataille de tous les jours.

Une étude au long court
- Anne Cornilleau, vous avez participé à l'étude de la Fondation de France sur les solitudes qui se poursuit depuis quinze ans. Quels sont points qui sont constants et ceux qui évoluent ?
AC : L’analyse repose sur deux dimensions :
- L’ isolement relationnel, mesuré par l’absence de lien dans cinq cercles de sociabilité (famille, amis, collègues, associations, voisinage). Il touche particulièrement les personnes en précarité (chômage, faibles revenus, bas niveaux de diplôme).
- Le sentiment de solitude, plus subjectif et émotionnel. Ce sentiment est plus répandu que l’isolement objectif, et touche de plus en plus les jeunes.
Ces indicateurs globaux restent stables :
- 12 % de la population est isolée ;
- 25 % des personnes se sentent seuls tous les jours ou presque.
Le temps des solitudes
Ces deux réalités se recoupent partiellement, mais varient selon les âges. L’ensemble est désigné comme des fragilités relationnelles.
Pour l’édition de janvier 2025, nous avons exploré le temps des solitudes à travers plusieurs prismes :
- Les cycles de vie (jeunesse, retraite, veuvage, etc.) où les périodes de transition favorisent l’isolement,
- Le temps vécu (longueur des journées, rythme hebdomadaire), avec l’expérience subjective du temps vide ou du temps subi, souvent accentuée par la précarité.
Nous voyons bien que ces moments, perçus comme vides par certains ou vécus comme des temps de convivialité par d'autres, pèsent sur le moral et sont des facteurs de renforcement de la solitude.
Un impact psychologique profond facteur d’exclusion
Lorsqu’elle s’installe dans la durée, la solitude engendre des conséquences psychologiques importantes. Elle est souvent vécue comme un signe d’inutilité sociale, de désintérêt de la part des autres, voire d’exclusion. Ce sentiment peut conduire à une baisse de l’estime de soi et à un repli sur soi, déclenchant un cercle vicieux : plus je me sens seul, plus je m’isole, plus je perds confiance en ma place dans la société, et moins j’ai de raisons de sortir et de rencontrer d’autres personnes.
Les jeunes et la solitude, une source d’inquiétude croissante
Le sentiment de solitude progresse chez les jeunes, souvent associé à un sentiment d’abandon et d’inutilité sociale.
Ainsi, 43 % des jeunes interrogés disent se sentir exclus. Plusieurs facteurs contribuent à cette fragilité accrue dans les moments de transition où l’avenir est perçu comme incertain : beaucoup vivent difficilement le passage à l’âge adulte, la rupture avec leur environnement d’origine, la précarité étudiante, des situations d’emploi instables ou encore des difficultés d’accès au logement. La crise du Covid a agi comme un catalyseur, aggravant les troubles psychiques, rompant les liens sociaux, et laissant des traces durables sur la santé mentale.
Ce phénomène, bien plus qu’un simple malaise passager, s’ancre dans une réalité sociale marquée par la précarité, l’isolement et une perte de repères. Cette solitude est souvent accompagnée d’un sentiment d’abandon et d’inutilité sociale, des émotions particulièrement vives à un âge où se construisent l’identité et l’avenir.
À cela s’ajoute un changement culturel : la parole sur la solitude et la santé mentale se libère. Les jeunes s’approprient plus volontiers ces notions, mettent des mots sur leur mal-être, là où d’autres générations les taisaient. Si cette évolution est salutaire, elle révèle aussi l’ampleur d’un mal-être générationnel qu’il devient urgent de prendre en compte car préoccupante pour l’avenir des nouvelles générations. Comment redonner aux jeunes une place dans la société, un sentiment d’utilité, un lien durable aux autres ? La réponse ne peut être qu’à la hauteur de l’enjeu : collective, transversale, et profondément humaine.
Les personnes âgées sont aussi touchées lors de changements dans leur vie : perte du conjoint, décès des proches, éloignement familial, fin de l’activité professionnelle… autant de facteurs qui favorisent un isolement.
Lutter contre les facteurs favorisant la solitude
- Anne, l’étude que vous réalisez chaque année ne vise pas seulement à mesurer la solitude. Elle cherche aussi à faire bouger les lignes. Quels sont les leviers d’action soutenus par la Fondation de France ?
AC : L’étude a d’abord un rôle de déclencheur : elle permet de déstigmatiser la solitude, d’en parler. Nous avons constaté qu'il y n’avait que 3 % des personnes se sentant seules qui ont recours à une association. C'est effectivement très peu. Alors que l’on sait que les personnes qui passent la porte de l'association accèdent à de multiples services et peuvent s’y investir activement, comme en témoigne l’exemple de Patricia. Ensuite, nous soutenons de nombreuses initiatives variées pour retisser du lien social, en tenant compte de la diversité des situations.
Par exemple :
- Les Réveillons de la solidarité, pour éviter que les fêtes ne soient vécues dans l’isolement.
- Des lignes d’écoute comme Nightline, portée par des jeunes pour les jeunes.
- Des projets de proximité, comme ceux menés par les Voisins malins qui renforcent les dynamiques locales. L’idée est de toucher différents publics, à différents moments de la vie, avec une attention aux jeunes, aux personnes précaires, et aux temps de rupture.
Lutter contre l’isolement en milieu rural
- Patricia Juthiaud, vous avez créé Cœur de Bastide à Sainte-Foy-la-Grande, une petite ville de 2000 habitants. Quel est le cœur de votre action ?
PJ : L’association existe depuis 13 ans. Elle regroupe aujourd’hui 500 membres, 120 bénévoles actifs et 6 salariés. Notre objectif est de faire remonter les besoins des habitants et d’y répondre concrètement. Ce qui revient souvent chez les personnes que nous accompagnons, c’est un sentiment de n’avoir plus de place dans la société. La solitude, c’est ne plus se sentir utile, ne plus se sentir légitime. Et cela peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment de la vie. Nous travaillons sur tous les types de fragilités : administratives, éducatives, sociales, culturelles, linguistiques… Installés dans un ancien bâtiment de 789 m² nous l’avons transformé en lieu de vie, appelé tout simplement « le 44 ». On y propose notamment :
- Un service d’écrivain public : on traite 150 dossiers par semaine, cela va de la résiliation d’un contrat téléphonique à une demande de carte de séjour.
- De l’accompagnement scolaire, une librairie, une zone d’expo, un campus connecté.
- Des ateliers de FLE pour les personnes migrantes.
- Un accompagnement au numérique pour les personnes âgées.
Nous avons 70 projets chaque année, certains sont ponctuels, d’autres deviennent durables. Chaque action part d’un besoin réel. Nous accueillons 80 stagiaires par an, souvent en difficulté professionnelle. Le fait de devenir écrivain public, d’aider d’autres personnes, leur redonne confiance. Ils se sentent acteurs dans la société.
Il en est de même pour les retraités qui viennent accompagner des enfants, donner un coup de main pour un examen, ou proposer leur voiture pour un covoiturage. Ce sont de petits rôles, mais qui aident à la reconstruisent une identité sociale.
Mobilité et lien social : un travail de « puzzlage »
- La mobilité est souvent un véritable obstacle en milieu rural.
PJ : Nous avons mis en place une méthode qu’on appelle le « puzzlage du territoire ». Par exemple, une personne qui va faire ses courses peut proposer de déposer quelqu’un à l’hôpital. Nous avons aussi lancé un mini-bus itinérant qui va dans les villages alentour avec des expositions, des ateliers numériques, de la prévention périnatale… On fait du porte-à-porte, on se souvient que Mme Untelle voulait peindre, on l’invite à un atelier près de chez elle. Ce sont des petits événements de proximité qui créent de l’envie, de la curiosité, et permettent peu à peu aux gens de sortir de l’isolement.
- Partagez-vous votre local ?
PJ : Nous avons œuvré à la création d’un réseau associatif au cœur de la vie locale, ainsi nous hébergeons une cinquantaine d’associations. Cela va du rugby au poker en passant par le spectacle de rue. L’idée est que les gens puissent se raccrocher à des passions, des envies, des collectifs. Cela les remet en dynamique.
Un lien fort avec les élus et les institutions locales
- Travaillez-vous avec les mairies, les écoles etc.… ?
PJ : Au départ, c’était tendu. Une initiative citoyenne forte peut faire peur mais progressivement la reconnaissance et la confiance se sont installées. Il est essentiel de travailler avec tous les maires du territoire, ils sont en lien direct avec les habitants et souvent, nous orientent. Il y a aussi les directrices d’écoles, les travailleurs sociaux, France Services, le CCAS, la RPA, l’hôpital… Chaque acteur local compte, il nous permet de rétablir ce tissu relationnel que nous avons perdu : les petites fêtes, les rencontres informelles, les occasions de se parler. C’est ça qu’on essaie de reconstruire.
Le numérique : lien social ou facteur d’isolement ?
- Anne, dans votre étude, on voit bien l’ambivalence du numérique. Il permet le lien, mais crée aussi une illusion de relation. On a des followers, pas forcément des amis…
AC : Cette année, nous avons demandé aux personnes ce qu’elles faisaient lorsqu’elles se sentaient seules. Si 62 % d’entre elles déclarent regarder la télévision ou écouter la radio, 19 % naviguent sur le web et 13 % utilisent les réseaux sociaux. Ce recours au numérique est à double tranchant. Il peut permettre de garder le lien avec sa famille, ses proches surtout chez les personnes âgées. À l’inverse, on peut aussi observer un usage excessif des réseaux sociaux, notamment chez les jeunes, qui peut renforcer le repli sur soi et aggraver des situations déjà fragiles. C’est un sujet encore mal compris, et pourtant essentiel.
Pour sortir les jeunes de l’enfermement numérique nous avons lancé un projet sportif avec cinq associations, tous les soirs des séances ouvertes à tous. Les jeunes viennent, ils bougent, rient, partagent… Cela crée une alternative concrète, positive au repli numérique.
Démarches en ligne, fracture numérique et accompagnement
- Il y a aussi une autre facette du numérique : toutes les démarches administratives passent désormais par lui. Comment faites-vous pour accompagner les publics éloignés ?
PJ : La fonction d’écrivain public est aujourd’hui presque exclusivement numérique. On accompagne les personnes âgées pas à pas : on fait les premières démarches avec elles, puis on évalue leur autonomie. Le but est de les rendre actrices, de leur redonner prise sur leur environnement. Mais ce n’est pas simple : la complexité des démarches, l’usage des outils, tout cela peut être très intimidant. Nous nous déplaçons dans les villages, parce que c'est important d’apporter le service mais surtout de ne pas laisser les gens isolés. Nous avons aussi des professionnels dans les villages.
On agit aussi en périnatalité, car on voit des choses très préoccupantes : des bébés exposés dès les premiers mois à des contenus violents sur smartphone. On a vu des mères équiper le berceau pour maintenir un écran en face de l’enfant en continu…
Notre rôle est d’alerter, de former, de proposer des alternatives et rétablir un rapport plus sain et plus conscient au numérique, à tous les âges.
Un impact concret
- FC : Après 16 ans, voyez-vous des effets tangibles ?
PJ : Oui, clairement. On est maintenant sollicités par les administrations et les entreprises, notamment sur des problèmes de terrain (logement social, santé…).
Et surtout, grâce à notre proximité avec les habitants, on capte des besoins très fins, on agit à l’échelle individuelle, et ça fait une vraie différence.
Le modèle de financement
- Comment êtes-vous financés ?
PJ : Nous avons un modèle hybride :
- Financements publics (État, Département, Région, Éducation nationale)
- Fondation de France, qui nous a soutenus dès le départ
- Revenus propres (coworking, écloseuse d’entreprise, quelques dons) On agit d’abord, on mesure, puis on va chercher les soutiens. Mais on sait que les aides publiques prennent du temps. Les fondations nous permettent d’agir vite, au bon moment. Quand une dynamique se crée, il ne faut pas attendre que "la mayonnaise retombe" !
Les messages clés
- Anne, quels enseignements essentiels tirez-vous de cette étude ?
AC :
- Tout le monde peut être touché par la solitude, souvent à des moments de bascule.
- Certaines populations restent plus exposées : les jeunes, les personnes précaires et les personnes au chômage.
- Le recours aux associations reste trop faible, alors qu’elles sont un levier essentiel de sortie de l’isolement.
- Il faut renforcer les partenariats multi-acteurs et adapter les réponses à la diversité des formes de solitude.
En clair, la société n’est pas forcément excluante, mais elle intègre mal, soutient insuffisamment, réintègre difficilement ceux qui décrochent. Il faut plus de lien, plus de réactivité, plus de proximité. Un point d’attention majeur est à porter sur les jeunes
PJ : Les rôle des associations est essentiel, il demande beaucoup d’engagement notamment de bénévoles pour lutter contre l’exclusion en territoire reculé. La participation active est essentielle pour donner de la valeur aux projets afin que les personnes concernées se sentent valorisées, regagnent en dignité et sortent de leur isolement.
Propos recueillis par Francis Charhon