[TRIBUNE] La philanthropie a-t-elle failli ?
La récente situation politique en France a montré que la colère au sein de la population a exacerbé les divisions sociales, favorisé la montée des extrémismes et la polarisation de la société. Elle a mis en évidence les limites de la philanthropie face à ces défis sociaux.
Il devient essentiel pour les acteurs philanthropiques de repenser leurs approches pour renforcer leur impact et répondre plus efficacement aux besoins réels et urgents des citoyens. Une adaptation stratégique est nécessaire pour restaurer le lien social et favoriser une cohésion plus durable. Les méthodes traditionnelles, comme les appels d'offres, qui poussent les associations à adapter leurs projets pour obtenir des financements, souvent au détriment des besoins réels du terrain sont à revisiter. Déjà certaines fondations ont adopté des approches plus collaboratives, construisant des projets avec les associations et les bénéficiaires, ce qui améliore leur efficacité. L’ensemble du secteur doit donc se concentrer sur la création de ces partenariats stratégiques.
Un contexte social et politique troublé
La situation politique lors des élections européennes et de la dissolution de l’Assemblée nationale a fait une effraction violente dans notre vie et ne peut qu’interroger les acteurs de la philanthropie. Cette période a exacerbé les sentiments qui prédominent depuis un certain temps : la colère, le rejet de l’autre, l’apparition de positions extrêmes élevant les uns contre les autres. Les « antis » s’affichent dans certains médias et sur X, sans limite : anti-étrangers, anti-musulmans, antisémites, anti-élites, en fait les « anti l’autre », promouvant le complotisme, la haine et coupant les voies du dialogue. Corollairement à ce mouvement progressent les déceptions face à des revendications non entendues, au mal être, au sentiment d’abandon d’une part importante de la population. Les classes moyennes ont une impression frustrante d’iniquité, elles ressentent que reposent sur elles toutes les charges financières de l’État. Les personnes en grande détresse ne voient pas de solution pour vivre correctement. Beaucoup se sont tournées vers des partis prônant des politiques extrêmes leur donnant le sentiment qu’elles seront entendus.
La récente étude de Destin Commun montre que « malgré l'immense vague de joie et de fierté qu'ils ont ressentie pendant les jeux olympiques, alors que 75 % des Français jugeaient notre pays divisé en mars dernier, ils sont aujourd'hui 77 % de cet avis. 53 % considèrent que nos différences sont trop importantes pour que nous puissions les surmonter (vs 51 % en mars) ». C’est attristant, inquiétant et pose la question de savoir comment lutter contre ce mal qui nous ronge. Pour autant les moments de communion collective sont encore possibles, mais pour combien de temps ?
Rôle et limite de la philanthropie
Depuis de nombreuses années, les acteurs de la philanthropie agissent pour donner de meilleures conditions de vie aux personnes en difficultés, pour mettre en place des dispositifs afin de conserver le lien social qui se délite. Ce sont plus d’un million d’associations, des fondations, près de 20 millions de bénévoles qui chaque jour agissent partout en France. Et pourtant ces engagements massifs ont été incapables de faire face à la monté de la frustration et de la colère.
On peut véritablement se demander si l’action des acteurs de la philanthropie a failli. Évidemment, la réponse est nuancée car la philanthropie ne peut pas tout et ses budgets ne sont pas à la mesure des problèmes à résoudre, mais cela appelle à une réflexion voire à des remises en question.
Ce qu’elle fait est à son échelle pour faire face à un certain nombre de problèmes. Ce secteur sait réagir rapidement par exemple lors de grandes crises comme lors du Covid. Pour trouver les réponses les plus adaptées aux situations les plus variés, elle fait des investissements massifs dans de l’innovation et de l’expérimentation. Mais ces efforts ne peuvent atteindre leur pleine valeur que s’ils sont repris par l’État. Pour cela, il serait nécessaire que soit développée une politique philanthropique ambitieuse et que les gouvernements traitent ce secteur comme un corps intermédiaire indispensable à la bonne marche de la société. Considérer les associations ou les fondations comme des prestataires de service lors d’appels à projets les oblige à se mettre en concurrence, distordre leur objet pour obtenir des financements car les subventions se réduisent d’année en années.
Ce secteur n’est pas et ne sera pas un acteur étatique qui a lui-même ses propres règles et sa logique. Il n’est pas non plus un acteur économique car le secteur non lucratif comme son nom l’indique n’a pas de vocation de profit. Sa valeur ajoutée est d’apporter du temps pour l’écoute, l’accompagnement afin d’être au plus près des besoins de la personne. Ce temps ne doit pas être comptable car il n’a pas de valeur marchande mais une valeur sociale inestimable. Cela ne veut pas dire que la gestion des organisations ne doit pas être rigoureuse, mais il faut les regarder autrement. Une notion ancienne reprenait ces différentiations : le tiers secteur face au secteur économique et au secteur étatique. Il parait nécessaire de les remettre à jour car on y traitait de la valeur ajoutée associative.
Les associations et les fondations ne peuvent pas suffisamment lutter contre l’abandon par l’État de nombreux services publics qui crée des zones d’isolement dans les campagnes : fermeture d’écoles, de bureau de poste, l’absence de transport en commun… obligeant à des déplacements en automobile, longs et coûteux pour ceux qui le peuvent, alors que ceux qui sont âgés ou malades ne peuvent se déplacer. L’accès à la culture recule alors qu’elle permet de redonner du sens à la vie, de réaliser des projets collectifs, d’apporter de la vie dans les villages même les plus petits. Mais là encore, comment emmener des enfants en excursions ou en visites d’établissements culturels quand il n’y a pas de transports collectifs disponibles car les collectivités locales ont vu leurs moyens se réduire ? La fracture numérique frappe de plein fouet, la majorité des services se font par internet bien difficile à manipuler quand on butte sur des blocages et que l’on ne trouve plus d’interlocuteur au téléphone capable de vous aider. Parfois, c’est simplement ne pas avoir d’ordinateurs ou de réseaux.
La nécessité d’une réévaluation
Dans ce contexte les acteurs de la philanthropie ne peuvent pas s’exonérer d’une réflexion sur leur action, notamment les fondations. Pourquoi n’a-t-on pas répondu suffisamment en profondeur aux besoins ?
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La plupart du temps, les fondations qui financent les associations utilisent le schéma de l’appel d’offre. Elles fixent le projet qu’elles veulent réaliser. Mais s’il est en phase avec les grandes thématiques sociales et environnementales, il ne l’est pas obligatoirement sur les besoins réels du terrain. Cela oblige les associations à répondre en distordant leur projet pour avoir des financements.
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Les dossiers souvent lourds à remplir doivent être refaits pour chaque financeur qui n’utilise pas les mêmes critères.
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La question des frais administratifs reste un problème majeur. La plupart du temps, les financeurs ne veulent soutenir que le projet sans prendre en compte le fait qu’une organisation ne peut fonctionner que si elle est solide. La part administrative doit être considérée comme un investissement d’avenir pour avoir des partenaire solides et fiables.
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La durée du financement devrait être revisité, souvent elle est limitée à trois ans. Ensuite, l’association doit courir pour chercher d'autres soutiens. Cela prend du temps et des moyens qui n’existent pas toujours, entraînant un épuisement et un appauvrissement de l’organisation.
Avancées et nouvelles approches
Plus globalement, quel est le projet des acteurs de la philanthropie ? Il ne doit pas être approché de façon morale en disant le bien ou le mal mais bien entrer en profondeur dans ce qui mine notre société. Certaines fondations se sont engagées dans une approche différente dans leurs relations avec les associations. Elles n’utilisent pas l’appel d’offre, mais s’engagent sur la mise en place de partenariats en inversant les modalités d’intervention. Les projets sont construits avec les partenaires, associations, récipiendaires, collectivités locales, entreprises, qui apportent une connaissance précise des besoins. Ainsi, les réponses sont appropriées et plus efficaces. C’est plus exigeant car cela demande de l’investissement en temps, en écoute, donc en argent, mais les résultats sont évidents : réponses adaptées, soutien structurel des associations, satisfaction des bénéficiaires finaux qui deviennent acteurs de leur projet sans être des assistés. Cette participation des parties prenantes est un bon outil de démocratie. La considération des hommes et femmes devenus acteurs des projets rend de la dignité, évite une certaine condescendance, réintègre des personnes qui se sentaient abandonnées dans un projet collectif facilitant le lien social. Il faut agir au niveau le plus périphérique le plus abandonné, le plus difficile à atteindre et soutenir les associations les plus petites en action dans ces lieux.
Les fondations doivent s’engager dans une réflexion sur leurs pratiques en se posant quelques questions : ont-elles une efficacité suffisante face aux problèmes que la société rencontre ? Leurs modalités d’intervention ne seraient-elles pas à revisiter après quelques années d’expérience ? Ne faudrait-il pas revoir les modes d’investissements des dotations ? Quel niveau de risques sont-elles prêtes à prendre pour avoir une meilleure efficacité ? N’y a-t-il pas une réflexion à mener simplifiant les informations demandées et les partager entre fondations ? Leurs gouvernances sont-elles assez flexibles pour s’inscrire dans un tel mouvement de changement ?
Les enjeux du futur
Voilà le constat que l’on peut faire sur l’action du secteur de la philanthropie en cette rentrée qui risque d’être politiquement et socialement agitée.
Il faut redonner le goût à la vie en commun en valorisant le dialogue et le débat au niveau le plus périphérique, en favorisant des projets collectifs enthousiasmants. Il faut sortir de la perception qu’a la population du « tout ce qui est fait par l’État ne me concerne pas, c’est une vision lointaine d’élites parisiennes voire régionales ». Ressouder le lien social est la mère des batailles pour préserver notre démocratie face aux forces destructrices. Ensemble, associations et fondations doivent s’impliquer dans un travail important pour dessiner les voies et les pratiques du futur afin d’apporter une contribution significative à la paix sociale. Par la présentation d’un projet collectif et ambitieux, elles pourront mieux faire comprendre aux citoyens de notre pays et aux gouvernants combien leur contribution est indispensable.
Le combat est difficile car face à cette volonté de cohésion sociale, il existe des silos de désinformations à grande échelle produits par des médias engagées à valoriser le rejet de l’autre, ou par les réseaux sociaux qui ont la puissance d’apporter à des publics les plus variés une information renforçant leurs ressentiments. Regarder X (Twitter) montre les flots de propos haineux qui se déversent sans limite, d’autant que les auteurs sont anonymes.
Cette situation donne la mesure de la bataille à mener pour reconquérir la confiance des Français. Elle nécessite volonté, force, détermination, cohésion et certainement beaucoup de travail. Cela bousculera certainement des pratiques, mais les batailles perdues sont celles que l’on n’engage pas !
Francis Charhon
Non, la philanthropie n'a ni failli ni défailli. D'abord, il faut toujours avoir à l'esprit quel est le poids relatif de la philanthropie par rapport au poids de la demande sociale. On voit bien que les fondations, les fonds de dotation, les philanthropes sous leurs différentes formes ont souvent un rôle de pionniers. Ils répondent de manière pertinente, individuellement et parfois avec beaucoup d'inventivité et d'audace à des enjeux sociaux. Mais il y a une réflexion à ouvrir sur le fait que, collectivement, les acteurs de la philanthropie n'ont pas suffisamment anticipé. Ils n'ont pas suffisamment mis en commun le retour de leur expérience, les réflexions qu'on pouvait en tirer pour peser sur la société. C'est-à-dire que tout ce que nous avons fait n'a pas suffi, n'a pas eu l'effet de levier suffisant pour permettre à la société de faire face à son fractionnement. Il y a vraiment un problème de passage à l'échelle, mais pour passer à l'échelle, il faut changer de méthode.
Yannick Blanc, président de Futuribles
La philanthropie a pour objectif de contribuer à l'intérêt général pour que chacun trouve sa place dans la société, dans le monde, dans le respect de l'environnement. Quand on regarde la société aujourd'hui de manière très objective et factuelle, la démocratie se fragilise, la fragmentation de la société est extrême, perceptible à travers les réactions des gens, que ce soit dans le quotidien ou dans les urnes. On peut objectivement se dire que si la philanthropie n'a pas complètement failli, en tout cas elle n'a pas atteint son objectif, puisque la situation s'est plutôt dégradée qu'améliorée ces dernières années.
Ma conviction est que la philanthropie ne s'est pas assez remise en cause, n'a pas été assez à l'écoute au fond de ce qui se passait sur le terrain. Elle n'a pas compris les mouvements à l'œuvre, puisqu'elle n'a pas adapté suffisamment vite ses programmes, ses modalités d'action, sa manière de gérer ses relations avec les associations, avec les acteurs de la société civile, pour apporter des réponses plus pertinentes que celles qu'elle offrait ces dernières années.
Axelle Davezac , directrice générale de la Fondation de France
Avant d’aborder la question de la philanthropie, il est crucial de reconnaître l'impact des choix politiques et économiques du pays, en particulier la tendance à ignorer les corps intermédiaires. Des régions, de plus en plus délaissées, voient leurs services publics se réduire, accentuant l'isolement des populations. Beaucoup de citoyens se sentent abandonnées, non écoutés, et confrontés à une perte de possibilités. Ils se perçoivent comme déclassés. Comme l'explique Jérôme Fourquet, ces personnes se sentent coincées au milieu, mécontentes de leur situation, en observant ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas.
Il est possible que nous n’ayons pas suffisamment perçu les véritables attentes de la population, croyant que la philanthropie répondait à leurs besoins, alors qu’en réalité, nous n’avons probablement pas su capter ou répondre à ces besoins non exprimés ou mal compris.
Nous n'avons non plus pas suffisamment approfondi certains sujets complexes, notamment celui des étrangers. En prenant le temps de rencontrer ces personnes et d'écouter leurs histoires, on perçoit leur humanité et comprend que, pour la plupart, ils n'avaient pas d'autres choix. Cependant, nous n'avons pas su diffuser largement cette compréhension ni construire un discours positif pour atténuer les peurs et raviver l'empathie qui sommeille en chacun de nous.
Les personnes les plus précaires, en particulier, se sentent souvent exclues de la vie sociale et politique, convaincues que cela « n’est pas pour elles ». Dans les territoires mités, cette exclusion est encore plus prononcée.
Il est temps de réévaluer nos priorités pour soutenir les associations qui œuvrent localement pour reconstruire le pouvoir d’agir, analyser les situations, et faire émerger des combats communs pour améliorer la vie quotidienne et la dignité des personnes. Il faut être probablement plus proche des acteurs de terrain qui sont capables de retisser ce lien de confiance et ce lien d'engagement Ce travail de proximité, bien que fondamental, est moins visible et moins attrayant pour les financeurs que des projets plus spectaculaires et concrets. En tant que fondation, nous n’avons pas assez soutenu ces initiatives de long terme d’associations qui ont de grandes difficultés à se faire financer. On a perdu le territoire dans beaucoup d'endroits où l’on a malheureusement peu de demandes associatives.
Jean Marie Destrée, délégué général de la Fondation Caritas
C'est vrai qu'on peut s'interroger. Je ne dirais pas que la philanthropie a failli, mais elle partage une part de responsabilité dans les difficultés sociales que rencontre une partie de la population française, notamment celles qui se sentent exclues ou mal représentées. En œuvrant pour l'intérêt général et le renforcement du lien social, la philanthropie a un rôle crucial à jouer. Elle apporte une aide directe, mais peut-être pas une aide pour que les personnes révèlent leur propre pouvoir d'agir. Il est essentiel qu'elle améliore ses pratiques pour aider les individus à s'intégrer pleinement dans la société de manière citoyenne et en participant activement à leur avenir, particulièrement au niveau local.
La philanthropie doit offrir des espaces de dialogue plus égalitaires et éviter des approches descendantes, privilégiant des projets horizontaux qui incluent directement les citoyens dans les processus décisionnels. Pour les années à venir, notamment en perspective des prochaines échéances électorales, il est crucial de continuer à travailler sur ces aspects. Il est également important pour la philanthropie de communiquer clairement sur ses actions, de les valoriser en s’appuyant sur des disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie, afin de montrer comment elle peut contribuer à restaurer les liens sociaux et contrer la polarisation croissante.
En somme, la philanthropie doit renforcer son rôle en tant que moteur de la cohésion sociale, en adoptant une approche plus transparente, inclusive et participative tout en se préparant aux défis futurs.
Elsa Da Costa , directrice générale d’Ashoka France