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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 13 octobre 2020 - 10:09 - Mise à jour le 15 octobre 2020 - 11:42
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[INTERVIEW] L’alimentation durable un enjeu d’avenir : entretien avec Marie-Stéphane Maradeix, Fondation Daniel et Nina Carasso

Francis Charhon dans le cadre son blog « chroniques philanthropiques » poursuit ses rencontres avec des dirigeants d’organisations philanthropiques qui s’inscrivent dans des parcours d’innovation ou de rupture. Ils sont une source d’inspiration pour ceux qui veulent développer des actions au service du bien commun. Ces exemples montrent le dynamisme et la vivacité d’un secteur d’activité en plein essor qui se développe grâce à sa flexibilité, son adaptabilité et des financements privés donnant une grande indépendance. Ils participent à la reconnaissance du rôle essentiel de la philanthropie engagée dans l’amélioration de la vie des citoyens. Rencontre aujourd'hui avec Marie-Stéphane Maradeix, déléguée générale de la Fondation Daniel et Nina Carasso.

L’alimentation durable un enjeu d’avenir : entretien avec Marie-Stéphane Maradeix, Fondation Daniel et Nina Carasso
L’alimentation durable un enjeu d’avenir : entretien avec Marie-Stéphane Maradeix, Fondation Daniel et Nina Carasso

Un parcours de dirigeante visionnaire 

  • Marie Stéphane Maradeix, vous dirigez la Fondation Daniel et Nina Carasso depuis neuf ans. Votre parcours professionnel a été un long engagement dans des organisations collectrices de fonds. 

 

Avant de rejoindre la Fondation Daniel et Nina Carasso, j’ai eu, en effet, un parcours de terrain d’une vingtaine d’années, au service d’associations, de fondations, mais également au sein d’un ministère pour coordonner un programme européen de subventions destiné aux femmes en insertion. Ces expériences ont toujours été au service de l’intérêt général avec une ligne de force sur les thématiques de l’éducation et de la formation, tout d’abord auprès de publics en difficulté, par exemple à Médecins du Monde ou Apprentis d’Auteuil, puis dans l’enseignement supérieur avec les campagnes grands donateurs de l’ESSEC, puis de l’École polytechnique.

  • Comment fait-on lorsque l’on devient directrice d’une des plus importantes fondations distributives pour avoir une certaine originalité quand on dispose de financements très importants, et ne pas être juste un distributeur de subventions ?

 

Si les causes et les projets restent les mêmes pour une fondation distributive, il faut savoir changer de regard avec une ouverture à 180 degrés. On se demande, à partir de son vécu, ce qui nous a manqué, en tant que collecteur de fonds pour aller plus loin dans le déploiement d’un projet. Les associations passent beaucoup de temps à monter des projets, à chercher des fonds mais elles manquent de financements structurels pour que ces projets existent. Lorsque l’on se retrouve à la tête d’une fondation dotée de moyens, il apparait évident qu’il faut agir sur cette question. C’est la raison pour laquelle nous avons rapidement mis en place des accompagnements structurels, en nous appuyant, par exemple, sur l’expertise de réseaux de bénévoles comme ECTI. Pour des projets plus stratégiques, que nous accompagnons dans la durée, nous finançons des accompagnements plus ciblés, par exemple pour le repositionnement stratégique de la structure, la recherche de nouveaux modèles économiques, le changement d’échelle, etc ; mais il nous arrive aussi de financer, sans état d’âme, les postes nécessaires au développement de nos partenaires. 

Nous avons ainsi progressivement déployé une large palette d’outils qui va du soutien individuel et ponctuel comme des bourses, à l’accompagnement stratégique pendant plusieurs années, en passant par de très nombreux soutiens de projets à moyen-terme (environ trois ans). 

Un projet innovant à construire

  • C’est une démarche tout à fait originale et remarquable car le plus souvent on entend des financeurs dire qu’ils ne veulent soutenir que des projets. Comment avez-vous défini les grands axes d’intervention en cohésion avec les volontés des fondateurs dans cette fondation qui de plus est internationale ?

 

Quand je suis arrivée à la fondation, en 2011, il y avait trois éléments fondamentaux :

Le premier était géographique, de par l’histoire de la famille Carasso, Nina et Daniel. Le père de celui-ci, Isaac, a créé l’entreprise Danone à Barcelone, en 1919. Daniel a d’ailleurs conservé la nationalité espagnole et a toujours été très proche de ce pays et de son histoire. Il était donc évident pour la famille que la fondation devait agir en France et en Espagne. Basée en France, avec son siège social sous l’égide de la Fondation de France, nous avons construit au fil des premières années une présence en Espagne qui a abouti à l’ouverture de la délégation en 2014, à Madrid. 

Le deuxième était thématique, à partir des « causes » que la famille avait choisies. Quand je suis arrivée, Marina Nahmias et sa famille avaient travaillé avec un consultant pour les aider à définir les champs d’intervention de la fondation. Deux axes se profilaient, la « nutrition » et « l’ art » , mais il n’y avait pas de projet, ni de stratégie.

À partir de ces deux thèmes je me suis posé la question de ce qui pourrait faire l’originalité de la fondation dans le panorama des fondations françaises, en sachant que sur la thématique « art » il y avait pas mal de choses qui étaient déjà faites. J’ai donc commencé par un travail de benchmark sur l’univers philanthropique de ces deux thématiques. Pour cela je me suis entourée des premiers experts de la fondation, particulièrement dans le champ de l’alimentation et de la nutrition car les fondateurs connaissaient des personnes dans ce secteur, et j’ai travaillé avec un consultant sur la thématique artistique. Avec eux, j’ai pu réaliser une première étude de faisabilité et dessiner les contours de nos deux axes autour de « l’alimentation durable » et de « l’art citoyen », et des premières propositions de programmes, d’appels à projets, etc.

  • Cela vous a pris combien de temps ?

 

Cela a été relativement rapide. Je suis arrivée en septembre 2011 et j’ai présenté ma première stratégie au comité exécutif, très exactement le 9 janvier 2012, je m’en souviens encore. Cette stratégie s’appuyait sur les deux axes de l’alimentation durable et de l’art citoyen, avec des propositions de programmes, axes qui sont aujourd’hui encore ceux de la fondation même si leur contenu a pu évoluer. 

Par exemple, pour l’art citoyen nous avions à l’époque un programme pour les « publics éloignés », ce qui est assez traditionnel dans les fondations : comment amener l’art auprès de publics éloignés pour des raisons sociales et/ou géographiques ? Nous avions aussi un programme « art et sciences », qui est aujourd’hui très florissant, autour de la composition des savoirs entre les artistes et les scientifiques. C’est devenu un programme phare de l’axe « art citoyen ». 

De même, le fait de se positionner sur l’alimentation « durable » était très innovant. C’était une thématique qui était totalement embryonnaire à l’époque et qui nous est venue du premier travail que nous avons fait avec nos experts scientifiques.

Le troisième élément fondamental de l’ADN de la fondation était en effet l’approche « science based ». Nous devions créer tous nos programmes avec l’appui d’experts, scientifiques issus de milieux académiques, mais également avec des experts de terrain qui ont une pratique et une vision très stratégique, macro et micro, d’un certain nombre d’enjeux. Ces experts regroupés en comités apportent leur contribution, de manière bénévole, pour penser et suivre l’évolution des programmes. À côté des comités organisés dans le cadre de la gouvernance de la fondation, nous avons aussi des groupes de travail mobilisés en fonction de thématiques spécifiques. Ils sont constitués de personnes issues de la société civile, d’associations, de fondations, des gens qui possèdent une expertise de terrain, des chercheurs, des représentants plus institutionnels issus de ministères, de grandes agences gouvernementales, voire des entreprises car nous sommes aussi très ouverts à la réalité économique pour savoir ce que pense le secteur privé marchand dans un certain nombre de grands enjeux, en particulier dans l’alimentation. Nous pensons que c’est la mixité des regards et des publics, et aussi une certaine forme de consensus qui permettra d’arriver à la transition et de l’accélérer dans ce que l’on appelle le « mainstream ». On ne peut pas toujours rester à la marge parce que si l’on veut parvenir à une transformation sociale forte de nos économies, de notre société, il faut embarquer tout le monde avec une grande d’ouverture d’esprit. 

L’alimentation durable

  • Bien que le projet sur l’art soit absolument formidable je vais me concentrer sur l’alimentation durable car vos activités sont très riches en la matière. Où en êtes-vous après neuf années d’activité ?

 

Dans le domaine de l’alimentation durable nous sommes probablement arrivés au bon moment, mais nous sommes à la fois épatés par les avancées et effarés par le chemin qu’il reste encore à faire. Lorsque l’on voit le plan de relance gouvernemental, lié à la crise du Covid-19, sur la partie agricole et alimentaire, on pourrait se dire qu’il y a un certain nombre de prises de conscience, que les choses ont bien évolué en 10 ans. Mais en même temps, on est un peu effaré par l’ampleur des transformations encore nécessaires et on ne peut s’empêcher de se demander si cela sera suffisant. Je pense que la prise de conscience est réelle chez les consommateurs et les citoyens, voire pour le gouvernement français, simplement les choses ne vont pas assez vite. Il faudrait une nouvelle révolution verte dans le domaine de l’alimentation vers des systèmes plus durables et résilients. Par ailleurs, si la France et l’Espagne sont des acteurs importants, elles sont intégrées dans un système mondialisé. Si tout le monde ne bouge pas en même temps, nos propres efforts seront un peu noyés. À notre modeste niveau, nous essayons d’activer tous les leviers. 

  • Comment concevez-vous la notion d’alimentation durable ? Est-ce au niveau de la production, la distribution, des modes de consommation ?

 

L’alimentation durable est une vision globale de la question, on parle souvent d’une approche systémique. Pour la fondation, cela va de la graine au compost, en passant bien entendu par la production, la logistique, la distribution, la transformation, la consommation et la gestion des déchets. C’est également la manière dont tous ces pans de la chaîne de valeurs vont avoir des impacts sur l’environnement, sur la santé, sur l’accessibilité économique, sur la juste répartition des revenus, sur les conditions de travail et plus globalement la dimension sociale de l’alimentation. Je vais prendre un exemple. On parle beaucoup du bio. La question est de savoir si une production et une alimentation bio sont à la fois bonnes pour la planète et pour la santé des mangeurs. Tout le monde n’est pas d’accord sur cette question. La production agrobiologique qui vient d’Espagne, ou d’autres pays comme l’Italie, peut éventuellement avoir des impacts intéressants sur la santé des personnes de par l’absence de pesticides. Cependant, comme elle est majoritairement faite de manière productiviste, industrielle, dans une logique d’exportation, elle peut être dommageable pour l’environnement, par exemple sur les sols ou l’eau, et ne parlons pas des conditions de travail avec l’exploitation d’une main d’œuvre souvent issue de l’immigration. Pour autant, certaines études montrent que pour des questions de volume, le coût carbone d’une tomate produite en Espagne sera moindre que la tomate produite localement. 

Le sujet est donc très complexe et il faut savoir se poser toutes ces questions, sans position tranchée ou dogmatique. Nous essayons d’apporter de la nuance, du questionnement, en poussant les acteurs à aborder la dimension systémique de l’alimentation.

La dimension économique et le local

  • La question du modèle économique n’est-elle pas une question importante. En effet, on parle de la grande agriculture productiviste espagnole ou italienne en bio, mais il y a aussi beaucoup de petits maraîchers ou de producteurs à l’échelle locale qui développent une alimentation que l’on peut qualifier de durable. Comment peut-on mettre en place un modèle économique qui permette à la fois de faire vivre ces producteurs locaux et de faire payer un peu plus au consommateur ? Ce dernier lorsqu’il va au supermarché a plutôt envie de payer moins cher.

 

Pour répondre à votre question, il est possible de structurer un lien de proximité entre producteurs et consommateurs, par exemple avec les distributeurs locaux qui font la promotion des produits du territoire, la création de marchés de producteurs, la vente à la ferme, la visibilité de la production locale dans les marchés de plein vent, etc. Ceci avec une juste répartition du coût et des revenus. En Espagne, par exemple, pour permettre l’accès des consommateurs à une production agroécologique, nous avons dû agir sur le levier intermédiaire de la transformation quasi inexistant.

Dans le cadre de nos actions, nous avons développé une approche territoriale de la question, même si le territoire n’est pas la panacée et qu’il ne faut pas croire que le local va résoudre tous les problèmes. Nous pensons cependant que les filières organisées au niveau du territoire, allant du producteur au consommateur, peuvent être à la fois durables et équitables, par exemple avec la relocalisation de producteurs en agroécologie qui trouvent des débouchés auprès des acteurs locaux (restauration collective, ateliers de transformation, etc.). Pour accompagner et documenter la transition au niveau des territoires, nous venons de lancer, en France, le programme TETRAA (Territoires en transition agroécologique et alimentaire), en partenariat avec AgroParisTech. Nous sommes actuellement dans la phase de sélection de sept territoires. L’idée est de capitaliser pendant les cinq années de notre accompagnement pour pouvoir ensuite diffuser le plus largement auprès des l’ensemble des territoires en France, et montrer que la transition est possible. En Espagne, cela fait également des années que nous accompagnons des collectivités sur la question des systèmes alimentaires territorialisés. 

En complément de cette démarche, la fondation a lancé un nouvel appel à projets pour accompagner la transition en agroécologie auprès des grandes cultures. Depuis plusieurs années, nous soutenons un appel à projets co-porté avec la Fondation de France sur la recherche participative en agroécologie, mais nous sommes encore trop dans des démarches à la marge. Si nous voulons accélérer la transition, il faut que les agriculteurs se saisissent plus largement des apports de l’agroécologie dans leurs pratiques, mais aussi pour recréer ce lien de confiance avec les consommateurs.

Par ailleurs, il est important de poursuivre le travail d’éducation, de sensibilisation des consommateurs. Quand on parle de consommateur, il ne s’agit pas uniquement de celui qui va acheter en grande distribution, mais aussi celui qui mange dans la cantine scolaire, dans la cantine de l’EPHAD ou dans la cantine d’entreprise. La restauration collective est un bon exemple de transformation des comportements. Beaucoup d’études ont montré qu’à budget constant, il était possible de proposer une alimentation de qualité (bio et autre), en particulier via une alimentation moins carnée, la viande étant très chère, et via la réduction des déchets. Finalement sans coût supplémentaire, la restauration collective est en capacité de proposer une alimentation durable, meilleure pour la santé et accessible au plus grand nombre.

Pour les particuliers, il existe également des systèmes alternatifs comme l’association VRAC qui propose des produits de qualité en vrac à des publics vivant en HLM, des personnes à revenus modestes mais pas dans la précarité. Un autre modèle est celui des coopératives de citoyens, comme La louve à Paris ou La Osa à Madrid, qui permettent un accès à une alimentation de qualité pour un coût en général comparable à la grande distribution.

Enfin, pour les personnes les plus en difficulté, les épiceries sociales et solidaires proposent de plus en plus une offre de qualité, en produits sains et parfois locaux. Certaines pratiquent des tarifs différenciés. Si vous avez un peu de moyens, vous bénéficiez d’un tarif normal ; si vous avez moins de moyens, vous payez avec une décote pouvant aller jusqu’à -70 %. 

Toutes ces solutions existent et sont à développer pour permettre un accès universel à une alimentation saine, bonne pour la santé humaine et celle de la planète.

  • Comment ce modèle, local, régional, territorial s’inscrit-il dans les volontés gouvernementales d’être un grand exportateur, puisque France est une puissance agricole exportatrice. Est-ce que cela ne vient pas tamponner deux ambitions sans doute contradictoires ?

 

Il n’existe pas un seul système alimentaire, mais une juxtaposition de systèmes alimentaires, tout simplement par réalisme. Si l’on veut boire son café chaque matin, on est obligé d’importer car on ne produira jamais de café en France ou en Espagne. Cependant, même dans un système mondialisé et exportateur, on peut aussi démontrer que des pratiques équitables et agroécologiques sont possibles. 

Depuis sa création, la fondation soutient le panel d’experts international « IPES-Food » qui a démontré, dans un certain nombre de rapports, que l’on peut tout à fait avoir des systèmes agroécologiques rentables dans les grandes cultures exportatrices. Le problème réside dans un certain nombre de blocages, souvent politiques et économiques, et l’élection de dirigeants climatosceptiques n’aide pas à faire progresser ces sujets. 

En France, même si l’agriculture reste encore majoritairement conventionnelle, il y a une relative volonté gouvernementale de bouger les choses. Stéphane Le Foll a été le premier ministre de l’Agriculture à faire ouvertement la promotion de l’agroécologie. Il a pris un certain nombre de mesures intéressantes que les gouvernements successifs reprennent avec plus ou moins d’ambition. Le ministère mise également beaucoup sur l’approche territoriale de l’alimentation, par exemple à travers les PAT (projets alimentaires territoriaux), mais les moyens et les ambitions locales ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Nous sommes assez satisfaits de voir que le Plan de Relance prend en compte cette question de la transition. 

Un certain nombre de sujets sont sur la table au ministère de l’Agriculture comme les mises aux normes des abattoirs, l’interdiction du sexage des poussins, la stratégie bas carbone, les pesticides, etc. mais aussi avec les renoncements que l’on connaît – comme la question des néonicotinoïdes cet été - et qui brouillent le message. 

Il y a néanmoins une conjonction de tendances qui font bouger les choses : l ’ambition de la nouvelle Commission européenne, la prise de conscience du gouvernement français (hélas moins du gouvernement espagnol), la volonté des consommateurs de manger moins de viande et de faire le lien alimentation / santé / environnement comme lors de la Convention citoyenne sur le Climat. Cependant, si la France, voire l’Europe, avance seule et que le reste du monde n’avance pas dans le même sens, tous les efforts que nous faisons ne serons qu’une petite goutte d’eau dans l’océan de la mondialisation.

Les alliances internationales pour mieux agir 

  • Vos avancées sont significatives du local à l’international.

 

En l’espace de dix ans, j’ai pu voir les progrès accomplis, même s’il reste encore beaucoup de chemin à faire. En Espagne, par exemple, les choses sont parfois plus compliquées, parce qu’il y a une espèce de « bashing » de la part des médias et des politiques vis-à-vis de tout ce qui a trait à l’alimentation durable et l’agroécologie. La crise sanitaire n’a pas arrangé les choses en valorisant la résistance du modèle conventionnel de l’agriculture et de la grande distribution. Il y a donc un effort considérable à faire vis-à-vis des médias et des décideurs. Pour autant, la Délégation espagnole a su prendre une place singulière sur tous ces sujets et elle réussit à parler avec tous les acteurs de l’alimentation, depuis les plus militants, jusqu’aux acteurs plus conventionnels.

  • C’est l’idée du réseau européen des fondations que vous avez mis en place ?

 

Nous sommes effectivement engagés dans plusieurs alliances internationales. Au plan européen, la Fondation de France a été à l’initiative d’un groupe de fondations au sein du Centre Européen des Fondations dénommé EFSAF (European Foundations for Sustainable Agriculture and Food), que nous avons rejoint très tôt. Dans ce groupe, nous avons décidé et c’est assez innovant, d’aligner nos stratégies européennes autour de la PAC. En effet, la Politique Agricole Commune est le mécanisme structurant de l’alimentation en Europe. Les fondations membres d’EFSAF ne mutualisent pas leurs financements, mais les alignent dans une stratégie commune sur les questions de la PAC. Par exemple, en France, la Fondation Daniel et Nina Carasso, a permis de réactiver la plateforme d’ONG « Pour une autre PAC », et de créer de toute pièce son homologue en Espagne « Por una otra PAC ». Nos collègues européens font la même chose dans leur pays en soutenant des coalitions de la société civile qui portent un autre regard sur ce que devrait être la politique agricole et alimentaire en Europe et dans chacun des pays membres. Les fondations d’EFSAF ont également financé les déclinaisons nationales d’un atlas tirant le bilan de la PAC précédente, y compris dans des pays où il n’y avait pas de fondations membres comme la Pologne qui est un acteur agricole clé. 

Au niveau international nous avons deux leviers. Tout d’abord, une participation active au réseau international « Global Alliance for the Future of Food » que nous avons rejoint en 2013, pratiquement au début de cette coalition d’acteurs. Cette alliance, qui représente environ 25 fondations, est devenue en quelques années un interlocuteur incontournable des grandes organisations internationales traitant des questions d’agriculture et d’alimentation, comme la FAO, mais aussi d’autres agences onusiennes sur les questions environnementales ou de développement. Elle sera présente au premier grand sommet de l’ONU sur la question de l’alimentation durable qui aura lieu en 2021. Avec la Global Alliance, nous produisons un certain nombre de rapports sur différents sujets liés à l’alimentation durable. Mathilde Douillet qui est dans mon équipe, fait partie du Comité de pilotage de l’alliance et préside le groupe Climat et Alimentation. 

Le deuxième levier est la création de l’IPES FOOD, International Panel of Experts on Sustainable Food Systems. Il existait déjà un panel d’experts sur les questions alimentaires, le HLPE (High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition), dépendant du Comité pour la Sécurité Alimentaire (FAO), mais qui ne se saisit que des sujets que le mécanisme intergouvernemental veut bien qu’il traite. À la suite d’une suggestion de notre comité scientifique international qui souhaitait faire exister un GIEC de l’alimentation durable indépendant, la fondation a apporté les moyens financiers et structurels pour la création de l’IPES FOOD. Nous avons eu la chance de profiter du leadership d’Olivier de Schutter, ancien Haut rapporteur des Nations Unies sur la sécurité alimentaire, et juriste de renom, qui a réussi à agréger une vingtaine de scientifiques et d’experts de terrain venus du monde entier. Ce panel d’experts agit de manière totalement indépendante et choisit ses sujets sur la question de l’alimentation pour produire des rapports destinés à éclairer les décideurs. Il est devenu en quelques années une référence incontournable sur les questions de l’agriculture et de l’alimentation durable. Sa création est probablement l’un des plus gros succès de la Fondation Daniel et Nina Carasso.

Les trois leviers de l’impact

  • Vous revendiquez l’implication de la science dans votre approche, en tous les cas, vous basez votre travail sur la démonstration scientifique et opérationnelle de ce que vous proposez.

 

Exactement, cette proximité avec les milieux académiques et scientifiques fait vraiment partie de l’ADN de la Fondation. Dans la nouvelle stratégie de la Fondation (2019-2023), nous voulons encore optimiser notre impact, ou tout du moins notre « empreinte », sur un certain nombre de grands sujets liés à l’alimentation durable et l’art citoyen. Pour qu’il y ait de l’impact, nous pensons nécessaire d’activer trois leviers simultanés dans nos programmes. Le premier, c’est l’action et l’expérimentation, c’est-à-dire la preuve du terrain. Le deuxième levier c’est ce que nous avons appelé la réflexion, ce que nous disent nos experts et les travaux scientifiques, mais aussi la veille, la commande d’études, en tous les cas la donnée. Le troisième levier c’est la diffusion. Une fois que l’on a expérimenté, que l’on a croisé avec ce que dit la science, que l’on a capitalisé sur nos expériences, nous voulons faire savoir. Cela comprend la communication, la sensibilisation des décideurs, la diffusion de publications en open source, l’organisation de conférences, etc. C’est en activant ces trois leviers « action, réflexion, diffusion » que nous pensons avoir de l’impact sur nos différents sujets.

  • Est-ce que l’on peut dire que la Fondation Daniel et Nina Carasso, depuis sa création, est devenue un acteur majeur dans l’évolution de la pensée sur l’alimentation durable ? 

 

Il faut rester modeste et penser que nous avons accompagné un mouvement, en étant là au bon moment. Cependant, de manière objectivée, il est vrai que sur certains sujets, nous sommes probablement l’acteur qui a apporté le plus de financement, parfois plus que le ministère de l’Agriculture français.

  • Quel est le montant du financement sur 10 ans ?

 

En dix ans, sur l’axe alimentation durable, nous avons apporté 39,6 millions d’euros, dont 31,1 millions d’euros pour la France, sachant que durant les premières années les financements étaient moins importants. Nous sommes maintenant sur un budget annuel moyen de 5,5 millions par an, dont environ 4,5 millions pour la France et 1 million sur l’Espagne.

Changer d’échelle

  • Vous avez eu un certain nombre de belles réussites au niveau international. Quels sont maintenant vos grands objectifs pour les trois à cinq années à venir ? 

 

Une des grandes priorités de la fondation est de passer de l’expérimentation, avec des initiatives encore à la marge, à un véritable changement d’échelle. Comment cette transformation vers une alimentation plus durable peut vraiment se diffuser dans les pratiques agricoles conventionnelles, dans les circuits de distribution, logistiques etc. et continuer, continuer la sensibilisation des acteurs, des décideurs, que ce soit au niveau national ou au niveau européen. Nous allons donc mettre plus de moyens sur ce changement d’échelle, par exemple avec l’approche territoriale du programme TETRAA en France et SAT en Espagne, notre programme de sensibilisation des décideurs dans les deux pays et en Europe, notre appel à projets pour une accélération de la transition agroécologique en France ou encore le think tank sur l’alimentation durable que nous mettons sur pied en Espagne. 

Le deuxième sujet sur lequel nous sommes mobilisés depuis un moment, mais où nous sommes en face d’un vrai changement je dirais presque de paradigme, c’est la question de la précarité. Historiquement, depuis l’existence de la fondation, nous avons toujours eu un volet solidaire sur la question de la précarité alimentaire. Nous souhaitons accélérer le tempo pour que les grands acteurs de l’aide alimentaire généralisent la prise en compte d’une alimentation plus saine et durable pour tous. Nous sommes encore trop dans des modèles qui visent avant tout la sécurité alimentaire et qui ne prennent pas en compte à la fois la santé des plus précaires, mais aussi la question d’un accès digne à cette aide, alors que d’autres modèles existent. Pour la première fois, un comité interministériel se met en place sur la question de la précarité alimentaire, avec cette vision d’une alimentation plus saine et plus digne pour les publics. Nous sommes en train de renforcer la structuration, la sensibilisation des acteurs et nous avons développé un concept très innovant de « social lab » en Espagne sur cette question.

Le troisième sujet qui va nous occuper dans les prochaines années, de manière transversale à toutes les actions de la Fondation, c’est la question du climat. Nous sommes en train de porter une coalition philanthropique pour le Climat avec le Centre Français des Fonds et Fondations, l’Association Espagnole des Fondations (AEF) , et le DAFNE au niveau européen, pour susciter la prise de conscience, mais surtout engager l’action de l’ensemble des fondations autour de cet enjeu majeur. Bien entendu la Fondation Daniel et Nina Carasso regardera également comment aligner ses programmes et ses pratiques au regard de la question climatique. 

Enfin l’utilisation de l’outil « l’impact investing » qui, dans l’alimentation durable, est pour nous un levier essentiel et un complément important de nos actions. C’est également une manière de sensibiliser le monde économique à notre vision, en investissant dans des entreprises qui changent les modèles et sont parfois distributifs. 

Un exemple. Nous avons créé un fonds de cinq millions d'euros avec Quadia (acteur suisse de l’impact investing), dédié à l’alimentation durable. Dans le cadre de ce fonds, nous avons investi dans une petite boîte française nommée Poulehouse, qui produit des œufs vendus en grande distribution (Monoprix, Casino...). Poulehouse propose le premier œuf « qui ne tue pas la poule ». En général, les poules pondent et sont abattues au bout de 18 mois, puis sont envoyées en Afrique pour consommation de la chair. Poulehouse ne tue pas ses poules, ce qui permet d’étendre la période de ponte à 24 mois, puis de leur permettre de vivre en « maison de retraite ». Le consommateur sait qu’il achète l’œuf plus cher car il paie la maison de retraite de la poule. La deuxième innovation de cette entreprise est d’avoir intégré la technique de sexage des œufs avant éclosion, ce qui évite le broyage des poussins mâles. Cet exemple peut paraître anecdotique mais en fait il répond à des préoccupations qui seront certainement reprises dans des réglementations à venir. 

Fidélité et engagement

  • Un mot de conclusion ?

 

La Fondation Daniel et Nina Carasso essaie de se considérer comme une sorte de laboratoire d’innovation philanthropique, non pas que l’innovation soit une fin en soi, mais pour garder en tête que nous avons peu de moyens face aux enjeux et que nous devons trouver les manières les plus efficaces d’optimiser nos ressources au service de l’impact. Cette approche n’est d’ailleurs pas contradictoire avec le temps long que nous prenons sur beaucoup de sujets et avec notre fidélité auprès de partenaires qui ont fait leurs preuves. Une telle entreprise ne fonctionne que par l’engagement des hommes et des femmes qui la constitue. Je ne pourrais faire tout cela sans la clairvoyance et la flexibilité des fondateurs, de ma gouvernance et l’engagement de mon équipe. J’ai une équipe motivée, organisée, sympathique, qui a une très forte expertise. Elle sait très bien s’entourer d’experts bénévoles, d’instructeurs, de consultants, ce qui nous donne la possibilité de démultiplier nos actions et déployer autant de programmes avec des ressources humaines finalement assez modestes des deux côtés des Pyrénées. Enfin, notre action serait vaine sans la confiance, la vision et le travail de tous nos partenaires, qu’ils soient bénéficiaires de nos financements ou engagés à nos côtés. Merci à eux tous.

En savoir plus
Retrouvez les actions de la Fondation Daniel et Nina Carasso dans son rapport annuel

 

Propos recueillis par Francis Charhon 

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