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Par Le Labo de l'ESS - Publié le 11 février 2022 - 12:18 - Mise à jour le 14 février 2022 - 16:21
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L’occasion, solution pour une mode durable ou prolongement de la fast-fashion ?

Si l’économie sociale et solidaire (ESS) s’est depuis longtemps affirmée comme une actrice majeure du réemploi, notamment dans la mode et le textile, elle fait aujourd’hui face à la rivalité des entreprises lucratives se positionnant comme les nouveaux porte-drapeaux de la mode d’occasion. Faut-il s’en inquiéter ? Décryptage.

Début 2021, Emmaüs lançait Tremmä, une nouvelle plateforme numérique d’achat de vêtements de seconde main. L’objectif : proposer une alternative aux friperies en lignes qui, à l’instar de Vinted, Vestiaire Collective ou Depop, sont en train de se tailler la part du lion dans le marché de la mode d’occasion.

Ce dernier, bien qu’ancien, connaît depuis quelques années une expansion sans précédent, à la faveur d’un contexte favorable. Aux motivations économiques de l’achat de seconde main se sont plus récemment ajoutés une prise de conscience écologique et le succès croissant des plateformes dans tous les domaines de consommation, qui contribuent à faire de la vente et de l’achat d’occasion un acte populaire, notamment chez les jeunes.

Or, si l’économie sociale et solidaire (ESS) s’est depuis longtemps affirmée comme une actrice majeure du réemploi, elle fait aujourd’hui face à la rivalité des entreprises lucratives se positionnant comme les nouveaux porte-drapeaux de la mode d’occasion. Faut-il s’en inquiéter ?

Les plateformes de vente de vêtements d’occasion, un nouveau maillon de la fast-fashion déguisé en solution pour une mode durable

Sans verser dans une classification manichéenne entre entreprises plus ou moins « vertueuses », on peut légitimement s’interroger sur les effets de la cannibalisation du marché de la mode d’occasion par les startups numériques.

Vinted en est l’exemple le plus iconique. Lancée en 2013 à Vilnius, la plateforme compte aujourd’hui 45 millions d’utilisateur·rice·s dans les 15 pays où elle opère, dont 16 millions en France, son premier marché. Évaluée à 3,5 milliards d’euros, la « licorne » (startup valorisée à plus d’1 milliard de dollars) a lancé mai dernier une levée de fonds de 250 millions d’euros. Une croissance renforcée durant la crise sanitaire : la plateforme a vu ses utilisateur·rice·s augmenter de 24 % en 2020. Son impact sur le développement de la seconde main est indéniable : en 2019, 39 % des Français·es avaient acheté au moins un vêtement ou accessoire de mode en seconde-main et 56 % des consommateur·rice·s de ces articles d’occasion utilisaient Vinted, selon une étude l’Institut français de la mode (IFM). Il faut donc reconnaître que, comme d’autres, cette startup numérique contribue largement à populariser le marché de l’occasion.

Cependant, pour avoir un impact écologique positif, la seconde main, comme l’économie circulaire en général, doit avant tout conduire à une réduction globale de la consommation. Attention donc aux « effets rebond » de la consommation de vêtements d’occasion. Paradoxalement, puisque la seconde main permet d’acheter moins cher et avec meilleure conscience que pour du neuf, elle peut conduire à acheter plus et/ou plus souvent.

D’autant que le fonctionnement de ces plateformes va dans ce sens. Le format d’une application pour téléphone, à portée de main, présentant des contenus photos standardisés défilant sur le modèle des réseaux sociaux, les algorithmes de suggestion ou encore la livraison à domicile incitent à la consommation en limitant le plus possible les efforts à fournir pour dénicher de bonnes affaires. On achète d’autant plus volontiers puisqu’on sait que l’on peut revendre ses achats ou ses anciens vêtements avec grande facilité puisqu’il suffit d’emballer et de poster le colis, qui est ensuite pris en charge par le transporteur choisi par l’acheteur·euse. Les bénéfices des ventes, sans frais pour celui ou celle vidant ses étagères, sont stockés dans un porte-monnaie virtuel pouvant, au choix, être réinvesti dans des achats via l’application ou virés sur le compte bancaire de l’utilisateur·rice. Si l’on n’est donc pas captif de l’application une fois l’argent gagné, l’incitation va, là encore, dans le sens de la consommation.

Au-delà des astuces commerciales, c’est le modèle global de ces entreprises qui amène à douter de la durabilité de leur offre. Ces plateformes sont des sociétés fonctionnant selon une logique capitaliste de croissance dont le modèle économique repose sur l’augmentation continue des transactions s’opérant à travers elles et sur lesquelles elles touchent des commissions (par exemple égales à 5 % du produit de la vente + 70 centimes d’euros chez Vinted) et des revenus publicitaires. Le marché de la seconde main ne fonctionne pas en vase clos. Pour que toujours plus de vêtements d’une qualité acceptable (voire quasi neufs) soient revendus sur la plateforme, il faut bien que toujours plus de vêtements neufs soient préalablement achetés. Si une part de ces ventes vise en effet à éviter un envoi prématuré à la décharge et a donc un effet écologique positif (en allongeant la durée de vie du produit), il est certain que nombre d’entre elles vise plutôt à simplement renouveler la garde-robe des consommateur·rice·s. Ainsi, dans sa thèse publiée en 2018 après des années de recherche auprès d’utilisateur·rice·s de plateformes, Élodie Juge montre que ces plateformes contribuent à faire émerger des profils de « conso-marchandes » (principalement des femmes), « pratiquantes assidues » des plateformes, « hyper-consommatrices » et s’étant approprié les codes et techniques de vente dans une logique quasi-professionnelle. Bien qu’il serait simpliste de résumer les utilisateur·rice·s de ces plateformes à ce profil, il témoigne d’une tendance de fond résultant du fonctionnement même de ces entreprises.

Loin de proposer un modèle en rupture avec celui de surconsommation, aujourd’hui dominant, les plateformes de vente des vêtements d’occasion constituent donc plutôt un nouveau maillon de la fast-fashion. D’ailleurs, plusieurs grandes marques traditionnellement axées sur la vente de vêtements neufs ont investi le marché de l’occasion, souhaitant ainsi capter une partie des bénéfices tirés par les particuliers de la revente de leurs produits en internalisant ce service.

L’impact global d’un développement de la seconde main sur ce modèle prolongeant celui du neuf et fonctionnant, comme lui, sur un modèle d’augmentation du volume de produits achetés/vendus, pourrait donc se révéler largement moins positif qu’escompté, voire négatif s’il retarde par ses promesses un véritable changement culturel concernant la consommation de masse de vêtements. D’autant plus qu’à chaque vente, les vêtements de seconde main voient leur empreinte carbone augmenter du fait de leur acheminement du·de la vendeur·euse à l’acheteur·euse, à travers la France ou l’Europe.

L’ESS, une alternative pour faire de la seconde main l’une des briques d’une mode éthique et durable

L’occasion ne peut donc être vertueuse qu’à condition d’être intégrée dans une transition globale visant à consommer moins et mieux. Cela suppose de transformer notre rapport aux vêtements et à la mode sur l’ensemble de leur durée de vie :

  • À l’étape de la production : fabriquer des vêtements de meilleure qualité, avec des matières et composantes à moindre impact écologique et social, plus proches du lieu de consommation (ce qui suppose de reconstruire une industrie locale et de structurer des filières françaises de production et de transformation de matériaux locaux comme le lin et le chanvre, abandonnées après la massification de l’usage des fibres synthétiques et du coton).
  • À l’étape de la consommation : acheter moins, allonger la durée de vie du vêtement par un entretien approprié, en le réparant (ce qui suppose de faciliter l’accès aux compétences et aux outils de réparation), et en le portant le plus longtemps possible.

L’occasion a toute sa place dans ce schéma mais, en quelque sorte, « en dernier ressort », c’est-à-dire lorsqu’elle contribue effectivement à allonger la durée de vie des vêtements et pas à déculpabiliser des renouvellements intempestifs de garde-robe.

Or, parce qu’elle sort d’une logique de pure lucrativité et qu’elle lie la question du réemploi à un enjeu social et de solidarité, l’ESS est une actrice essentielle pour développer et promouvoir un modèle durable et raisonné pour la mode d’occasion.

Contrairement aux plateformes multinationales, les solutions proposées par l’ESS sont le plus souvent locales. Ressourceries, recycleries et accorderies sont des lieux physiques, ancrés dans les territoires et au sein de véritables filières locales de réemploi, accessibles aux habitant·e·s, y compris celles et ceux n’ayant pas l’usage des outils numériques.

Ces lieux physiques sont au cœur d’un modèle alternatif de réemploi, où la consommation n’est d’ailleurs qu’une part de ce qui s’y joue. Ces lieux créent de l’emploi non-délocalisable, pour partie en insertion, c’est-à-dire pour des personnes éloignées de l’emploi. Par ailleurs, la plupart ne se contentent pas de collecter et de trier les objets (vêtements et autres) mais les remettent en état pour allonger leur durée de vie. Surtout, ces lieux permettent la rencontre, l’échange et construisent autour du réemploi tout un écosystème d’activités, comme par exemple des ateliers couture ou des conférences, qui contribuent à sensibiliser et renforcer le pouvoir d’agir des personnes.

Ces lieux se multiplient et doivent continuer à se développer pour permettre un véritable maillage territorial de solutions de réemploi. Des espaces hybrides proposant à la fois vente de neuf et d’occasion peuvent également être conçus, afin de permettre de garantir aux client·e·s de trouver ce qu’il·elle·s cherchent, tout en incitant par la différence de prix à l’achat de vêtements de seconde main.

Au-delà des espaces physiques d’achat, les structures de l’ESS développent également des solutions de livraison et des outils en ligne, dont la récente plateforme d’Emmaüs évoquée plus haut (Tremmä). Celles-ci sont nécessaires pour permettre une accessibilité plus massive, mais ces services viennent compléter les lieux physiques, pas les remplacer. Ces espaces numériques peinent encore à s’affirmer face à la concurrence des grandes plateformes en ligne mais elles constituent un levier essentiel vers le changement d’échelle de l’alternative proposée par les structures de l’ESS, en leur permettant de toucher plus facilement un plus grand public.

Enfin, plutôt que la perspective d’un gain de vente, ces structures mettent en avant un principe de solidarité comme avantage comparatif sur leurs concurrentes capitalistiques. Par exemple, les produits de la vente via l’application Tremmä d’Emmaüs ne reviennent pas au·à la vendeur·euse, mais à un projet de solidarité de son choix. L’ex-propriétaire de l’objet bénéficie néanmoins d’une réduction fiscale à hauteur de 60 % du produit de la vente.

Des raisons suffisantes pour s’appuyer sur l’ESS et les solutions de réemploi qu’elle développe pour favoriser une mode éthique et durable !

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