TRIBUNE - En 2025, investissons sur une autre IA : l’intelligence de l’altérité
À côté de l'intelligence artificielle, misons sur une autre forme d'IA, l'intelligence de l'autre, plaident Tarik Ghezali et Nathalie Gatellier, cofondateurs de La Fabrique du Nous, dans cette tribune. Car ce n'est pas Chat GPT, mais la qualité de nos relations sociales qui détermine notre bonheur.

En 2024, l’intelligence artificielle (IA) a été partout. Elle a envahi les médias, excité les investisseurs, irrigué les entreprises, bousculé la culture et l’école. Elle pénètre notre quotidien, se démocratise et se banalise : plus de 20 % des Français utilisent l'intelligence artificielle chez eux ou au travail (étude Arcep, 2024).
En parallèle, nos sociétés sont clivées comme jamais. La « maison commune » brûle : 70 % des Français pensent que leur pays est divisé contre seulement 50 % des Allemands et 54 % des Anglais. C’est même le premier adjectif choisi par les Français pour décrire leur pays (1).
Une crise de l'altérité
Cette fracture se traduit par une « crise de l’altérité » : nous avons de plus en plus de mal à accepter et comprendre le « pas pareil », qu’il soit étranger, militant, croyant, jeune, vieux, handicapé ou tout simplement différent de soi. Le rejet de l’autre est devenu systémique, chaque groupe se sent stigmatisé tout en stigmatisant à son tour. Les résultats du Baromètre de la fraternité (Labo de la fraternité et IFOP) révèlent une défiance élevée et croissante entre les gens, atteignant 79 % en 2024, un chiffre en hausse de 17 points en cinq ans.
Et cette défiance commence dès l’école (enquête Pisa, OCDE 2019) : 32 % des jeunes Français essaient de comprendre le point de vue d’une personne avec laquelle ils ne sont pas d’accord (vs 40 % dans l’OCDE). 54 % estiment qu’il y a toujours deux points de vue sur une question (vs 63 % dans l’OCDE).
Pourquoi mettre en regard ces deux phénomènes : explosion de l’IA et du rejet de l’autre ?
Parce que Chat GPT ne fait pas le bonheur… Mais la qualité de nos relations sociales si ! La plus longue étude sociologique de l’histoire, menée sur 80 ans par des chercheurs de Harvard de plusieurs générations, montrent qu’il s’agit du facteur déterminant du bien-être durable (2)… Dit simplement : le bonheur est dans le lien !
muscler l'intelligence de l'autre
Alors en ce début de nouveau quart du 21e siècle, formulons ce vœu : continuons à investir sur l’IA bien sûr, mais investissons aussi avec autant de force sur une autre IA, l’intelligence de l’altérité. Le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), qui gère le plan France 2030 et les 54 milliards d’euros d’investissement d’avenir de l’État gagnerait à l’entendre...
D’autant plus que muscler cette autre IA développe des qualités comme l’empathie, la créativité, la coopération ou encore l’esprit critique, reconnus comme les « compétences clés du 21e siècle » selon le World Economic Forum. Des compétences qu’il est en effet plus difficile de cultiver dans un entre-soi fait de conforts et d’habitudes. Des compétences que l’intelligence artificielle a aussi encore du mal à répliquer.
Comment muscler cette intelligence de l’autre ? En démultipliant, dès l’enfance, les expériences positives et marquantes de rencontre et de « faire avec » avec des personnes différentes de soi. Des expériences qui aujourd’hui deviennent hélas exceptionnelles ou accidentelles.
Des études démontrent que l’expérience bien organisée de l’altérité à l’école (mixité sociale et culturelle, école inclusive, activités intergénérationnelles…) peut améliorer à la fois le niveau des élèves mais aussi le climat scolaire (3).
Développer l'engagement bénévole
De nombreux autres leviers existent, notamment le développement de l’engagement bénévole, pour être utile au-delà de sa zone de confort et découvrir des mondes méconnus. La transformation de lieux du soin comme les Ehpad en « tiers-lieux » plus humains et plus ouverts, à l’instar de la maison à vivre « Les Jardins d’Haïti » à Marseille. Le soutien aussi aux opérateurs associatifs, ces « ingénieurs du lien » qui œuvrent à recoudre un tissu social que des « ingénieurs du chaos » (G. da Empoli) veulent, eux, déchirer.
Enfin, contrairement à l’intelligence artificielle, cette intelligence de l'altérité n'est pas « hors sol », elle est ancrée et se cultive toujours en proximité, à l’échelle de territoires et bassins de vie (4).
Développer l’intelligence artificielle, c’est formidable. Développer l’intelligence de l’altérité, c’est vital. Pour continuer à faire société. Pour être épanouis et heureux, ensemble, tout simplement.
Tarik Ghezali et Nathalie Gatellier, cofondateurs de La Fabrique du Nous
(1) Étude MIC Report - Destin commun, février 2022
(2) Voir le livre dédié à cette étude hors normes : The Good Life, par Robert Waldinger et Marc M.D. Schulz, éd. Leduc, janvier 2024.
(3) Pour une école du « nous ». Vivre l’altérité à l’école, le pari gagnant d’une Nation, par Cathy Racon-Bouzon et Tarik Ghezali, éd. Fondation Jean Jaurès, septembre 2023.
(4) Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux maires leur pouvoir de fraternité, par Olivia Fortin, Guillaume Hermitte et Tarik Ghezali, éd. Fondation Jean Jaurès, novembre 2024.