Le marketing de la sobriété ou comment faire vivre un imaginaire qui prenne en compte les limites planétaires
Durant le festival Onde de Coop organisé par l’alliance de coopératives Les Licornes, une table ronde abordait le marketing de la sobriété. Entre réduction des incitations à consommer et stratégie fondée sur le besoin du consommateur, le marketing à l’ère de la sobriété impose de repenser les modèles économiques et de construire une relation de confiance avec ses clients, analysent les intervenantes.
Comment penser et concevoir un marketing de la sobriété ? Ces deux termes qui peuvent sembler de prime abord antinomiques étaient au cœur d’une table ronde tenue lors du festival Onde de Coop, organisé par l’alliance de coopératives Les Licoornes, jeudi 12 septembre à Paris.
« Le marketing va au-delà de la question de la publicité », rappelle d’emblée Isabelle Dabadie, maîtresse de conférences en sciences de gestion à l’Université Bretagne Sud et co-autrice de l’ouvrage Le marketing à l’ère de la sobriété. Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à se questionner sur nos besoins en prenant en compte à la fois les limites planétaires et le plafond des besoins sociaux, définit quant à elle Valérie Martin, cheffe du service mobilisation citoyenne et médias à l’Ademe.
Marketing de la sobriété et marketing sobre
Pour Valérie Martin, la sobriété est en train de devenir une question de survie des entreprises, confrontées à une hausse des plaintes pour une utilisation excessive d’énergies fossiles.
« Toutes les entreprises vont devoir évoluer vers plus de marketing sobre », affirme-t-elle. Elle distingue le marketing de la sobriété, qui vise à changer l’état d’esprit des consommateurs et à promouvoir de nouveaux imaginaires, du marketing sobre, fondé sur les besoins et non sur les désirs des consommateurs, et qui permet de faire évoluer le modèle économique de l’entreprise.
« Le marketing sobre aide à se transformer profondément », met-elle en avant. Dans cette logique, le marketing va permettre de clarifier des axes stratégiques de l’entreprise, de s’intéresser à la responsabilité des marques et d’influencer les prises de décision dans les comités de direction. À condition d’éviter certains écueils. « Si le marketing est simplement une logique de vente et non une transformation des habitudes, cela ne fonctionnera pas », avertit-elle.
Le marketing sobre impose ainsi de revoir le rapport au temps des activités économiques et permet de pousser la part dans l’entreprise compatible avec les accords de Paris, avancent Valérie Martin et Isabelle Dabadie. Il pose également la question de trouver comment assurer la pérennité de l’entreprise en quittant une logique de croissance et de surconsommation.
Répondre aux besoins plutôt qu’aux désirs : les exemples de Loom et TeleCoop
Cette transformation des habitudes, Julia Faure, également présente lors de cette table ronde, l’expérimente depuis qu’elle a cocréée la marque de vêtements durables Loom. Cette entrepreneuse et militante copréside également le collectif En mode climat, qui cherche à faire évoluer les lois encadrant le secteur de la mode afin de diminuer ses émissions de CO2.
Pour vendre ses vêtements, fabriqués au Portugal, Loom a renoncé à utiliser les « dark patterns », pourtant omniprésents dans les stratégies de ses concurrents. Ces techniques de marketing jouent sur les moteurs psychologiques et émotionnels des acheteurs, en misant sur leur impulsivité plutôt que sur leur rationalité et en créant un sentiment d’urgence, pour les pousser à consommer. Parmi les « dark paterns » utilisés dans le textile, se retrouvent notamment les inscriptions telles que « pour deux produits achetés, un offert » et « plus que quelques produits en stocks », le paiement en trois fois, ou encore les prix fixés à un certain nombre d’euros et 99 centimes.
« L’incitation à consommer est le nerf de la guerre dans le secteur du textile », résume Julia Faure. Une logique issue des délocalisations de la production en Asie, assortie d’une baisse des prix et d’une augmentation de la production, que Loom refuse. « Il s’agit de sortir de la relation d’arnaque avec le client pour construire une relation de confiance », argumente la co-fondatrice de la marque. « Notre avantage compétitif, c’est d’être des gens bien », résume-t-elle.
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Également présente lors de la table ronde, Marion Graeffly a cofondé TeleCoop, un opérateur télécom coopératif membre des Licoornes. La marque a, elle aussi, choisi de s’inscrire en rupture avec les stratégies marketing de ses concurrents. « Le marketing des opérateurs téléphoniques repose sur la vente des smartphones. Or, pour prôner la sobriété, il s’agit d’abord de ne pas dépendre des téléphones portables pour tout », explique Marion Graeffly.
Plutôt que d’attirer des clients par des nouveautés et des appels d’air constants, TeleCoop cherche à convaincre en proposant des prix fixes et des forfaits facturés en fonction de leur utilisation. Le but, reconnecter la dépense aux besoins du consommateur et diminuer le temps d’écran.
« Deux tiers des personnes se considèrent comme addicts à leur téléphone, le temps d’écran moyen des adultes est de cinq heures par jour en dehors de leurs activités professionnelles et la consommation de données mobiles augmente de 30 % chaque année. Notre discours est de montrer que la sobriété numérique permet d’augmenter la qualité des moments passés avec ses proches et les conversations de qualité », explique Marion Graeffly.
L’opérateur va également à l’encontre de son secteur en préférant fidéliser ses anciens clients par des avantages, plutôt que de réserver ces avantages à la nouvelle clientèle.
Pour convaincre, jouer sur la transparence et accepter ses failles
Pour arriver à convaincre dans ces changements de cap, « il s’agit de trouver l’intérêt que les personnes ont en commun », analyse Julia Faure. Quitte à employer des termes qui dépassent la question de la sobriété et du respect de l’environnement, comme des arguments purement économiques.
« Il faut également oser dire que la marque n’est pas parfaite », met en avant Valérie Martin. « Ce qui est important, c’est un engagement réel et sincère pour créer de la confiance », estime-t-elle. « Il faut également faire attention aux effets rebonds, y compris dans les démarches sincères », ajoute Isabelle Dabadie.
Pour garder un avantage compétitif dans un secteur ultra concurrentiel, Loom a par exemple construit sa stratégie sur trois piliers : un bon rapport qualité-prix de ses vêtements, une relation de confiance avec ses clients centrée autour des engagements de la marque, et un blog intitulé « La mode à l'envers », qui raconte les évolutions et questionnements de la marque et permet de la faire connaître à plus long terme.
De son côté TeleCoop essaie d’interpeller les parents sur le temps d’écran de leurs enfants. L’opérateur a même réinstallé une cabine téléphonique dans un tiers-lieu à Strasbourg et pourrait en installer d’autres en France en 2025. « Il y a tout un travail de reconstruction des imaginaires », estime Marion Graeffly.
Élisabeth Crépin-Leblond