Emploi des seniors : pourquoi l’intégrer dans la démarche RSE ?
Les entreprises peuvent agir pour améliorer le taux d’emploi des seniors, par des politiques spécifiques dans le cadre de leur démarche de responsabilité sociétale. Des pratiques qui s’avèrent également bénéfiques pour leur performance.
Alors que Frédérique Jeske dirige la Ligue contre le cancer depuis plus de deux ans et a assuré des activités de direction générale depuis vingt ans, elle est contactée par un recruteur pour un nouveau poste. Mais l’employeur refuse de la recevoir. En cause, son âge : 56 ans.
« C’était très choquant », raconte Frédérique Jeske deux ans plus tard, « et en me penchant sur le sujet, j’ai découvert qu’il y avait un vrai problème ». Elle a donc fondé une association, Senior for good, pour visibiliser la discrimination par l’âge, « construire une communauté d’entraide » entre les adhérents et les accompagner dans leurs difficultés liées à l’emploi. En effet, le taux d’emploi des seniors est faible en France : en 2022, 56,9 % des personnes âgées de 55 à 64 ans sont en emploi, contre 82,5 % des 25 à 49 ans, selon la Dares. Et la France est un mauvais élève à l’échelle européenne, où leur taux d’emploi moyen s’élève à 63,9 %, d’après les données d’Eurostat.
Le gouvernement s’est donc fixé pour objectif d’améliorer le taux d’emploi. Outre le vieillissement de la population, la réforme des retraites de 2023 prolonge la durée en activité en repoussant l’âge légal de départ de 62 à 64 ans. Pendant trois mois et demi, des négociations ont occupé les partenaires sociaux sur le sujet de l’emploi des seniors : elles se sont terminées sur un échec le 10 avril.
Un facteur de performance pour l’entreprise
Au-delà des politiques publiques et des accords entre partenaires sociaux, Frédérique Jeske l’affirme : l’entreprise doit jouer un rôle dans le recrutement des seniors, les « personnes expérimentées ». Cela fait partie de sa responsabilité sociétale, puisqu’il s’agit d’inclusion et de lutte contre la discrimination. Aux yeux de Frédérique Jeske, une des explications du faible taux d’emploi se trouve dans les stéréotypes auxquels ces personnes font face. En France, « l’âgisme était parfaitement accepté jusqu’à présent », fustige-t-elle. Pourtant, l’âge est l’un des critères de discrimination reconnu et interdit par la loi.
« L'âgisme était parfaitement accepté jusqu'à présent. »
Frédérique Jeske, fondatrice de Senior for good
Les stéréotypes sont à l'œuvre dès 45 ans. « Il y a des secteurs d’activité dans lesquels dès 42 ou 43 ans, on peut vous faire comprendre que vous êtes has been », décrit Frédérique Jeske, « mais le gros problème commence à 50 ans ». Des entreprises favorisent les jeunes à l’embauche, l’accès à la formation chute de manière significative et les personnes peuvent être incitées à quitter l’entreprise. Un senior au chômage aura plus de difficulté à retrouver un emploi qu’une personne plus jeune. En 2022, 55 % des directeurs de ressources humaines se montraient réticents à embaucher un profil « senior », selon une enquête menée par BVA Consulting pour le cabinet Human & Work. Ces salariés seraient « trop chers, pas connectés, rigides, peu capables de s’adapter », énumère Frédérique Jeske. Et selon elle, « la discrimination par l’âge est partout, dans tous les secteurs d’activités et dans tous les postes ».
Pourtant, embaucher des personnes expérimentées est un avantage pour l’entreprise. « Il faut regarder les bénéfices plutôt que le coût : ils sont compétents et opérationnels dès leur embauche », avance Frédérique Jeske. Elle note aussi la « capacité de prise de recul des expérimentés dans une phase de transformation importante des entreprises, face aux enjeux sociaux, environnementaux et technologiques ».
Une collaboration intergénérationnelle utile
« L’expérience ne donne pas les mêmes compétences que l’école », constate en effet Claudia Montero, la directrice générale d’Eurogroup consulting. En 2020, ce groupe de conseil a souhaité déployer une politique proactive sur le sujet dans le cadre de sa démarche RSE. Mais aussi pour trouver des ressources qualifiées : dans le secteur du conseil, la moyenne d’âge est basse - elle est de 33 ans chez Eurogroup - et le turnover est important. « Le conseil est souvent perçu comme un métier d’apprentissage », explique Claudia Montero, la directrice générale. « Le premier facteur d’exclusion dans notre profession, c’est l’âge : passé un certain âge, certains voient leur employabilité baisser ».
« L'expérience ne donne pas les mêmes compétences que l'école. »
Claudia Montero, directrice générale d'Eurogroup consulting.
Le groupe a donc créé un dispositif appelé « parcours rebond » qui permet à des salariés expérimentés de rejoindre le cabinet comme consultants débutants en deuxième ou troisième partie de carrière, pour un salaire de 50 000 euros par an -« le salaire n’a jamais posé question », précise Claudia Montero. Cinq à sept personnes sont accueillies au sein du groupe pendant une semaine : ils découvrent le métier et réalisent quelques missions, avec les consultants déjà en poste. À l’issue de cette immersion, ils peuvent présenter leur candidature. En trois sessions, neuf personnes ont déjà été recrutées. Les personnes qui participent sont à la fois des personnes « éloignées de l’emploi à partir de 50 ou 55 ans », et à la fois « des personnes qui veulent donner un nouvel élan à leur carrière », précise Antoine Dezalay Joly, directeur des ressources humaines du groupe.
Et même si « tout le monde a des biais », le travail entre des consultants de plusieurs générations ne crée pas de tensions notables dans cette entreprise, selon Claudia Montero. 92 % des personnes interrogées par OpinionWay pour le groupe Apicil sont d’accord avec le fait que la « collaboration intergénérationnelle est indispensable à la transmission des savoirs » et 87 % qu’elle favorise l’innovation.
Des politiques applicables des PME aux grands groupes
Ce type de politique volontariste n’est pas la seule action que les entreprises peuvent déployer. Il faut « former les recruteurs, les services de ressources humaines et les managers, pour les aider à prendre conscience de leurs biais cognitifs », déclare Frédérique Jeske. Elle conseille aussi de sensibiliser l’ensemble des équipes, afin de permettre aux différentes générations de mieux travailler ensemble. Les entreprises peuvent également mener des politiques d’adaptation des postes de travail quand cela s’avère nécessaire.
Toutes les entreprises peuvent agir, peu importe leur taille. « J’ai l’impression que les petites entreprises sont un peu plus ouvertes, parce que le patron est plus proche des équipes, mais de grandes entreprises mettent en place de belles initiatives », salue Frédérique Jeske. D’après elle, les choses prennent du temps, mais évoluent. Elle alerte toutefois sur le risque de « seniorwashing » : « il y a aussi des entreprises qui ne font que de la communication en signant des chartes sans agir », observe-t-elle.
Célia Szymczak