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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 11 janvier 2023 - 07:01 - Mise à jour le 25 janvier 2023 - 23:23
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[INTERVIEW] Anne Lescot (Fonds du 11 janvier) : « Toutes les batailles pour conserver le lien social sont indispensables à mener dans un contexte de plus en plus clivé »

Après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper-Cacher, dix fondations se sont regroupées pour s’engager pour un projet commun dont l’objectif était de lutter contre la radicalité, l’intolérance. Originale et courageuse, cette initiative a permis d’affronter sans tabou le sujet du fait religieux, souvent évité, en ouvrant des portes de dialogue et d’échanges.

[INTERVIEW] Anne Lescot (Fonds du 11 janvier) : « Toutes les batailles pour conserver le lien social sont indispensables à mener dans un contexte de plus en plus clivé ». Crédit photo : DR.
[INTERVIEW] Anne Lescot (Fonds du 11 janvier) : « Toutes les batailles pour conserver le lien social sont indispensables à mener dans un contexte de plus en plus clivé ». Crédit photo : DR.

Le partage de valeurs pour s'engager

  • Anne Lescot, vous avez dirigé le Fonds du 11 janvier. Pouvez-vous nous dire ce qu’est ce Fonds du 11 janvier ? 

 

Le Fonds du 11 janvier est né dans l’élan de la marche du week-end de 2015 qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper-Cacher. Dix fondations se sont alors réunies à l’instigation de Jean-Marie Destrée, délégué général de la Fondation Caritas, avec le dessein d’apporter une réponse collective, concrète, dédiée à la prévention de la violence des jeunes et à l’amélioration du vivre ensemble. 

Les fondations ayant créé le Fonds du 11 janvier :

Fondation Alter et care, Fondation Caritas France, Fondation Nina et Daniel Carasso, Fondation Chanel, Fondation pour la mémoire de la Shoah, Fondation Financière de l’échiquier,  Fondation de France, Fondation Hippocrène, Fondation SNCF et l’entreprise Thalys.

 

  • C’était donc un projet qui essayait pour absorber le choc de voir comment différentes composantes de la société civile pouvaient se mettre ensemble pour donner des voies d’ouverture…

 

Oui, chacune des différentes fondations était déjà engagée dans des actions de terrain, en faveur du dialogue interculturel, de l’insertion, de la cohésion sociale. En mettant des moyens en commun il s’agissait finalement d’amplifier ces actions, mais en leur donnant une direction extrêmement précise : soutenir des initiatives de la société civile dans le cadre de la laïcité, en faveur de la citoyenneté et du respect de l’autre, de la connaissance du fait religieux, de la cohésion et du vivre ensemble. Nous avons cherché à donner encore plus d’écho à ce que chacune des fondations faisait de son côté.

 

  • Il a fallu définir un programme pour éviter des initiatives désordonnées ?

 

L’idée était de regrouper ces fondations et de déterminer un objet commun. Il s’est construit à travers les objets de chacune des fondations qui ont composé le Fonds du 11 janvier. C’est pour cette raison que l’on trouve à la fois un objet assez large, mais quand même toujours centré sur un objectif de fond qui est la formation de l’esprit critique des jeunes et la prévention de la violence. À partir de là, il s’agissait de déployer différentes actions ou démarches soit en faveur du dialogue interculturel, soit tournées vers la laïcité et la connaissance du fait religieux, soit vers des actions de cohésion et de vivre ensemble. Le fonds a été abrité à la Fondation de France et le suivi confié au Centre Français des Fonds et des Fondations.

 

  • J’ai vu que certaines fondations relevaient de certaines obédiences : Caritas : catholique, la Mémoire de la Shoah : juive. Mais je n’ai pas vu la Fondation pour le Protestantisme. Ni le Secours islamique ?  

 

Ils ne faisaient pas partie des dix fondations bailleuses de départ, mais Elsa Bouneau, directrice la Fondation pour le Protestantisme, et Rachid Lahlou, qui est le président du Secours Islamique, ont été sollicités pour rejoindre le conseil d’administration au titre de personnalités qualifiées.

Une contribution majeure pour le lien social

  • Est-ce le conseil d’administration qui a défini les orientations ? Cela a-t-il pris du temps ?

 

Cela a pris un peu de temps, d’abord le conseil d'administration a défini les orientations du Fonds avec l’aide d’experts extérieurs. Mais l’objectif étant clair, cela a facilité la mise en place du programme défini après quelques des réunions de calage. Au mois d’avril 2015, le Fonds s’est défini juridiquement et les premiers projets ont été lancés cette même année. 

 

  • Vous avez pu rassembler environ 3,5 millions d’euros. 

 

Comme chaque fondation s’était engagée sur un certain montant annuel pendant cinq ans, ce sont effectivement 3,5 millions d'euros qui ont été réunis. En cours de route, nous avons reçu des financements supplémentaires qui sont venus de la société Thalys. C’est une histoire intéressante. Thalys nous a rejoint en 2018 parce que la société a été victime d’une tentative d’attentat qui aurait pu être absolument effroyable si le terroriste n’avait été maîtrisé par trois voyageurs américains. Cet épisode a donné lieu à un film tourné par Clint Eastwood qui a payé des droits à la société pour tourner dans le train. Thalys n’a pas voulu conserver cet apport financier et a souhaité reverser ces fonds au bénéfice d’actions mises en place pour lutter contre la violence. Ils ont eu vent du Fonds du 11 janvier, mais ont également souhaité reverser des fonds à une structure en Belgique. C’est ainsi que 300 000 euros ont été répartis à parts égales entre le Fonds du 11 janvier et la Fondation Roi Baudouin. Grâce à ces financements, ce sont 47 associations qui ont été soutenues et 58 projets menés, six séminaires de formation et des rencontres publiques et inter-associatives organisées. Nous avons aussi soutenu une étude passionnante : « Approches et pratiques de la radicalisation en France » ainsi qu’une collection de podcast de 19 épisodes « Esprit critique es-tu là ? » qui donne la parole à 14 associations soutenues. C’est une mémoire du Fonds du 11 janvier extraordinairement pédagogique.

 

  • A-t-il été difficile de choisir les projets ? Cela s’est-il fait de manière homogène ou clivée ?

 

Il y a eu des moments de fortes tensions parce que les points de vue étaient très distincts, comme vous le disiez précédemment, entre la Fondation Caritas ou la Fondation pour la Mémoire de la Shoah ou aussi la Fondation de France, avec des approches et des visions qui peuvent être distinctes, mais il y a des valeurs partagées. C’est cela qui a permis in fine au dispositif de fonctionner. Il a fallu un peu de temps, mais le comité a réussi à trouver un modus vivendi et un modus operandi, parce qu’il y avait des valeurs partagées chez chacun. C’est ce socle de valeurs qui a permis que des objets au départ distincts, fassent œuvre commune. Toutes les batailles pour conserver le lien social sont indispensables à mener dans un contexte de plus en plus clivé.

 

  • Comment avez-vous défini les types de projets que vous alliez soutenir ?

 

Un premier volet consistait à favoriser les projets tournés vers la jeunesse. Au départ il s’agissait d’accompagner les 11-18 ans et les jeunes jusqu’à 25 ans en situation de fragilité. Puis nous avons ouvert aux classes primaires parce que nous sommes assez rapidement rendu compte que dès le primaire se jouaient beaucoup de choses. Ensuite nous avons favorisé les projets qui se déroulaient dans la durée en laissant de côté les actions « one shot ». Nous voulions des actions qui se répètent avec les mêmes jeunes, qu’ils soient amenés à être acteurs des activités et pas seulement des récipiendaires de financement.  

Pour le deuxième volet, nous souhaitions aussi outiller la communauté éducative au sens large, les enseignants, les éducateurs, mais aussi les parents. Nous avons voulu soutenir des projets qui les concernent directement, avec notamment des outils pour aborder certaines questions, comme celles des médias, de la laïcité, du fait religieux qui sont extrêmement compliquées, sensibles. Nous en avons eu la triste confirmation en 2018 avec l’assassinat de Samuel Paty et pour nous, il fallait renforcer, soutenir, accompagner tous ceux qui au quotidien, essaient de transmettre des valeurs et surtout de former l’esprit critique des jeunes. Un tiers des projets environ concernait l’éducation aux médias et à l’image.

 

  • Comment avez-vous pu trouver si rapidement des projets ?

 

Au départ, nous nous sommes appuyés sur les structures que chacune des fondations connaissait. Elles avaient chacune un vivier d’associations qu’elles soutenaient et sont allées chercher celles qui correspondaient à l’objet du Fonds. C’est au bout de deux ans environ que nous avons commencé à recevoir des projets de porteurs qui nous ont contactés directement. Nous les recevions au fil de l’eau et n’avons jamais développé d’appel à projets. En revanche, nous organisions trois comités de sélection par an et nous avons ainsi découvert des associations qui n’étaient pas nécessairement connues des fondations, mais qui agissaient sur le terrain. 

 

  • Le Fonds vient de se clore, il a donc duré dix ans ?

 

Non, il a duré vraiment cinq à six ans de manière effective, de 2015 à 2020. Les trois derniers grands projets ont été mis en œuvre en 2020. On peut donc compter sept ans d’existence.

 

  • Vous disiez que les projets étaient soutenus dans la durée, qu’est-il advenu du suivi des derniers projets ? 

 

Les derniers projets ont été suivis comme ceux qui les ont précédés, c’est-à-dire que nous les suivons à travers une méthodologie qui a été amenée par la Fondation de France. C’est en effet la Fondation de France qui a accueilli sous son égide le Fonds du 11 janvier et sa méthodologie est assez pointue dans le suivi des projets avec des rapports détaillés qui sont remis par les associations et également des visites de terrain. Ces visites de terrain ont été faites par moi, la responsable du Fonds. Mais nous avons aussi organisé des rencontres périodiques avec certains des acteurs que nous soutenions pour qu’ils parlent publiquement de leur projet soit avec les membres du comité du Fonds du 11 janvier, soit avec un public plus large. 

 

  • Lorsque les projets ont été terminés, ont-ils servi de base à une diffusion ? Finalement, sur un tel sujet, cinq ans ce n’est pas très long. Tirez-vous quelque chose de cet ensemble de projets qui est utilisé par l’Éducation nationale, par les éducateurs ou différents acteurs publics ? Même si la démarche s’inscrit sur cinq ou sept ans, c’est finalement quand même un « one shot »…

 

Non, ce n’est pas un « one shot » parce que même si l’approche du Fonds du 11 janvier n’a pas été directement reprise par l’État ou par les instances éducatives, nous avons contribué à renforcer très sérieusement un certain nombre d’associations qui œuvraient déjà dans ce domaine, qui avaient de très bonnes idées et réalisaient des actions admirables sur le terrain, mais qui avaient parfois du mal à être financées et avaient besoin d’un coup de pouce pour se déployer plus largement. En soutenant certaines structures nous leur avons permis aujourd’hui d’être clairement identifiées par l’Éducation nationale par exemple. Pour nous, c’est une petite victoire parce qu’au final c’est à travers les associations que se diffuse le travail. 

Des résultats à partager et à diffuser

  • Vous considérez donc que l’opération a été utile. 

 

Elle a été utile. Nous, en tous cas nous le savons parce que les associations nous le disent. Ce qui a déjà étonné un certain nombre d’associations, c’est que nous les ayons soutenues sur ces sujets-là tels que la lutte contre les discriminations, l’antisémitisme, le vivre ensemble…  Cela paraît maintenant presque évident et on en parle beaucoup ces dernières années, mais les financements pour ce type d’activité ne sont pas aussi nombreux et pas simples à obtenir, car ce sont des sujets qui font peur, qui sont assez clivants, que l’on aborde en sachant que l’on marche sur des œufs. Même avec l’éducation aux médias qui pourrait sembler a priori, surtout dans une grande démocratie comme la France, un sujet assez bateau, mais qui s’avère compliqué à traiter. Lors de l’épidémie de Covid et avec la période de confinement, on a vu notamment déferler des théories de complot. 

 

  • Est ce que l’activité que vous avez eue à travers les médias vous a semblé efficace ? 

 

Oui, je le crois. Le propos n’est pas que nous nous occupions des médias directement. Nous avons soutenu des associations qui travaillent à l’éducation aux médias et à l’information. Elles font un véritable travail de dentelle et il est très compliqué de mesurer l’impact de leurs actions sur un sujet aussi mouvant et qui revêt tant de formes. Pour autant, dans une société de la communication et de l’information, il s’agit notamment de former des cyber-citoyens éclairés et capables de s’informer en exerçant leur esprit critique…. C’est un peu David contre Goliath devant l’ampleur de la tâche, mais on se doit d’y aller. 

Je peux vous citer l’association Entre les lignes qui était une toute petite association qui n’avait pas de salariés lorsque nous les avons rencontrés, qui avait été créée par une journaliste de l’AFP en 2010 et dont l’activité a pris une nouvelle ampleur après les attentats de 2015. À travers cette association, des journalistes de l’AFP se mobilisent pour faire des interventions et former à l’éducation aux médias dans les classes. Au départ, il y avait une trentaine de journalistes volontaires, tous bénévoles, et aujourd’hui ils sont près de 250.  Pour nous, cela reste un beau succès d’avoir contribué à développer ce type d’actions. 

 

  • Pouvez-vous citer un autre exemple ? 

 

L'association Enquête qui travaille autour de la laïcité et du fait religieux. Elle déploie depuis 2010 des outils à destination des jeunes qu’elle met à disposition des enseignants, de la communauté éducative. Elle intervient dans les classes, pour pouvoir parler de manière apaisée du fait religieux et de la laïcité. C’est une association qui s’est considérablement développée dans le temps.  

 

  • Comment s’est effectuée la clôture du Fonds ?

 

En 2020, au moment de la clôture du Fonds du 11 janvier, il restait un reliquat et le comité a souhaité agir différemment pour distribuer ces fonds en demandant aux associations soutenues par le Fonds de nous présenter des projets co-construits entre elles. Enquête et Entre les lignes se sont mises ensemble pour nous proposer un projet de création d’outil pédagogique à destination des enseignants et touchant à la fois à l’éducation aux médias, à la laïcité et au fait religieux. Provoquer cette coopération entre associations est l’une des grandes leçons du Fonds car elles ont souvent plus en commun qu’elles ne le savent puisque la plupart du temps elles ne se connaissent pas ou de très loin. 

Nous avons aussi retenu Cartooning for Peace qui a été créée par le dessinateur Plantu et Espoir 18, une association de terrain, basée dans les 18e et 19e arrondissements de Paris et qui opère sur le même terrain depuis 20 ans. 

Il faut reconnaître que ces deux dernières années ont été très compliquées pour les associations en raison de la pandémie puisqu’elles n’ont pas pu se rendre dans les classes pendant un certain temps et que même lorsque les classes ont été réouvertes, les professeurs n’étaient pas forcément enclins à accueillir des intervenants extérieurs. Il a donc fallu que ces associations inventent d’autres manières de faire, entraînant de fait des délais plus longs pour construire les outils et les tester. 

Le courage d’agir

  • Quelles conclusions tirez-vous à la fin du Fonds du 11 janvier ? 

 

Ce que l’on tire de cette expérience et ce qui a marqué ceux qui ont été soutenus et ceux qui se sont intéressés à l’action du Fonds, c’est que nous sommes allés sur des sujets qui n’étaient vraiment pas simples et pas du tout consensuels. Aujourd’hui, si vous parlez d’environnement et de climat, les avis s’accordent devant l’urgence, mais quand on parle de religieux, de médias, de discriminations, on se trouve face à des sujets compliqués, dont les enjeux restent entiers mais qui pour autant, demeurent sous-financés. Ce que je retiens du Fonds du 11 janvier, c’est le courage qu’ont eu finalement des fondations dont ce n’était pas le domaine d’expertise, la manière dont elles se sont acculturées à d’autres sujets que les leurs. C’est une forme d’audace qui tranche dans un paysage philanthropique français, plus normé ou frileux que ce que l’on peut trouver dans les pays anglo-saxons plus enclins à s’attaquer aux sujets plus compliqués.

 

  • Oui, et ce sont de plus des fondations qui font appel à la générosité du public, elles ont donc été capables de prendre une position qui ne les rendait pas obligatoirement populaires.

 

Exactement et c’est aussi un exemple de prise de conscience de la nécessité d’agir sur des sujets qui sont aujourd’hui déterminants dans la société française, qui sont essentiels si on souhaite aller vers un apaisement. Ne pas s’y atteler, c’est risquer de voir s’aggraver des conflits sociaux ou culturels, des conflits interpersonnels, les inégalités, des fractures de toutes sortes. 

 

  • Si on tire une leçon de cette initiative, on peut donc se dire aussi que l’on peut prendre un sujet extrêmement clivant et mettre des fondations ensemble pour traiter ce sujet clivant de la façon la plus dépassionnée possible.

 

Tout à fait, même si ce n’est pas simple. Au sein même de ce rassemblement, nous n’avons pas été exempts de passions.

Mais pour terminer je dirai qu’avec la disparition du Fonds du 11 janvier, il y a quelque chose qui va manquer. Ce que l’on peut espérer, c’est que l’exemple de ces fondations soit suivi.  De leur côté, elles ont toutes été marquées par cet engagement, et qui sait si elles intégreront chacune à son niveau certains éléments de l’expérience du Fonds ?

 

Propos recueillis par Francis Charhon.

 

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