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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 20 janvier 2022 - 17:57 - Mise à jour le 24 janvier 2022 - 12:34
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Interview d’Emmanuel Baron, directeur général d’Épicentre 

Épicentre est une organisation qui s’est construite en toute indépendance grâce à la philanthropie. Elle est un exemple éclairant de l’intérêt des financements privés et du retour sur investissement de l’État lorsqu’il apporte la déduction fiscale. Non seulement les fonds du public permettent le développement, la montée en compétence, l’apport de services immenses pour la société mais aussi de donner à notre pays une renommée internationale. Entretien avec Emmanuel Baron, son directeur général.

Interview d’Emmanuel Baron, directeur général d’Epicentre par Francis Charhon, pour le blog Chroniques philanthropiques. Crédit photo : DR.
Interview d’Emmanuel Baron, directeur général d’Epicentre par Francis Charhon, pour le blog Chroniques philanthropiques. Crédit photo : DR.

Une organisation unique 

  • Emmanuel Baron, vous êtes le directeur général d’Epicentre, une organisation internationale spécialisée en épidémiologie. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est cette organisation ?

 

Epicentre est une organisation qui a été créée par Médecins sans Frontières (MSF) il y a une trentaine d’années, c’est son bras armé épidémiologique. On distingue l’épidémiologie et la recherche. L’épidémiologie avec les enquêtes, le travail de surveillance, le travail d’investigation d’épidémie et la recherche que l’on mène avec des standards internationaux dans les centres avec des essais cliniques ou à partir des analyses de données des programmes de MSF.

Depuis cette date, Epicentre a accompagné MSF, ses centres d’intérêt, ses programmes, ses thèmes de travail, que ce soit dans les situations d’urgence, les conflits, les déplacements de population, les catastrophes naturelles aussi, mais aussi les grandes pandémies comme le sida, la tuberculose, le choléra, le paludisme, la méningite. Il s’agit de documenter les situations d’intervention à l’aide de méthodes quantitatives, c’est-à-dire de décrire l’état de santé de populations, de mener des enquêtes en population sur des sujets tels que la couverture vaccinale, la malnutrition, la mortalité. Il y a également un deuxième volet qu’il ne faut jamais oublier : la mission de formation pour les volontaires de MSF afin de leur transmettre des outils qui leur permettent de mieux appréhender un environnement de travail dans lequel l’action humanitaire médicale s’exerce. Ainsi nous mesurons, analysons, publions depuis trente ans.

Sur les activités de recherche proprement dite, nous sommes sur d’autres standards.  C’est là aussi où la professionnalisation, où la crédibilité scientifique se jouent. C’est une part importante de notre développement. 

Et pour développer nos capacités de réaction en urgence comme de recherche de niveau international il faut des fonds…

 

  • En trente ans, vous avez donc construit une expertise qui existait peu en France, en tous cas pour les organisations internationales, vous l’avez construite d’un bout à l’autre.

 

Oui, tout à fait. Les personnes qui ont créé Epicentre ont eu le flair de penser effectivement qu’une organisation médicale humanitaire ne pouvait pas se développer dans ce champ de la médecine humanitaire seulement sur les bonnes intentions, les vœux pieux tel que « primum non nocere », mais qu’il fallait aussi être professionnel et pouvoir documenter et analyser l’action et ses résultats. L’épidémiologie est la science qui permet cette démarche. Progressivement les méthodes se sont transformées. Cela a fait d’Epicentre aujourd’hui un groupe assez unique, parce que ce n’est ni une organisation à but lucratif comme toute la recherche menée par l’industrie pharmaceutique ou autre ; ce n’est pas non plus la recherche publique au sens français du terme, ce ne sont pas les universités non plus. C’est un groupe unique qui garde une singularité : celle d’associer dans une même organisation MSF, les soignants et les scientifiques, ce que l’on ne trouve nulle part dans le milieu de l’action humanitaire. En général, les scientifiques sont les universités du Nord et les ONG exercent au Sud et il n’y pas d’alliance qui existe entre ces deux mondes. MSF et Epicentre sont dans une même entité, dans une même réflexion et une même action. Ces deux savoirs se conjuguent. Les deux ont progressé, les deux se sont professionnalisés et les deux continuent à peser aujourd’hui non seulement sur l’action médicale, mais aussi sur l’action politique.

Une éthique de l’action

  • Le fait d’avoir désormais une surface d’action importante vous a-t-il fait évoluer dans les relations avec les populations locales et dans les relations avec les gouvernements par rapport à vos débuts ?

 

Ce sont effectivement deux choses importantes. Il y a eu deux axes de développement très forts dans le rapport aux autres, indépendamment de la professionnalisation technique. 

Dans la relation aux populations, il y a toute une dimension éthique des actions dans les études que nous menons. En effet celles-ci consistent à documenter les situations des populations, les conditions sanitaires dans lesquelles elles vivent. Mais c’est aussi tester des stratégies médicales, mener des essais cliniques. Le lien essentiel lors de l’enrôlement des patients dans les essais et aussi pour la restitution des résultats. Dans nos centres nous avons mis en place des « community advisory groups » pour nous aider à réfléchir, à mieux insérer un domaine de recherche au sein de la population. Il faut savoir que le travail sur place n’est plus uniquement mené par du personnel expatrié international, mais de plus en plus avec du personnel national qui est à même de mieux comprendre et expliquer le sens des études menées. Cette évolution remonte maintenant à quelques années. 

La relation aux gouvernements est un deuxième axe de développement. MSF garde toujours une relation prudente avec l’autorité et se construit aussi face aux autorités. Pourtant, il est normal qu’une organisation médicale comme la nôtre mène ses travaux dans une certaine indépendance. Toutefois, la relation au Gouvernement est indispensable, les priorités sont également définies avec lui. Cela permet de donner du crédit aux recherches, car elles sont acceptées par les ministères. Cela nous assure que les résultats soient bien compris, repris et permettent la mise en place des standards de soin. On le voit bien dans les épidémies, dans l’accès aux données, le partage de l’information, le sens des priorités, ou lorsqu’on parle de vaccination à large échelle.

Une implantation internationale

  • En matière de qualification, vous avez construit aujourd’hui une expertise qui est internationalement reconnue. Si l’on souhaite citer quelques chiffres, votre organisation touche combien de pays, combien de personnes, avec quel budget ?

 

On peut citer certains chiffres qui donnent une idée de l’ordre de grandeur de l’organisation et de sa production scientifique. Epicentre, ce sont 300 à 350 personnes aujourd’hui réparties essentiellement sur trois sites avec une équipe d’épidémiologistes et l’équipe de direction à Paris. Il faut mentionner l’importance ici des fonctions de support (finances, ressources humaines, communication, etc.). Nous faisons aussi fonctionner deux laboratoires de recherche : l’un de niveau 3 avec une chambre à pression négative pour l’étude du bacille de la tuberculose au CHU de Mbarara en Ouganda et l’autre à Maradi au Niger axé sur les grandes études de populations, nutrition et vaccinologie. Le budget 2022 est de 19 millions d’euros qui proviennent de la philanthropie par la collecte de fonds publics de MSF à 55 %. Les 45 % restant viennent des grands bailleurs de la recherche européens et internationaux. Pendant les nombreuses années de construction de l’organisation, les fonds étaient totalement issus de la générosité du public. En matière de production pour Épicentre, ce sont près de 85 contrats de partenariats signés pour l’année 2021, 70 publications dans des revues à comité de lecture, des revues médicales internationales. Cela témoigne de la professionnalisation de l’activité et de sa reconnaissance par les pairs dans le monde.

  • Ces 350 personnes et les trois sites représentent vos bases permanentes. Vous avez également la possibilité de faire des envois en fonction des demandes. Cela représente un grand nombre de personnes ?

 

Il y a toujours de vingt à trente personnes qui sont présentes sur les terrains de MSF en République démocratique du Congo, au Nigéria, en Guinée.  Des épidémiologistes sont aussi dans les bureaux de MSF à New York, à Genève, à Bruxelles, à Dakar, à Dubaï. Nous avons également un représentant Afrique à Yaoundé chargé de projets, pour construire une relation avec des partenaires et faire de la communication. 

Des partenariats constructifs

  • Vous évoquez des partenariats autres qu’avec MSF. Pouvez-vous en citer quelques-uns ? 

 

Dans les pays où nous travaillons, les ministères de la Santé sont des partenaires, de même que les universités, les centre de recherche africains.  Je pense par exemple au KEMRI au Kenya, à l’UVRI l’institut de recherche virologique en Ouganda, à l’Université Abdou-Moumouni au Niger, au centre de formation et de recherche sur les maladies tropicales à Niamey également. Il y a aussi des agences des Nation-Unies, que ce soit l’OMS, le Programme alimentaire mondial, ou l’ONUSIDA. On pourrait aussi citer des universités américaines comme l’Université de Harvard avec laquelle nous avons un partenariat fort, des organismes français comme l’Institut Pasteur, l’INSERM, l’IRD, des centres de recherche européens, à Bâle (Swiss Tropical Institute), à Anvers avec l’Institut de médecine tropicale, la London School for Hygiene and Tropical medicine à Londres, avec l’Institut Bernhard Nocht de médecine tropicale à Hambourg en Allemagne.

L’indépendance facteur de liberté et de développement

  • On voit donc bien que vous êtes maintenant un groupe partie prenante de la recherche mondiale en matière d’épidémiologie, reconnu par la rigueur de vos méthodes et par vos résultats. Peut-on revenir sur la question de l’indépendance que vous avez évoquée ?

C’est un sujet fondamental pour nous pour deux raisons. La première est que nous ne sommes pas obligés d’accepter la proposition de projet d’un partenaire ou d’un bailleur parce qu’il faut faire vivre un centre ou une idée. Nous n’allons pas travailler sur des thématiques imposées par les grands bailleurs. Notre lien avec MSF nous donne une certaine latitude pour choisir les sujets, les études, les projets, les situations d’intervention. 

Le deuxième point est l’indépendance scientifique. Par exemple, ce fut le cas pour le vaccin contre le rotavirus qui est responsable de diarrhées mortelles chez l’enfant et le principal responsable de la mortalité chez l’enfant en Afrique sub-saharienne. Nous avons pu mener une étude qui a permis l’enregistrement et la préqualification de ce vaccin par l’OMS. Cette étude faite en partenariat direct avec le fabricant, le Serum Insitute of India, mais le fabricant n’a rien eu à faire sur cette étude qui est un essai de phase 3, donc réalisée sans aucune influence. Cela représente une piste importante. Autre exemple : le vaccin contre la fièvre jaune pour lequel nous avons comparé les quatre vaccins commercialisés. L’étude consistait à mettre face à face les vaccins à pleine dose et leur dilution au 1/5e pour tester leur immunogénicité et pouvoir résoudre des problèmes de stocks en cas d’épidémie. Cela nécessite de l’indépendance, car les fabricants voient là un manque à gagner. Cette recherche sans l’influence du fabricant est une chose à laquelle nous tenons, car cela légitime les résultats, même si cela n’est pas toujours facile.

 

  • Les résultats sur le vaccin de la fièvre jaune ont-ils été probants ? 

Une véritable avancée en santé publique avec des résultats assez probants pour avoir été acceptés et publiés dans une très grande revue médicale internationale, The Lancet. Voilà typiquement une étude qui a été menée grâce à la professionnalisation, au crédit scientifique, aux moyens et au dynamisme et à l’indépendance de notre organisation. Nous sommes fiers de constater après tant d’années que ce genre de travaux vont faire référence et être repris par l’OMS.

L’indépendance financière un choix stratégique

  • On peut donc dire que grâce à la philanthropie, grâce aux donateurs, vous avez pu développer votre professionnalisation et acquérir votre indépendance. 

Effectivement, depuis le début les donateurs sont essentiels pour MSF et pour Epicentre. C’est essentiel parce que c’est un modèle unique. De temps en temps j’entends dire : « Ah vous avez de la chance à Epicentre parce que vous n’avez pas à subir la recherche effrénée de fonds pour vivre, voire pour certains, pour survivre… ».  J’ai pour ma part toujours tendance à répondre que ce n’est pas de la chance, c’est un choix stratégique. Notre développement actuel se fait comme d’autres avec des fonds de bailleurs traditionnels de la recherche mais aussi de fondations ou avec les fonds de MSF qui ne reçoit pas de fonds publics. Pour cela, il faut chaleureusement remercier tous les donateurs qui nous font confiance et permettent de développer des actions au service de ceux qui en ont besoin. 

Aujourd’hui, il y a des organisations prestigieuses dans l’action humanitaire française qui fonctionnent à 80 ou 90 % sur des fonds institutionnels et réalisent des actions magnifiques avec ces fonds. Cela présente certains avantages mais aussi des inconvénients qui sont évidemment une certaine dépendance.  Aujourd’hui, MSF a 50 ans, veut toujours garder une parole libre, ce qui implique qu’il en est de même pour nous. 

 

Propos recueillis par Francis Charhon 

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