[Interview ESS] Maud Sarda, cofondatrice et directrice du Label Emmaüs
Maud Sarda est une formidable entrepreneuse sociale qui déplace des montagnes par la force de son engagement, par ses convictions et ses valeurs. Encore un exemple de ces femmes et ces hommes qui font bouger les lignes de l‘action au profit des plus défavorisés. Ils sont l’honneur de notre pays car ils démontrent que la valeur de l’engagement citoyen au côté d’un État insuffisant.
« Emmaüs m’a donné des ailes »
- Maud Sarda, vous avez récemment dit que Emmaüs vous avait donné des ailes… Vous étiez chez Accenture vous en êtes partie pour entrer dans l’univers Emmaüs puis créer Label Emmaüs. Quelles sont ces ailes dont vous parlez ?
Ces ailes sont celles sont d’un mouvement qui fait avec les personnes qu’il accueille car je n’avais pas jusque-là croisé sur ma route ce type de mouvement associatif. Avant de rejoindre Accenture, j’avais travaillé bénévolement dans le secteur humanitaire, notamment quand j’étais étudiante et j’ai toujours été un peu gênée par le rapport descendant qu’il pouvait y avoir avec ceux que l’on appelle des bénéficiaires. C’est un mot que l’on n’utilise pas du tout chez Emmaüs parce que les personnes que l’on accueille, que l’on accompagne sont vraiment actrices de leur sort. Elles travaillent avec nous, elles vivent dans les structures Emmaüs. Emmaüs en réalité leur appartient autant qu’aux personnes qui sont salariées à la direction. Il y a vraiment ce vivre ensemble, ce « agir ensemble » qui est fondamental. C’est ce qui m’a plu tout de suite.
Sous l’inspiration de l’abbé Pierre
- Tout cela est sous l’ombre de l’abbé Pierre...
Oui, c’est une figure très forte dans ce mouvement quels que soient les acteurs. Il y a, je crois, 20 000 personnes au quotidien dans le mouvement Emmaüs et tout le monde, qu’on l’ait rencontré ou non, est très imprégné par sa vie, par ses messages, par ses phrases chocs dont il avait le secret et par sa vision tellement moderne et profondément humaniste.
- Qu’entendez-vous par la vision moderne ?
La vision moderne c’est selon moi, d’avoir très tôt contribué à créer un modèle qui a sa propre activité économique au cœur de son action sociale, avec la revente de produits d’occasion qui est aujourd’hui dans l’air du temps. Il y a 70 ans l’abbé Pierre avait créé un mouvement capable de s’auto-financer et d’entreprendre beaucoup d’actions avec ses propres moyens. C’est l’économie circulaire dont on entend tellement parler. Toute cela participe aussi à la dignité des personnes. Le fait de ne pas avoir à « quémander », c’est ce qui assure aussi la liberté de parole de quelqu’un comme l’abbé Pierre.
- Emmaüs est très générateur d’initiatives nouvelles.
De tous temps, le Mouvement Emmaüs a généré beaucoup d’initiatives. On peut citer Artisans du Monde créant le commerce équitable né sous l’impulsion de l’abbé Pierre, il y a 40 ans avec un discours très fort, notamment par rapport à la situation au Bangladesh. Toujours avec cette idée que l’on n’est pas dans la charité mais que ce sont les personnes elles-mêmes en créant leur propre économie qui s’en sortent. On peut aussi citer Emmaüs Défi, Label transition, Emmaüs Connect, Label Emmaüs, qui sont sur le champ du numérique avec des modèles bien différents d’une communauté Emmaüs traditionnelle, mais ont le même ADN : combattre toutes les formes d’exclusion comme cela figure dans les statuts des structures Emmaüs. Il y a eu aussi la création d’Envie qui reconditionne de l’électro-ménager qui est cousin du Mouvement Emmaüs ainsi que Lulu Dans ma Rue qui ne fait pas partie du Mouvement mais dont le fondateur a œuvré pas mal d’années chez Emmaüs.
L’incompréhension des politiques
- Depuis l’initiative de l’abbé Pierre et le travail de multiples organisations contre la pauvreté et l’exclusion on n’a pas l’impression que la situation se soit vraiment améliorée.
Non et il y a même une accélération de la précarité. La Fondation Abbé Pierre récemment a montré que depuis 2012, le nombre des personnes à la rue a doublé et on est aujourd’hui à 300 000 personnes à la rue quand en 2012 ce chiffre était de 150 000. C’est le visage le plus criant de la précarité, les personnes qui sont à la rue mais il y a aussi tous les travailleurs pauvres. Pour 300 000 personnes ce ne serait quand même pas si dingue de réussir à monter des programmes à la hauteur de cet enjeu-là. Pourtant on n’y arrive pas !
- Quand vous dites : « On » n’y arrive pas, je suppose qu’il s’agit de l’État. Cela veut-il dire que les dispositifs mis en place par l’État n’arrivent pas au bout de leur efficacité ?
Je pense déjà qu’il y a une idéologie qui empêche d’être efficace sur ces questions. Pour moi, par exemple, la position de principe de l’État actuellement sur le RSA des jeunes en est une bonne illustration. Il y a une poche de pauvreté qui est en train de se creuser au niveau des jeunes, dès lors que les moins de 26 ans ne sont pas éligibles au RSA, ce qui va devenir dramatique avec la crise sanitaire actuelle. Partant du principe que l’on ne veut pas vivre dans une société que l’on va désigner comme une société de l’assistanat, on préfère mettre de l’argent actuellement sur les programmes de relance et pour les jeunes ce sont plutôt des aides sur l’alternance, sur la première embauche... qui vont œuvrer. On ne parle pas de tous les jeunes. On parle des jeunes qui font des études, qui finissent leurs études mais il y a tous les autres qui sont dans la grande précarité et qui ne sont pas à ce niveau-là, on les oublie. C’est incompréhensible pour moi parce que je pense que l’on peut soutenir financièrement des jeunes qui sont l’avenir de notre société sans pour autant tirer un trait sur des valeurs de travail. Chez Emmaüs, la plupart du temps un compagnon refuse de toucher le RSA alors qu’il y est éligible parce qu’il veut vivre de son travail, mais cela c’est parce que l’on permet qu’il ait un travail, et que l’on a tout fait au sein d’Emmaüs pour accueillir ce type de personne et la rendre actrice. Donc ce n’est pas antinomique. Il faut absolument des matelas sociaux et surtout dans des périodes comme celle-ci.
- Il faut des matelas sociaux et aussi des acteurs de proximité…
Oui bien sûr des acteurs capables d’être près des gens, et là on touche à la longue litanie de tout ce qui a été fait sous ce gouvernement pour malheureusement attaquer le monde associatif : la suppression de ISF, il y a eu ensuite les contrats aidés, en passant par raboter les APL, etc. Les signaux sont très clairs.
L’alliance des acteurs de l’intérêt général
- Pour vous c’est une position politique, idéologique qui se prolonge depuis longtemps avec les divers gouvernements ; c’est l’idée que l’intervention de l’État prime. Pensez-vous qu’il ne s’appuie pas assez sur des acteurs locaux capables d’être au contact du terrain, à la périphérie, qui tiennent la société par le lien social dans les apports qu’ils font ? A-t-on un État qui ne sait pas lâcher, qui ne sait pas déléguer ?
Oui, je pense qu’il y a une vraie méconnaissance de ce secteur, et aussi des idées reçues, parce qu’il n’y a pas que d’un côté l’aide alimentaire, très caritative et puis de l’autre, des entreprises d’insertion qui n’ont pas beaucoup de subventions et qui sont certes en capacité de créer des emplois mais parfois peu accessibles à des personnes en grande précarité. Entre ces deux, il y a tout le monde de l’ESS, de l’associatif, avec tellement d’expérimentations, d’innovations, qui ne demanderaient qu’à être soutenues.
- Comment voyez-vous la jonction de l’ESS avec le monde associatif, de ceux qui dépendent des dons, de la philanthropie. Tout cela est-il une sorte de « consortium » de bonnes volontés pour améliorer la société ?
Je crois personnellement beaucoup à l’hybridation des modèles et à la mutualisation. Selon moi, c’est de cette manière que nous pouvons nous en sortir. Pour moi Label Emmaüs en est une illustration, puisque nous avons à la fois un modèle économique et nous facturons notre prestation aux structures de l’ESS qui vendent sur notre marketplace avec une commission. Mais en même temps, nous faisons appel à la générosité du public puisque nous invitons les particuliers à prendre des parts de notre coopérative. Nous nous basons sur un modèle coopératif où les personnes ne vont pas attendre de dividendes et vont investir au capital de notre structure qui appelle à la solidarité par l’achat et le don des biens évidemment. Emmaüs repose sur le don matériel et c’est très important de le rappeler d’ailleurs car aujourd’hui on vend en ligne et on ne donne plus beaucoup. C’est pour cette raison que nous avons ce nouveau projet Trëmma qui va sortir en janvier 2021.
La volonté et la force de l’engagement pour innover
- Quel est ce projet ?
Trëmma, qui s’orthographie avec un e tréma, avec deux fois la lettre m pour faire un clin d’œil à Emmaüs, est un nouveau site complètement différent de Label Emmaüs qui va être ouvert en janvier. Sur ce site, les opérations fonctionnent un peu comme un financement participatif : comme sur Ulule ou KissKissBankBank. Tout le monde peut choisir un projet qu’il souhaite soutenir. L’originalité c’est qu’on pourra le faire en donnant un produit en ligne et non en donnant de l’argent. On pourra par exemple créer une annonce avec son canapé ou ses vêtements.
Nous allons essayer de faire quelque chose d’extrêmement simple comme sur Vinted ou sur Leboncoin. Vous créez votre annonce, vous indiquez que le produit de la vente soutiendra tel ou tel projet. Nous allons proposer trois ou quatre projets sur la plateforme, qui sont tous des projets solidaires portés par le numérique. Le numérique au service d’un projet social car l’annonce est intégrée automatiquement sur Label Emmaüs. Il y a une étape de modération effectuée par des personnes en insertion, ce qui apporte aussi un nouveau moyen de créer plus d’emplois en insertion au sein de la marketplace. Une fois la vente réalisée, l’argent de la vente est reversé automatiquement sur Trëmma pour le projet en question.
- Imagination et innovation au service de la solidarité !
Finalement quand nous avons créé le site de Label Emmaüs il y a quatre ans, c’était l’achat solidaire des bric-à-brac dans le monde physique que l’on prolongeait en ligne. Et là avec Trëmma c’est la même chose, nous sommes dans le prolongement du don matériel d’Emmaüs historique en ligne.
- Cette capacité d’innovation vous l’avez tout d’abord parce qu’il y a des personnes comme vous qui êtes absolument déterminés à trouver de nouvelles voies, mais il ne suffit pas de dire « j’innove », il faut avoir les moyens de son innovation.
Je pense qu’Emmaüs est un terrain particulièrement propice à l’innovation. Notre organisation très décentralisée depuis toujours mais reposant quand même sur un nom qui porte, un patrimoine très fort, très connu des Français donne à la fois la liberté d’agir, de coller aux réalités du terrain tout en ayant aussi l’appui d’un mouvement aussi puissant qu’Emmaüs. Quand je dis puissant, ce n’est pas tellement en termes financiers parce que nous n’avons pas vraiment d’ingénierie financière au niveau national. Chaque structure doit en effet lever ses propres fonds, mais il y a quand même de l’appui du Réseau Emmaüs France. Donc ceci c’est une grande force. Moi, quand j’ai eu cette idée du Label Emmaüs je ne partais pas de rien, j’avais ce patrimoine incroyable. Quand on va voir un partenaire et qu’on lui dit Emmaüs, tout de suite cela ouvre énormément de portes.
- Vous travailliez déjà chez Emmaüs ?
Oui, je travaillais chez Emmaüs France quand j’ai lancé Label Emmaüs. À force de rencontrer des acteurs Emmaüs, j’ai été frappée de voir que dans les 450 points de vente partout en France, il n’y avait quasiment rien en ligne et de par mon expérience chez Accenture, je savais bien l’importance des systèmes d’information, du web. C’est aussi en voyant la croissance impressionnante d’acteurs comme Amazon, Leboncoin, que cela m’a paru une menace. C’est cette urgence qui nous a poussé dans cette direction. Je me suis alors demandé par quel bout prendre le sujet parce que culturellement il n’est internet était plutôt mal vu, contraire au lien social si cher au mouvement Emmaüs.
Il y avait quand même des personnes qui étaient très précurseurs au sein d’Emmaüs, qui avaient déjà testé les choses, créé un site Internet. Mais de passer à l’étape où l’on crée un projet à l’échelle nationale c’est autre chose et surtout ce qui a été le plus difficile c’est de mutualiser les forces de tout le monde dans un mouvement qui a l’habitude d’une grande indépendance de chaque entité. Pourtant sur cette question nous n’avions pas le choix. Car pour exister sur internet, soit on se mutualisait pour avoir un catalogue un peu consistant, soit on n’avait aucune chance d’être visible. En fait Internet nous a forcés à unir nos forces, ce que nous ne faisons pas beaucoup dans le monde physique, y compris à l’intérieur d’Emmaüs et encore plus au niveau des différents acteurs de l’ESS. La force a été aussi de réussir à ramener dans notre marketplace d’autres acteurs, ceux dont je parlais (Envie) et puis ceux qui ont la même activité de ressourceries que nous.
Casser les préjugés
- Votre projet montre de façon éclatante que les compagnons qui, vu de l’extérieur, semblaient très loin de l’emploi, sont directement entrés dans ce monde extrêmement moderne de l’Internet faisant voler en éclat les a priori.
Ah oui c’est la grande leçon de ce projet ! Nous avons vraiment fait ce projet avec les personnes au sein des structures Emmaüs, à savoir principalement quand même des compagnons, des bénévoles, et finalement peu de salariés dans le lot. Ce sont vraiment eux au quotidien qui sélectionnent les objets, les prennent en photo. La photo, ce n’est pas évident, cela demande certaines compétences, des réglages, des retouches. Il y a ceux qui écrivent les annonces et il faut savoir comment tout cela va bien se référencer sur le web. Les techniques de référencement ne sont pas évidentes non plus. Il faut être actif, confirmer les commandes dans les 24h-48h maximum. Ce ne sont pas du tout les mêmes réflexes que dans un espace de ventes. Il faut gérer son stock, car chez Emmaüs il n’y a pas de code barre et habituellement pas de gestion de stock. Pour la vente en ligne c’est obligatoire. Il faut aussi conditionner les colis, aller sur le back-office d’un transporteur pour éditer son bordereau d’expédition. Il faut vraiment assurer toute la chaîne et personne n’avait jamais fait de e-commerce auparavant.
- Vous avez donc organisé des formations ?
Nous avons tous appris ensemble. Nous avons quand même fait intervenir des professionnels en bénévolat la plupart du temps, comme des photographes, pour les prises de vue des objets par exemple. Nous n’avons pas inventé, mais petit à petit nous avons monté des formations, les premiers qui se sont formés ont formé les autres et nous avons fait évoluer nos outils. Au début nous avons travaillé avec des outils informatiques « du marché » et petit à petit nous avons développé nos propres outils pour nous adapter au public.
- Quand on crée une entreprise comme celle-là, on doit trouver des financements, et c’est une bataille en soi, il faut trouver les gens qui vous font confiance.
Pour les financements, depuis quatre ans, nous avons réuni environ deux millions d’euros. Ce qui n’est pas énorme pour un projet de cette taille, mais qui paraît énorme à beaucoup parce que nous n’avons pas l’habitude dans le secteur associatif de mettre de telles sommes dans l’informatique. En effet nous n’avons pas construit une résidence sociale ou d’hébergement d’urgence avec cela, ce que certains ont pu nous reprocher. Ces deux millions d'euros nous ont permis de supporter des pertes pendant les premières années, et d’investir sur l’informatique et sur la logistique. Cet argent nous l’avons réuni de trois manières : nous avons ouvert le capital au grand public et à tout type de partenaires, nous comptons plus de 500 sociétaires aujourd’hui. Nous avons reçu des subventions d’investissement de collectivités, de fondations et nous avons fait appel à la finance solidaire (France Active, INCO) sous forme d’endettement. Nous allons devoir rembourser tout cela dans les années qui viennent.
Nous estimons que sur nos activités existantes, nous avons atteint quasiment notre seuil de rentabilité. Maintenant l’activité doit donc s’autofinancer, c’est important parce que nous restons Emmaüs et sommes habités par cette idée.
Pour des nouveaux projets, comme le développement d’une nouvelle plateforme logistique dans le Sud-Ouest, nous recherchons de nouveaux partenaires pour nous soutenir. Pour Trëmma dont j’ai parlé plus tôt nous avons également cherché des fonds. Nous recherchons plutôt des financements pour le développement de nouveaux projets.
Toujours de nouveaux projets pour avancer !
- Vous avez encore des projets ?
Oui l’année dernière nous avons créé Label Ecole, mais ce n’est pas un projet avec un modèle économique. Nous dispensons des formations gratuitement aux demandeurs d’emploi et nous travaillons en lien avec Pôle Emploi, la Région Île-de-France, etc. Et là nous bénéficions de fonds de collectivités, des fonds européens ou dispensés par des fondations. Mais malgré tout nous sommes en train de réfléchir au modèle économique pour l’année prochaine. Nous allons créer une agence web par exemple, à l’intérieur de l’école qui pourra facturer à des clients la création de sites Internet. Ces sites, nous allons les créer avec les personnes en insertion qui seront embauchées parmi les apprenants.
Sur le projet Label Emmaüs, nous arrivons à la fin d’un premier cycle correspondant à une projection faite en 2016 sur six ans qui nous amenait à notre seuil de rentabilité. Nous devons donc normalement y être l’année prochaine. Nous allons pouvoir commencer à dégager des bénéfices pour tout d’abord rembourser l’endettement, et le reste des bénéfices sera réinvesti dans l’outil de travail puisque nos statuts nous l’imposent, nous avons fait le choix de mettre 100 % des bénéfices dans les réserves de la coopérative. Il n’y a pas du tout de dividendes.
Nous arrivons à un deuxième cycle où nous avons envie de nous reprojeter sur cinq à six ans, avec beaucoup d’idées de développement, notamment pour créer de plus en plus de plateformes logistiques. Nous en avons une en Île-de-France, une deuxième qui se développe dans le Sud-Ouest, mais nous pensons qu’il y a beaucoup à faire un peu partout. Nous nous apercevons en particulier que la vente en ligne est un vrai levier du réemploi. En Île-de-France nous récupérons des livres que les Emmaüs physiques n’écoulent pas. Nous récupérons les bennes de recyclage et dans tout cela nous parvenons à sauver un livre sur deux. Forcément le web est une zone de chalandise beaucoup plus importante qu’un magasin physique. Dans le Sud-Ouest ,nous voudrions le tester sur une autre filière qui sera le meuble. Nous allons récupérer beaucoup de meubles invendus dans les espaces de vente, les customiser, les réparer... et ce modèle, on peut le multiplier à l’infini. On pourrait faire une plateforme sur la vaisselle, une plateforme sur les jouets, etc. Ce sont autant de postes en insertion que nous pouvons créer aussi : préparateur de commandes par exemple.
- Vous êtes en face de grosses plateformes comme Leboncoin, Amazon, pour lesquelles les gens ont appris la fluidité. Quand vous faites un achat sur Amazon, en deux clics,c’est fait. Comment vous adaptez-vous à ce contexte où l’informatique a cette obligation de simplicité ? Cela doit représenter des investissements extraordinaires ?
Nous n’avons pas levé des fonds par millions comme cela…, parce qu’évidemment nous n’intéressons pas les business angels classiques puisqu’il n’y a pas de dividendes. Nous avons surtout fait preuve de bon sens. Les deux millions d’euros que nous avons levés l’ont été sur plusieurs années, cela nous a obligés à ne faire que l’essentiel, et à beaucoup bricoler avec du bon sens. Nous créons les outils informatiques avec les personnes qui les utilisent. Nous sommes en lien avec eux toutes les deux semaines ou tous les mois par des réunions en ligne. Ils remontent leurs besoins et petit à petit nous ajoutons de petites briques pour coller à la réalité des opérateurs. Côté client, nous n’avons pas pu inventer. Nous avons beaucoup regardé comment le marché fonctionnait et avons essayé d’être le plus intuitif possible, le plus moderne, recherché des partenaires sérieux pour sécuriser les transactions, pour avoir des transporteurs compétents. Nous essayons toujours en termes de service clients de coller aux attentes du marché tout en n’acceptant pas certaines choses. Par exemple, nous ne ferons jamais de livraison expresse en quelques heures parce que déjà le client ne nous le demande pas, il se satisfait d’être livré sous trois ou quatre jours, et surtout parce que c’est une catastrophe écologique. En termes de service client, nous avons donc aussi posé des lignes rouges que nous ne franchirons pas. Et c’est précisément pour cette raison d’ailleurs que de plus en plus de personnes se tournent vers nous.
- Quelles sont les marketplaces où vous êtes présents ?
Nous n’avons qu’un seul partenariat à ce niveau-là avec la FNAC, parce que nous sommes partenaires sur le livre. Nous avons notre propre stock de livres avec notre entrepôt en Île-de-France. Nous collectons les invendus des Emmaüs et pour ce stock nous avons la possibilité de le mettre sur un autre canal de diffusion. La FNAC s’est fortement engagée…
C’est un partenariat gagnant-gagnant. Ses internautes ont des attentes en termes de catalogues d’occasion, moins chers, meilleurs sur le plan environnemental. C’est donc tout à son avantage de soutenir un acteur comme nous, et en même temps pour nous c’est un beau partenariat. La FNAC, ce sont quand même des millions de personnes chaque jour. C’est un des premiers sites d’e-commerce. Elle a fait une belle communication et créé une page dédiée pour Label Emmaüs et aucune commission n’est facturée pendant une année. C’est un vrai engagement de son côté.
Ne pas oublier l’environnement
- Êtes-vous aussi engagés sur la question environnementale ?
Il est vrai que jusqu’il n’y a récemment nous ne savions pas très bien quel était notre impact environnemental. C’était une préoccupation car c’est une chose de faire de l’insertion, mais si c’est pour avoir un impact environnemental négatif ce n’est pas vraiment satisfaisant. Nous avons aussi été beaucoup attaqués sur ce point. Faire de l’e-commerce n’est pas forcément bien vu. Nous avons donc fait un bilan carbone complet de notre activité sur 2019. C’est quelque chose qui est obligatoire pour les entreprises de plus de 500 salariés. Nous avons été très volontaristes puisque nous ne sommes que 30 salariés aujourd’hui. Et ce bilan carbone a été vraiment riche d’enseignements. Ce qui est frappant est que nous avons un impact carbone sept fois inférieur à un magasin physique, parce qu’en faisant la majorité de nos livraisons en points relais on massifie les transports. C’est un point important par rapport à un magasin physique où l’on vient avec sa voiture individuelle, ou par rapport aux livraisons expresses, comme nous l’avons dit précédemment. Nous nous sommes aussi aperçus que 60 % de nos vendeurs n’utilisaient que des emballages récupérés, ce qui est assez rigolo parce que lorsque l’on commande quelque chose sur Label Emmaüs, on va parfois recevoir une boîte à chaussures qui peut contenir un vêtement, un livre… Les Emmaüs utilisent aussi ce qu’ils ont sous la main et cela est pris en compte en termes d’impact carbone.
« Une deuxième vie pour les produits et une seconde chance pour les hommes »
- Que diriez-vous pour conclure ?
Je souhaiterais terminer par le leitmotiv d’Emmaüs qui pour moi résume tout. C’est « Une deuxième vie pour les produits et une seconde chance pour les hommes ». Je trouve cela incroyable, comme pied nez, si je peux m’exprimer ainsi, de réussir à créer de la valeur avec des objets dont on n’a plus l’utilité, avec des personnes que la société rejette. On réussit à prouver que c’est possible, certes à une toute petite échelle. Mais si on existe, si on y arrive, c’est que c’est possible à une grande échelle.
Propos recueillis par Francis Charhon.