À quand l’égalité femmes-hommes dans l’ESS ?
À l’occasion du Mois de l’ESS, nous nous penchons cette semaine sur l’égalité femmes-hommes. Si les femmes constituent 68 % des salarié·e·s du secteur, elles s’y heurtent à un plafond de verre et subissent des conditions d’emploi plus précaires que leurs homologues masculins. En plus des stéréotypes de genres imprégnant toute la société, le tiers-secteur est victime d’ « un déni renforcé» par ses valeurs.
L’économie sociale et solidaire, un secteur exemplaire en terme d’égalité femmes-hommes ? Un simple coup d’œil aux événements phares de cette rentrée 2019 révèle un manque de parité évident. Les conférences et les tables rondes des Universités d’été de l’économie de demain (UEED), de Convergences ou encore du Forum national des associations et fondations (FNAF) étaient dominées par les hommes. Invitée à une table ronde non paritaire lors du premier rassemblement, Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France, a mis les pieds dans le plat. Pointant le manque de dirigeantes sur scène, elle a souligné que le fait que la modératrice soit une femme ne « comptait » pas dans le calcul. À la conclusion de sa matinée sur l’investissement à impact en France, 100 % masculine, Christophe Itier, le Haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale, reconnaissait lui aussi un problème de parité.
« Un déni renforcé par les valeurs de l’ESS »
Les intentions ne sont pourtant pas forcément mauvaises : le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), organisateur des UEED, a expressément regretté de ne pas avoir réussi à atteindre la parité, l’une de ses valeurs clé. Mais alors, d’où provient le décalage entre le discours et la réalité ? L’ESS est pourtant l’économie la plus féminisée : avec 68 % de salariées, elle est en majorité construite par les femmes. Mais à l’image d’une société patriarcale, l’ESS n’échappe pas à une organisation sexiste des postes — même si la situation varie entre le type de structure.
Le sujet de l’égalité femmes-hommes dans l’économie sociale et solidaire n’est pas nouveau, mais il peine à être entendu. « On constate un déni renforcé par les valeurs de l’ESS et des enjeux économiques des structures souvent prioritaires », souligne l'observatoire de l'égalité femmes-hommes dans l'ESS, en introduction de son état des lieux publié le 8 mars 2019. L'observatoire est le fruit d’une lutte impulsée dès 2011 par le collectif femmESS, composé de femmes engagées dans l’ESS. Il est finalement né en 2018, après avoir été inscrit dans la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014 et suite aux préconisations du premier rapport triennal sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’ESS.
Sa mission est triple : il doit rendre visible le sujet de l’égalité entre les genres dans le secteur, développer et diffuser les ressources sur ce thème et accompagner chacun·e à développer des actions sur le sujet. Un chantier considérable, comme son premier état des lieux national de l'égalité femmes-hommes dans l'ESS l’a montré.
Des difficultés d’être cadre dans l’ESS
Publiée à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes 2019, l’étude met en évidence la polarisation des femmes dans le secteur du Care (une femme sur deux travaille dans l’action sociale), et combien leur évolution professionnelle est bloquée par un plafond de verre résistant : les femmes ont deux fois moins de chances que les hommes d’être cadre dans l’ESS. Et surtout, une femme a moins de chance d’être cadre dans l’ESS que hors ESS : (13% des salariées sont cadres dans le secteur contre 15% dans le privé hors ESS et 16% dans le public).
Leurs conditions d’emploi sont également plus précaires : 41 % des femmes travaillent à temps partiel (contre une sur trois en France), et elles sont victimes d’une inégalité salariale globale quasiment identique à la moyenne française (23 % contre 24 %). La situation n’est toutefois pas la même d’une structure à une autre, comme Lisa Pleintel, cheffe de projet de l’observatoire, l’a expliqué à 50-50 Magazine :
« On compte 45 % de femmes responsables associatives et entre 36 % et 39 % de femmes présidentes d’association. Dans les coopératives, il y a 4 à 50 % de femmes administratrices (5 à 7 % dans les coopératives agricoles, 30 % dans les caisses locales des banques coopératives, contre 50 % de femmes présidentes dans les coopératives scolaires) et 24 % de femmes dans les conseils d’administration des mutuelles, dont 13 % de présidentes. »
En cause : l’ancienneté des structures (et notamment le cumul des mandats), leur organisation et les domaines d’activités. « Accéder à la gouvernance dans une association est relativement plus simple, parce que ce sont des structures plus petites, parfois plus informelles ou, du moins, plus ouvertes », précise Lisa Pleintel. L'entrepreneuriat social n’échappe pas à la règle de l’inégalité : selon le Mouves, les femmes ne représentent qu’un tiers des créateurs d’entreprise.
Différence de traitement et « syndrome de l’imposture »
En 2017, une enquête de l’association Empow’her montrait que l’accès au financement est le premier obstacle pour les femmes entrepreneures, comme pour les hommes entrepreneurs sociaux mais pour des raisons différentes : 29 % des femmes interrogées évoquaient le manque de confiance de la part des investisseurs et 24 % la difficulté à convaincre. Une étude de chercheurs américains de l’université Columbia et de la Wharton School (rapportée par la Harvard Business Review) a également mis en évidence que les investisseurs hors ESS ne posaient pas les mêmes questions aux femmes qu’aux hommes : les hommes se voient généralement interrogés sur le potentiel de leur entreprise, tandis que les femmes reçoivent des questions sur les risques encourus. Des preuves tangibles des effets des stéréotypes de genre sur la carrière des femmes, qui étaient 72 % dans l’enquête d’Empow’her à dire être confrontées à des attitudes stéréotypées et dévalorisantes.
Les femmes interrogées ont également évoqué leurs propres difficultés, 58 % disaient manquer de confiance en elles et 53 % ne se sentaient pas légitimes. Reproduction des modèles genrés, société patriarcale, précarisation de l’emploi des femmes… Au-delà des spécificités de l'entreprenariat, ces constats constituent des pistes d’explications à l’inégalité femmes-hommes dans tout le secteur, en plus du « déni renforcé par les valeurs de l’ESS et des enjeux économiques des structures souvent prioritaires » souligné par l'observatoire de l'égalité femmes-hommes dans l'ESS.
Vers une ESS égalitaire en 2020 ?
Dans son rapport, ce dernier pointait toutefois « une dynamique enclenchée ». Le nombre d’accords égalité signés s’est ainsi accéléré en 2017, puisque 10 % des structures de l’ESS de plus de 50 salarié·e·s en ont négocié un, soit une augmentation de 38 % par rapport à 2014. Le 8 mars 2018, aux côtés du Haut Commissariat à l’ESS et à l’innovation sociale, plusieurs réseaux nationaux de l’ESS se sont engagés à atteindre la parité dans leurs instances de gouvernance d’ici à 2020.
Les Elles de l’IT et de la BPCE (Banque Populaire Caisse d’Épargne), Potentielles du Crédit Agricole CIB, Financi’Elles pour les métiers de la banque, de la finance et des assurances, Cov&Elles du Groupe Covéa, Alter-natives de la MAIF, Mut’Elles de la Mutualité Française… Plusieurs réseaux de femmes se sont créés en parallèle, pour sensibiliser à l’égalité femmes-hommes et impulser la réussite des femmes. Des programmes spécifiques à l’entrepreneuriat social des femmes ont également vu le jour, comme EmpowHer, Women’act, les Audacieuses ou encore Lead’her.
La loi sur l’ESS de 2014 rendant obligatoire la production d’un rapport triennal sur l’égalité femmes et hommes dans l’ESS, l’observatoire continue sa mission d’étude pour mieux comprendre les ressorts de l’inégalité dans l’ESS. Il devrait bientôt publier un nouvel état des lieux, notamment constitué d’une enquête nationale sur l'égalité femmes-hommes dans les instances de gouvernance de l'ESS. Et appelle à une véritable mobilisation, comme Lisa Pleintel l’expliquait,
« Portons de véritables actions, avec des objectifs de quotas, un règlement intérieur et des sensibilisations en interne sur les violences sexuelles et sexistes. Là seulement, cela pourra évoluer, mais à condition qu’il y ait une vraie mobilisation sur le sujet. »
Mélissa Perraudeau