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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 7 décembre 2020 - 16:20 - Mise à jour le 7 décembre 2020 - 16:20
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[Interview] Jean-Marie Destrée, directeur général de la Fondation Caritas

« Chroniques philanthropiques » présente l’action de solidarité de la Fondation Caritas et du Secours Catholique qui mènent sans relâche le combat contre la pauvreté galopante qui gangrène notre pays. On voit à travers le témoignage de Jean-Marie Destré, directeur général de la Fondation Caritas, homme de conviction et d’imagination, les valeurs profondément humaines que portent les hommes et femmes de ce mouvement. Il nous rappelle combien le monde de la philanthropie repose sur l’engagement individuel, l’écoute de l’autre, et combien il est indispensable dans notre pays. 

[Interview] Jean-Marie Destrée, directeur général de la Fondation Caritas
[Interview] Jean-Marie Destrée, directeur général de la Fondation Caritas

Le visage dramatique de la pauvreté, les jeunes frappés 

  • Jean-Marie Destrée, vous êtes le délégué général de la Fondation Caritas France, la fondation qui agit aux côtés du Secours Catholique. Comment voyez-vous la situation du pays ?

La situation sociale s’est fortement aggravée du fait de la crise sanitaire, puisqu’il y a aujourd’hui 14,8 % de la population française qui vit en en dessous du seuil de pauvreté. Cela représente environ les deux tiers du revenu médian. Cela signifie que l’on va passer de 9,3 à plus de 10 millions de personnes pauvres. Quelles sont traditionnellement les personnes en situation de pauvreté en France ? C’étaient jusqu’ici essentiellement les personnes étrangères sans statut, les familles monoparentales et les chômeurs de longue durée. Un fait nouveau est l’arrivée massive de jeunes qui entrent dans la pauvreté ; des jeunes sans formations, mais également de jeunes étudiants entre 18 et 25 ans qui bénéficiaient auparavant de petits boulots pour boucler des budgets déjà très contraints. Ces emplois ne sont plus accessibles aujourd’hui parce que les restaurants sont fermés, parce que l’événementiel s’est arrêté… Nous avons donc là tout un pan de la population qui bascule dans la pauvreté. Les jeunes en France ne bénéficient pas des minima sociaux, malgré les revendications croissantes des associations, notamment pour le revenu de solidarité active (RSA). Il n’est actuellement pas possible pour un jeune de moins de 25 ans de toucher le RSA, sauf s’il est chargé de famille.

Les autres publics touchés sont ceux qui travaillaient avec des contrats précaires qui n’ont pas été renouvelés ; les travailleurs pauvres qui tant bien que mal travaillaient auparavant avec des petits contrats de peu d’heures, de l’intérim occasionnel. Pour tous ces gens-là, les contrats s’arrêtent et environ 200 000 personnes arrivent en fin de droit et basculent aussi dans la pauvreté. Il reste bien sûr aussi toutes les familles monoparentales, les familles nombreuses, voire certains séniors qui commencent aujourd’hui à rencontrer des problèmes. On est dans un contexte social où il va y avoir près d'un million de personnes supplémentaires en situation de grande précarité.

Faire face à l’urgence

  • Cette situation se traduit évidemment par une interrogation : comment le réseau Caritas réagit-il face à cette demande sociale ? Quelle demande apparaît comme prioritaire ? 

En matière d’urgence, comme toutes les associations, les Restaurants du Cœur, la Croix Rouge, le Secours Populaire… face à cette demande d'aide alimentaire très forte, qui a doublé, nous alertons les pouvoirs publics. La difficulté de se nourrir est un symptôme majeur de la précarité. Il faut donc rapidement aider les gens à manger. Au-delà de cette aide indispensable, la position du Secours Catholique est aussi traditionnellement une position forte de plaidoyers, à côté d’autres acteurs comme ATD Quart Monde et le réseau ALERTE : être en dialogue constructif et en négociation ferme avec le Gouvernement pour faire prendre conscience que dans le Plan de Relance de 100 milliards d'euros, au maximum deux milliards sont consacrés aux personnes précaires. 

Ce n’est pas suffisant. Et puis ce sont des aides conjoncturelles, alors que dans la protection sociale, il y a « des trous dans la raquette », notamment ce problème très préoccupant du non recours des ayant droits et du non-accès des jeunes aux minima sociaux pour lesquels nous plaidons très fortement. Il y a également un plaidoyer pour la revalorisation des minima sociaux. Le RSA représente 530 euros. Aujourd’hui dans notre société, avec les dépenses obligatoires, les gens n’ont pas les moyens de vivre avec ce montant. Dans les publics accueillis par le Secours Catholique, une majorité a « un reste à vivre » journalier de l’ordre de trois ou quatre euros ; environ 20 % des gens ont « un reste à vivre » équivalent à zéro !  N’ayant plus de ressources pour leur subsistance ils vont donc dans les distributions alimentaires. 

La révolution fraternelle  

Le Secours Catholique est fondamentalement une association de bénévoles. 60 000 bénévoles dans toute la France sont répartis dans 3 500 entités locales ; et c’est d’abord et avant tout de l’accompagnement de solidarité, de proximité. Lorsque l’on est en situation de pauvreté et d’exclusion, il y a un sentiment d’échec et de frustration, de solitude. Le Secours Catholique a pour slogan « La révolution fraternelle ». C’est d’abord une démarche de fraternité et de lien pour accueillir les personnes en difficulté. Elles sont souvent porteuses elles-mêmes de solutions. La démarche consiste donc à chercher avec elles des solutions pour qu’elles puissent s’en sortir avec dignité. Au niveau du siège national, du conseil d’administration, c’est une position forte de plaidoyer, comme je le disais, au sein de collectifs. Nous travaillons toujours en collectifs, par exemple le collectif ALERTE qui fait un gros travail de plaidoyer sur la réforme de la protection sociale.

  • Votre activité prend en compte deux aspects : l’un direct en agissant sur les besoins, l’autre par un accompagnement pour lutter contre l’isolement et la dégradation de l’image que l’on a de soi-même. En fait elle agit sur le lien social.

Absolument, ces deux aspects sont vraiment complémentaires. Les personnes ne s’en sortiraient pas si elles n’avaient pas confiance en elles-mêmes et en leurs capacités. Il y a donc un travail de reconstruction à faire avec ces personnes pour leur dire que ce n’est pas de leur faute si elles sont en difficulté. Les raisons en sont le contexte économique et social. Ce sont des choix économiques qui sont faits dans une société, mais leur situation n’est pas due au fait qu’elles sont incapables. Les théories néolibérales du ruissellement automatique de la richesse des plus nantis vers les plus pauvres sont une imposture ! 

Il faut du temps et de la proximité. Pour ce qui est de la proximité, le Secours Catholique dispose de l’un des plus gros réseaux associatif bénévole en France. Il est remarquable de noter que parmi les bénévoles, nous voyons de plus en plus de jeunes, de personnes dans la précarité, de personnes sans-papiers qui deviennent elles-mêmes bénévoles, des pairs aidants d’une certaine façon, et c’est important. Pour le long-terme, le Secours Catholique a 70 ans et l’indépendance financière de son réseau de donateurs. C'est extrêmement important pour pouvoir travailler dans la durée et porter une parole vraie d’interpellation quand cela est nécessaire sans crainte de se faire couper les finances et d’expérimentation pour proposer des alternatives concrètes. Ainsi, nous sommes très engagés aux côtés d’ATD Quart Monde dans le pilotage de l’expérimentation Territoires Zero Chômeurs.

La Fondation Caritas France pour soutenir l‘engagement individuel

  • Pourquoi avez-vous souhaité créer une fondation aux côtés du Secours Catholique. Quel a été l’intérêt d’une telle démarche ?

La fondation a été créée il y a 11 ans, en 2009 – juste après la crise de 2008  -  et la démarche était de disposer d’un outil complémentaire pour apporter une réponse personnalisée à des grands donateurs. Le Secours Catholique a la force de 400 000 petits et grands  donateurs qui donnent régulièrement. Ces dons, avec les legs, représentent pour l’association un budget total de près de 100 millions d’euros, un montant très important. Mais certains donateurs pouvaient se dire : « moi, je veux bien aider mais quelque part je me trouve un perdu dans une structure aussi importante que le Secours Catholique, même si elle a toute ma confiance ». En créant la Fondation Caritas et en donnant la possibilité de créer des fondations abritées pour des individus ou des familles, nous nous sommes donné la capacité de faire du sur-mesure, d’accueillir des philanthropes, d’écouter leurs projets dans le champ choisi. Notre champ est la lutte contre la pauvreté et l’exclusion en France et dans le monde. Nous ne sommes pas dans le domaine de la recherche médicale ou du mécénat culturel, nous sommes vraiment dans notre champ d’expertise. Nous pouvons proposer à ces donateurs des projets Caritas. Mais ils peuvent également soutenir des associations qui ne sont pas liées au réseau Caritas et qui apportent cependant des réponses pertinentes dans le champ de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. La Fondation Caritas abrite une centaine de fondations dont les deux tiers sont créées par des individus et des familles et le tiers restant par des personnes morales. Elle est  la troisième fondation  abritante en France aux côtés de la Fondation de France et de l’Institut de France. Notre fondation est donc un outil complémentaire pour la mission sociale du Secours Catholique de lutte contre la pauvreté ; c’est un outil dédié pour arriver à faire du sur-mesure, trouver les projets idoines et développer une relation de proximité avec des grands donateurs. Parmi ceux-ci, on trouve de plus en plus  de jeunes  philanthropes, issus du monde de l’entreprise qui réfléchissent d’abord en termes d’impact. 

  • Chacun peut ainsi trouver une façon de s’engager du petit don jusqu’à l’engagement individuel ?

Effectivement, nous pouvons apporter une réponse, que ce soit pour un petit don ou pour un grand don philanthropique, mais aussi par du bénévolat. Nous avons créé l’un des tout premiers fonds à impact social dans le monde des fondations en France mais également au sein du réseau Caritas France une société foncière, Caritas Habitat, une agence immobilière à vocation sociale ; l’association EcoHabitat qui réhabilite des passoires énergétiques …. Nous tendons vers des outils intégrés pour utiliser une diversité d’outils qu’ils soient financiers, fonciers, juridiques ou philanthropiques pour mener notre engagement contre la pauvreté.

  • Quel est pour vous le rôle de la philanthropie ?

On voit bien que la philanthropie est un monde d’expériences. Elle est faite pour expérimenter et a droit à l’échec ; elle a le droit au tâtonnement, mais elle a aussi le devoir de convaincre pour que ses réussites soient prises en compte.

Il lui faut expérimenter de nouvelles manières de faire. Je prends par exemple le problème du chômage, l’expérimentation portée par ATD Quart Monde, Territoires Zéro Chômeur, sur laquelle le Secours Catholique et la Fondation Caritas France sont tout à fait impliqué depuis le début dans le pilotage et le financement. La Fondation Caritas France a financé des investissements dans certains des dix premiers territoires où se sont expérimentées ces nouvelles approches pour réduire la pauvreté et donner du travail à des personnes qui sont des chômeurs de très longue durée, quatre années en moyenne. Une fois que ces expériences démontrent leur pertinence, même si elles ne sont pas parfaites, le rôle de la philanthropie est alors de pousser le plaidoyer politique aux côtés des acteurs territoriaux. C’est effectivement le cas dans l’exemple Territoires Zéro Chômeur où l’on va passer de 10 territoires à 50. Ce n’est pas encore  suffisant parce que suivant nos informations, 130 territoires voudraient aujourd’hui rentrer dans cette expérience. Seuls 50 vont être portés par l’État ; mais déjà nous avons rempli ce rôle fondamental d’expérimentation d’un côté, et de plaidoyer de l’autre. Ce sont vraiment les deux armes essentielles de la philanthropie. 

La Fondation Caritas a porté une autre expérience avec d’autres fondations, dans un domaine sensible, voire risqué : c’est la création du Fonds du 11 janvier à la suite des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Nous avons, à mon initiative, fédéré une dizaine de fondations qui ont apporté trois millions d’euros en cinq ans. Notre groupe a travaillé pour faire remonter des projets dont l’objet était de développer l’esprit critique des publics jeunes. Nous avons identifié et financé  des associations dont la finalité est de développer l’esprit critique auprès des jeunes des quartiers sensibles,  d’apprendre à décrypter les médias et par là  combattre toutes les théories complotistes afin d’aider les jeunes à ne pas tomber dans les mailles de la radicalisation sur internet. 

  • Quel est le deuxième rôle ? 

C’est le rôle de tout le tissu associatif avec sa capacité d’agir spécifiquement, localement en complémentarité  à des grands dispositifs d’État qui ne sont pas toujours pleinement efficients ou qui ne peuvent plus aller partout. Ce sont des milliers de projets par an qui sont soutenus et mis en œuvre par les fondations, les entreprises, les donateurs privés et les bénévoles. On voit bien aussi que le monde associatif a un rôle tout à fait majeur dans les quartiers difficiles, les banlieues mais aussi dans les campagnes pour continuer à maintenir du lien social et être proche de populations qui sortent des radars de la puissance publique et se sentent relégués.

  • Votre fondation et vous-même avez été particulièrement imaginatifs, mais vous ne souhaitez pas agir seuls. Vous évoquez en fait la question des alliances qui montre un monde philanthropique en mouvement et mature. 

Oui, seul, personne n’est suffisamment puissant, suffisamment sachant, pour répondre aux problèmes de notre monde. La pauvreté par exemple est multifactorielle ; elle affecte la santé, la pauvreté, touche l’accès au travail. Elle touche les jeunes, elle touche l’accès à la culture… Nous sommes   vraiment de fervents partisans d’un travail coordonné entre les acteurs à la fois spécialisés dans leur champ d’expertise, mais aussi suffisamment ouverts pour travailler de manière transversale. C’est du 360°, du « wrap around », comme diraient nos homologues anglo-saxons.  On ne peut combattre la pauvreté qu’en travaillant de manière coordonnée et en 360° parce que la pauvreté est vraiment multifactorielle. Je pense que l’on ne s’en sortira qu’en étant convaincus que nous sommes interconnectés les uns avec les autres. La pandémie que nous vivons vient de nous le rappeler violemment !

Pour un portage politique plus fort de l’État

  • Avez-vous l’impression que le Gouvernement, actuel mais aussi depuis de nombreuses années, considère ce secteur comme un secteur adulte, un secteur à part entière ou plutôt comme un secteur actif pour traiter quelques problèmes à la marge ?

Nous sommes dans une société, et l’on peut s’en réjouir, où il existe un consensus social pour avoir une prise en charge mutualisée de nos fragilités, même si elle est loin d’être parfaite. Dans notre société, l’effort de solidarité est d’abord porté par la fonction redistributrice de l’impôt et par la Sécurité Sociale, ce qui fait qu’après redistribution, la France est un pays peu inégalitaire. Mais il y a malgré tout beaucoup de « trous dans la raquette », car l’État n’a pas les moyens financiers et opérationnels d’être partout, ni la volonté politique comme dans le cas de l’accès des jeunes au RSA.

Malheureusement même s’il y a une Secrétaire d’État en charge de la Solidarité, et une de l’Économie sociale, il est évident que ce gouvernement n’a pas un portage politique ambitieux qui intègrerait dans ses politiques  toutes les dimensions de la philanthropie et de l’économie sociale. Aujourd’hui dans le contexte de crise sanitaire  des marges de manœuvre nouvelles sont trouvées avec la dette, mais ces marges de manœuvre ne sont pas éternelles. Demain, il nous faudra très probablement faire plus avec moins de ressources naturelles et financières et davantage de personnes bénéficiaires. Il est évident que nous devions parvenir à construire une meilleure articulation : plus de synergie entre l’État, les entreprises et le monde de la société civile auquel appartient  le secteur associatif et celui de la philanthropique.

L’enjeu demain, face aux urgences climatiques et à l’explosion des inégalités, est vraiment d’arriver à mieux articuler les savoir-faire, les compétences et les formes complémentaires d’engagement de tous ces acteurs. 

  • Si vous aviez en face de vous le Président de la République, que lui diriez-vous ?

Qu’il regarde de façon plus positive et intègre dans ses politiques le rôle de la philanthropie et du monde associatif. 

Cette crise a fait émerger beaucoup d’actions de proximité, de solidarité venant à la fois de citoyens hors de toute structure et d’associations et fondations. Tous se sont dit qu’ils pouvaient et devaient agir. Cette prise de conscience et ce passage à l’action sont extrêmement encourageants. Notre société qui navigue par gros temps ne peut être une société du « chacun pour soi », car c’est le naufrage à coup sûr. Elle doit être une société du « chacun avec les autres », pour faire face à tous les défis écologiques, sociaux, sanitaires…

C’est ainsi que je vois le monde d’après, quoi qu’il en coûte !

Propos recueillis par Francis Charhon

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