L’économie sociale et solidaire, un modèle en réponse à la perte de sens du travail ?
Au-delà de révéler une crise sociale et politique de grande ampleur, le débat autour de la réforme des retraites engagée par l’exécutif a exprimé une évolution de mentalité dans le rapport des Français·e·s à l’emploi. Si, comme pour les précédentes réformes, les échanges ont naturellement porté sur le temps ou encore sur les conditions – inégalement pénibles – de l’exercice de cet emploi, ils ont aussi plus largement interrogé le sens à donner au travail dans notre société.
Le sens du travail en crise
De l’emploi « à tout prix » à la crise de sens du travail
La relation au travail a changé. L’ère de l’emploi « à tout prix » qui prévalait depuis les années 80 du fait du taux de chômage élevé, semble se terminer. On assiste à un rapport plus critique au travail, dont le sens est en crise. En témoigne certaines difficultés de recrutement auxquelles doivent faire face les entreprises. Elles ont également du mal à fidéliser les collaborateur·rice·s qui rêvent de moins en moins de « faire carrière » en interne. Cette évolution du rapport au travail transparaît en outre dans les phénomènes de « grande démission » ou de « démissions silencieuses »[1], particulièrement visibles aux États-Unis mais qui touchent aussi l’Europe, dans une moindre mesure.
Cette crise de sens prend place dans un contexte post-covid qui a mis en lumière les conditions de travail de certain·e·s, notamment les travailleurs dits de « première » et de « deuxième ligne » dont les métiers ont été rendus visibles parce qu’ils contribuent à apporter à la population les services indispensables à la vie quotidienne.[2] La crise sanitaire a également renforcé le questionnement sur l’utilité des emplois, des tâches et des missions réalisées, à l’aune de procédures de confinements ayant conduit à distinguer activités « essentielles » (échappant au télétravail ou à la mise en arrêt) et les autres.
La crise écologique vient elle aussi impacter le rapport au travail. D’abord car elle entraîne déjà – et entraînera encore plus fortement à l’avenir – des dynamiques de restructuration des emplois, avec la diminution des effectifs dans certains secteurs dont le développement est incompatible avec nos engagements environnementaux et, a contrario, le développement d’autres secteurs liés à la transition[3], voire l’émergence de nouveaux métiers[4]. Ensuite parce que, comme la crise sanitaire, le contexte écologique amène à questionner l’utilité des activités économiques. On l’observe notamment à travers le souhait chez un nombre croissant d’individus de s’orienter (ou se réorienter) vers des emplois jugés plus vertueux ou par l’expression d’un refus de travailler pour des entreprises qui contribuent par leurs activités au changement climatique, en particulier parmi les nouvelles générations[5]. Plus médiatiques que quantitativement significatives, ces prises de positions n’en demeurent pas moins les signaux faibles d’une remise en cause plus profonde de la centralité à donner au travail dans notre société et d’un questionnement sur son sens.
Comment définir ce « sens » donné au travail, au-delà du caractère éminemment subjectif de ce qu’il peut représenter pour chaque individu ? Dans son étude « Transformer l'emploi, redonner du sens au travail » publiée en 2017[6], le Labo de l’ESS soulignait déjà l’importance du sens, en en faisant une des dimensions de l’emploi de qualité (voir le schéma ci-dessous, tiré de l’étude). Le sens de l’emploi y est compris dans une large acception : la finalité du travail (lié aux objectifs de la structure employeuse), son contenu (tâches précises, niveau d’exigence) et les conditions dans lesquelles il s’exerce (mode de management, niveau d’autonomie, esprit d’équipe, atmosphère de travail, etc.). La Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) distingue quant à elle le « sens au travail », renvoyant aux gratifications matérielles et psychologiques liées à l’emploi et le « sens du travail » qui renvoie plutôt à l’impact de son activité sur l’extérieur (la société, l’environnement, etc.), selon trois dimensions : « le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens, enfin, par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif »[7]. Ce sont ces trois acceptations du sens de l’emploi qui sont questionnées lorsqu’on parle du sens du travail.
Une crise de sens nourrie par la fragilisation du cadre collectif
La crise de sens est aussi nourrie par la fragilisation du cadre collectif qu’est l’entreprise. Dans l’étude « Nouvelles formes d’emploi », le Labo de l’ESS rappelait que cette dimension collective du travail constitue une composante importante d’un emploi de qualité, qui contribue à lui donner du sens. Le collectif, c’est un ensemble de personnes avec lequel on échange, coopère et crée des liens, c’est aussi le collectif de négociations, celui avec lequel on défend ses intérêts et améliore son emploi[8].
Depuis les années 80, les règles qui régissent le monde du travail en France ont été assouplies dans le sens d’une plus grande flexibilité, entraînant une plus grande individualisation des emplois. Cette tendance, inscrite dans un cadre de pensée fortement empreint de néolibéralisme, fait peser sur chaque individu la responsabilité d’occuper un emploi et a fortement contribué au renforcement de la figure de l’auto-entrepreneur self-made man, dans un contexte d’uberisation de la société. Elle se retrouve aussi dans le cadre du salariat. L’individualisation du travail au sein des entreprises a notamment été renforcée par le déploiement du télétravail depuis le début de la crise sanitaire de 2020. Celui-ci a des effets positifs indéniables tout en contribuant de facto à cet affaiblissement du collectif. Dans une enquête menée en 2022 auprès de salarié·e·s de six pays de l’Union Européenne, la Fondation Jean Jaurès montre toute cette ambivalence. L’enquête révèle que le télétravail offre à la fois un confort de vie pour les salarié·e·s intérrogé·e·s mais qu’il entraîne un éloignement du bureau, lieu de socialisation où se développe le sentiment d’appartenance et où se construit la culture commune[9].
Au-delà de l’enceinte de l’entreprise elle-même, l’atténuation du collectif s’observe dans le déclin du sentiment d’appartenance à un métier, à un corps social associé à un certain nombre de pratiques, de valeurs et de savoir-faire. Le poste occupé est aujourd’hui plutôt défini par une liste de compétences (certifiées par des diplômes ou des expériences passées) et de tâches assignées qui ne renvoient pas à une identité partagée. On n’appartient plus à un métier, on occupe une fonction (comme l’illustre la notion de « chargé·e de mission », qui renvoie à un poste entièrement défini par les « missions » fixées dans le contrat de travail). Alors que le travail continue d’occuper une fonction de socialisation majeure, notre fonction dans l’entreprise renvoie de moins en moins à une identité culturelle et sociale de groupe.
Face à ce constat de crise de sens du travail fragilisé par l’effritement du cadre collectif, l’économie sociale et solidaire peut proposer un modèle inspirant pour le monde du travail et apporter des réponses aux aspirations des travailleur·euse·s en quête de sens.
Comment l’ESS redonne-t-elle sens au travail ?
Redonner du sens au travail par l’utilité de son activité
Le sentiment d’inutilité des tâches effectuées a peu à peu été reconnu comme l’une des causes de la perte de sens du travail, notamment à travers l’expression bullshit jobs (généralement traduite par « emplois à la con ») popularisée par David Graeber[10]. Cette sensation d’absurdité découle en partie du fait que l’économie, et donc les entreprises, tendent à faire de la production de valeur marchande leur principal objectif, plaçant le développement de leur activité comme un but en soi.
A contrario, les structures de l’ESS placent l’utilité sociale et environnementale au cœur de leur raison d’être et de leurs actions. Elles offrent donc la possibilité de s’engager en faveur de l’intérêt général, en répondant à des besoins concrets sur un territoire : permettre à chacun·e de trouver en emploi et reprendre confiance en lui·elle (c’est l’objet des structures de l’insertion par l’activité économique), favoriser l’accès de tou·te·s à une alimentation de qualité en développant des modes de production agricole, de distribution et de consommation alimentaire respectueux de l’environnement et de la dignité de chacun·e (c’est le cas par exemple de l’expérimentation Territoires à VivreS[11]), etc.
Au-delà de leur présence historique dans les secteurs de l’action sociale et de la solidarité, les structures de l’ESS sont également pionnières sur le terrain écologique, promouvant et mettant en œuvre des solutions pour une agriculture et une alimentation durable, des mobilités douces, le recyclage et le réemploi, etc[12]. Elles innovent et sont à l’initiative de nouveaux modèles pour répondre aux aspirations de chacun·e de participer à la transition écologique[13].
(Re)trouver du sens dans son activité passe aussi par une interrogation sur le modèle d’économie qu’incarne son organisation. Pour les structures de l’ESS qui ont une activité marchande, leur rentabilité est mise au service de l’organisation et de son objet social. Les bénéfices sont majoritairement réinvestis dans l’activité de la structure et la rémunération du capital est encadrée. En ce sens, les structures de l’ESS répondent aux enjeux de notre époque sur le partage de la valeur en entreprise[14] et sur les enjeux de sobriété (elles ne visent pas à susciter plus de besoins et de consommations pour vendre plus) comme, en témoigne des structures telles que Telecoop ou Commown, deux coopératives qui permettent l’utilisation raisonnée et responsable du numérique, l’une sur les télécoms, l’autre sur l’usage des appareils électroniques[15].
Redonner du sens au travail en l’inscrivant dans une « communauté de projet » en action
À l’inverse d’une économie fragmentée à l’échelle mondiale et fondée sur la concurrence pour remporter des parts de marché, les structures de l’ESS sont ancrées localement. Elles contribuent ainsi à renforcer le sens de l’action individuelle en l’intégrant dans un projet au service d’un territoire et de ses habitant·e·s.
Ces projets offrent en effet un cadre d’action collective dans laquelle l’individu peut gagner en pouvoir d’agir. C’est le cas par exemple de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée qui, autour d’une entreprise employant les personnes durablement privées d’emploi volontaires (appelée entreprise à but d’emploi (EBE) et développant pour cela des activités utiles), met en coopération tout un écosystème d’acteur·rice·s locaux·ales (collectivités territoriale, entreprises, Pôle emploi, etc.). Les nouveaux·elles salarié·e·s ne gagnent pas seulement un contrat à durée indéterminé et un salaire mais aussi la possibilité de mettre à profit leurs compétences – et d’en développer des nouvelles – au service d’une dynamique collective bénéfique pour leur territoire[16].
C’est parce que l’économie sociale et solidaire s’inscrit dans des dynamiques de coopération sur les territoires qu’elle contribue à renforcer le sens de l’action individuelle en l’ancrant dans un projet partagé. Les dynamiques de coopération initiées par les structures de l’ESS – mais auxquelles participent également des acteur·rice·s hors ESS – sont d’ailleurs également des terreaux d’expérimentation de nouveaux métiers, en lien avec l’animation et la facilitation de ces coopérations.
Pour mettre en œuvre ces actions collectives, l’ESS a l’avantage d’inscrire le processus de décision dans une gouvernance démocratique qui n’est pas liée au poids de l’apport financier de ses actionnaires, à l’opposé de la gouvernance actionnariale classique. Cette gouvernance démocratique permet de renforcer le sentiment d’appartenance, de développer une vision et culture communes, permettant de se sentir appartenir à une communauté dans laquelle notre voix compte. Cette gouvernance démocratique a cependant des stades d’avancement différents selon les structures de l’ESS et gagnerait à être plus inclusive et à favoriser la participation de tou·te·s (notamment en y incluant les voix de leurs salarié·e·s, ce que permettent notamment les statuts des coopératives telles que les sociétés coopératives de production – SCOP – et les sociétés coopératives d’intérêt collectif – SCIC, et ceux de certaines associations).
L’ESS, un modèle inspirant pour le monde du travail ?
L’ESS montre ainsi qu’il est possible, à travers son travail, de (re)trouver du sens en se sentant utile – en étant acteur·rice d’un projet citoyen, collectif et contribuant à l’intérêt général – dans un contexte où les enjeux sociaux et environnementaux semblent trop importants pour être appréhendés à la seule échelle individuelle et où l’engagement des entreprises doit plus que jamais se conjuguer avec l’engagement de celles et ceux qui les composent. L’ESS invente, construit, développe la coopération sur les territoires, démontre au quotidien son utilité sociale et sa capacité à être moteur de la transition écologique.
Pour autant, les structures de l’ESS ne sont pas toujours pleinement exemplaires : les conditions de travail peuvent parfois y être pénibles, le management n’y est pas toujours irréprochable, les processus de décision n’échappent pas toujours à des rapports de pouvoir, etc. Elles ont donc tout à gagner à faire de la question du sens du et au travail une de leurs priorités. Elles se doivent d’être pionnières pour inventer de nouvelles formes d’organisation du travail avec leurs salarié·e·s, bénévoles, parties prenantes (à travers notamment des travaux de recherche-action en associant des chercheur·euse·s) en proposant par exemple de sortir de la gestion managériale classique – encore trop descendante –, en se questionnant sur le temps de travail, sur la possibilité pour les salariés de se former, dans un but d’épanouissement personnel et pas seulement de progression professionnelle, etc.
Autant de pistes pour construire un nouveau rapport au travail, porteur de sens et d’épanouissement individuel et collectif.
[1] France TV Info. (2022). « Après la grande démission de plus en plus d’adeptes au quiet quitting dans les entreprises ». URL : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-mon-boulot/emploi-apres-la-grande-demission-de-plus-en-plus-d-adeptes-au-quiet-quitting-dans-les-entreprises_5323138.html
[2] Voir par exemple : DARES. (2021). Quelles sont les conditions de travail des métiers de la « deuxième ligne » de la crise Covid ? URL : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/8f1d9e08a5956834a666c266fff98056/Dares%20Analyses_m%C3%A9tiers-deuxi%C3%A8me%20ligne_crise%20covid.pdf
[3] Par son projet « Objectif Transition 2025 – Employeurs de l’ESS : acteurs de la transition écologique » l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES) vise à outiller les employeurs et secteurs d’activité de l’ESS pour qu’ils fassent évoluer leurs modèles en cohérence avec l’impératif de transition écologique. Voir : https://www.udes.fr/objectif-transitions-2025
[4] Pour plus d’informations sur le lien entre climat et emploi, voir par exemple : https://reseauactionclimat.org/thematiques/emplois/.
[5] Novethic. (2019). Quand les étudiants des grandes écoles sélectionnent leurs employeurs en fonction de leur politique climatique :https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/boycott-manif-greve-quand-les-etudiants-poussent-les-entreprises-a-preserver-la-planete-147022.html
France TV Info. (2023). « Comment l’impact du travail sur le changement climatique est devenu l’une des inquiétudes majeures des salariés ». URL :https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-mon-boulot/comment-l-impact-du-travail-sur-le-changement-climatique-est-devenu-l-une-des-inquietudes-majeures-des-salaries_5752307.html
[6] Retrouvez cette étude à cette adresse : https://www.lelabo-ess.org/transformer-l-emploi-redonner-du-sens-au-travail
[7] SOURCE : DARES. (2021). Quand le travail perd son sens. URL : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/5049867f3c1d899dbc36367fe6410eff/Dares_DE_Quand-le-travail-perd-son-sens_249.pdf
[8] Labo de l’ESS op.cit
[9] SOURCE : Fondation Jean Jaurès. (2022). Travailler autrement ? Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe ? URL: https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/03/Rapport_travailler_autrement.pdf
[10] David Graeber. (2018). Bullshit Jobs: A Theory
[11] Pour plus d’informations, voir : https://www.territoires-a-vivres.xyz/?PagePrincipale
[12] A ce titre, l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES) développer des outils à destination des entreprises de l’économie sociale et solidaire pour qu’elles puissent interroger leur processus d’organisation et impact de leur activité. Ces outils sont à retrouvés ici : https://www.valoress-udes.fr/
[13] A ce propos, voir la récente étude du Labo de l’ESS « Réussir une transition écologique juste » : https://www.lelabo-ess.org/transition-ecologique-juste
[14] Concernant le partage de la valeur, un accord national interprofessionnel (ANI) sur le sujet a été signé en février 2023. Il devrait être repris tel quel dans un futur projet de loi. L’UDES a ainsi formulé des propositions pour que le projet de loi à venir s’adapte aux spécificités de l’économie sociale et solidaire : https://www.udes.fr/actualites/partage-de-valeur-ludes-souhaite-que-projet-de-loi-sadapte-aux-specificites-de-leconomie
[15] Ces deux coopératives font parties du collectif Les Licoornes, regroupement de 9 coopératives. Pour en savoir plus : https://www.licoornes.coop/
[16] Selon l’association Territoires zéro chômeur de longue durée, environ 40% des équivalent temps pleins créés par les différents territoires d’expérimentation sont dédiés à des activités liées à la transition écologique. Pour en savoir plus sur l’expérimentation : https://www.tzcld.fr/