Inventons de nouvelles formes de mutualisation ! (Alban Gonord, Macif)
Un ouvrage, publié récemment s’intéresse à la notion de « mutualisation », c’est-à-dire à l’idée de mettre en commun certaines ressources pour mieux faire face aux nouvelles fractures et fragilités associées aux défis auxquels nous sommes désormais confrontés. L’un des coordinateurs de cet ouvrage, Alban Gonord, par ailleurs directeur de l’engagement à la Macif, explique à Carenews pourquoi cette notion lui semble essentielle pour penser l’avenir de l’humanité.

L’avenir de l’humanité passera-t-il nécessairement par de nouvelles formes de mutualisations ? C’est le point de vue que défend Pour de futures mutualisations (éd. Le Bord de l’Eau, 2025), ouvrage coordonné par Timothée Duverger, Thierry Germain et Alban Gonord.
Ce dernier est directeur de l’engagement de l’assureur mutualiste Macif. Il explique à Carenews ce qu’il entend par « mutualisation », en quoi le principe de mutualisation peut permettre de faire face aux crises multiples que nous traversons aujourd’hui, mais aussi de quelles manières la Macif entend soutenir les dynamiques de mutualisations, pour qu’elles se développent et finissent par devenir majoritaires.
- Carenews : Vous avez coordonné, avec Timothée Duverger et Thierry Germain, l’ouvrage Pour de futures mutualisations. Qu’entendez-vous par le terme de « mutualisation » ? Quelle différence faites-vous avec la notion de coopération ?
Alban Gonord : Signalons d’abord que ce sont deux concepts proches, qui font partie de la même famille et désignent des actions communes et collectives. Si l’on devait chercher cependant à les différencier, on pourrait se reporter à l’étymologie. La mutualisation vient de « mutuus » : ce qui est prêté, échangé entre des parties. C’est une relation de bénéfices réciproques et équitables. La coopération est aussi une action collective mais elle n’implique pas nécessairement une juste redistribution.
Par ailleurs, dans la notion de coopération, il y a l’idée de faire advenir ensemble un projet qui n’est pas encore là. Dans la mutualisation, il y a l’idée de mettre en commun des ressources qui sont déjà là, au bénéfice de tous. Enfin on peut noter une différence d’objectif. La mutualisation met l’objectif au service du collectif, la coopération met plutôt le collectif au service d’un objectif.
Mais il faut, je crois, surtout insister sur le fait que ces concepts sont plus voisins et même cousins que différents.
- Vous êtes directeur de l’engagement de la Macif. Pouvez-vous nous dire pourquoi votre mutuelle d’assurance a souhaité revitaliser cette notion ?
Tout est parti d'un constat : celui de la disparition du terme même de mutualisation du vocabulaire des acteurs de l'assurance y compris mutualistes, alors même que, dans le métier, la mutualisation constitue chaque jour un élément de réponse. Jean-Philippe Dogneton, le directeur général de la Macif, a donc demandé à la direction de l’engagement, que je dirige, de faire de la mutualisation un véritable champ de recherches, de « sonner le réveil du principe de mutualisation », pour reprendre son expression.
La Macif, assureur mutualiste, est en effet une entreprise de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui s’est toujours intéressée au lien entre l’entreprise et son territoire, entre l’entreprise et la société, et qui, depuis son origine, il y a maintenant 65 ans, a toujours cherché à réfléchir sur elle-même. Pour un assureur, mutualiser signifie, en premier lieu, mutualiser les risques, ce qui permet de venir en aide à ceux qui sont confrontés à un sinistre ou un accident, et de rendre ainsi assurable ce qui ne pourrait pas l'être autrement. Mais, comme je le soulignais à l’instant, dans la mutualisation il y a une dimension essentielle qu’il ne faut pas occulter : celle de bénéfices réciproques – cela signifie que la mutualisation, pour être opératoire à long terme, doit être « gagnant-gagnant » : « Aujourd’hui pour moi, demain pour toi ».
Depuis la création de la Macif, le principe de mutualisation irrigue les dispositifs que nous concevons pour répondre, au mieux, aux besoins non seulement des sociétaires et adhérents, mais, plus largement, de l’ensemble des citoyens. Ainsi, à titre d’exemple, en 1974, nous avons créé le Fonds de solidarité (Fonso) – un véritable pavé jeté dans la marre de l’assurance – qui prévoit d’attribuer aux sociétaires des secours exceptionnels pour couvrir les dommages matériels ou corporels résultant d’un événement non assuré par les contrats souscrits.
En 1999, nous avons également mis en place la prestation solidarité chômage, dispositif relativement unique qui consiste en la prise en charge de jusqu’à 99 % des cotisations d’assurance du sociétaire en situation de chômage et de perte significative de revenus, pour que ce sociétaire puisse continuer d’assurer sa famille, sa maison ou encore sa santé.
À chaque fois ces dispositifs de protection sont permis par la mutualisation.
Dans un contexte de polycrise où l’exposition au risque grandit, il nous paraît donc essentiel, à la Macif, d’explorer toutes les dimensions de ce principe de mutualisation et d’inventer de nouvelles formes de mutualisations, de nouvelles formes de solidarités.
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- En quoi le fait de mutualiser davantage permet de répondre aux grands enjeux contemporains ?
Nous sommes aujourd’hui confrontés à de grandes incertitudes dans plusieurs champs. Incertitude climatique, d’abord, qui a des effets sur la manière dont nous pouvons assurer les risques, mais aussi, plus largement, sur l’ensemble de l’humanité. Incertitude numérique, ensuite, avec l’intelligence artificielle qui nous interroge sur la protection des données, la surveillance, l’éducation, et encore bien d’autres sujets. Incertitude démographique, enfin, avec l’allongement de l’espérance de vie en même temps que la baisse de la natalité, qui compromettent notre système de retraite, interrogent la place des personnes âgées dans notre société, etc.
L’addition de ces grands défis conduit à une interrogation fondamentale sur l’habitabilité du monde : le monde sera-t-il habitable ? comment l’habiter et qui l’habitera ? Il faut mesurer l’importance existentielle de l’alternative qui s’impose à l’humanité et plus largement à la vie sur terre. Il y a deux choix possibles. Le choix du capitalisme avec ses dérives segmentantes et outrancières, et le risque d’exclure certaines populations, certains territoires et au final de fragmenter la société. Ou le choix de la mutualisation et de la coopération, qui permettront à la planète de rester habitable dans le temps et l’espace, en soutenant les plus fragiles et en protégeant les libertés fondamentales. C’est un choix d’humanité à venir qui se pose aujourd’hui.
Il y a deux choix possibles. Le choix du capitalisme avec ses dérives segmentantes et outrancières, et le risque d’exclure certaines populations, certains territoires et au final de fragmenter la société. Ou le choix de la mutualisation et de la coopération, qui permettront à la planète de rester habitable dans le temps et l’espace, en soutenant les plus fragiles et en protégeant les libertés fondamentales. C’est un choix d’humanité à venir qui se pose aujourd’hui.
- Vous démontrez dans le livre que la mutualisation n’est pas que le fait des mutuelles d’assurances ou de santé. Des formes de mutualisation peuvent avoir lieu dans tous les domaines. Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?
On peut, en effet, opérer des mutualisations dans quasiment tous les domaines. On peut, par exemple, décider de mutualiser les transports en commun en les rendant gratuits pour tous : c’est le choix qu’a fait la métropole de Montpellier. On peut mutualiser des espaces numériques, comme l’a fait Label Emmaüs en créant une boutique en ligne où les réseaux de l’ESS spécialisés dans le réemploi peuvent vendre leurs produits. On peut mutualiser aussi des ressources naturelles, comme des rivières ou des forêts, en gérant les « communs » de manière collective.
Les mutualisations existent depuis la nuit des temps, et nous allons continuer d'en inventer de nouvelles partout demain. À nous de faire en sorte qu’elles deviennent majoritaires, en s’appuyant sur l’économie sociale et solidaire, qui porte naturellement les dynamiques de mutualisation.
- Comment, au-delà de cet ouvrage, la Macif soutient-elle le développement des logiques de mutualisations ?
En décembre 2024, nous avons lancé, avec l’École normale supérieure (ENS-PSL), une chaire intitulée « Changement climatique : nouvelles fractures, nouvelles mutualisations ». Codirigée par la climatologue Aglaé Jézéquel et la politiste Johanna Siméant-Germanos, cette chaire de recherche interdisciplinaire réunit, pour la première fois, les sciences climatiques, et les sciences sociales et politiques. Son objectif est de mieux connaître les grandes fractures liées au changement climatique pour pouvoir leur associer les bonnes réponses – sociologiques, politiques, solidaires.
Nous avons également développé, au sein de la Macif, un Observatoire des mutualisations, en collaboration avec Viavoice et la Fondation Jean-Jaurès. Cet observatoire a pour mission de suivre, produire et diffuser des réflexions sur la mutualisation, en explorant à la fois ses opportunités et ses fragilités, mais aussi les figures et champs de « démutualisation » (violences, humiliation, réseaux sociaux etc). Il s’agit d’examiner les lieux où la société se fait et se défait.
Nous sommes, aujourd’hui, à un carrefour. Il est possible de prendre une autre direction que celui d’un monde réservé à quelques-uns. À nous de démontrer en quoi la mutualisation est une solution viable, essentielle, humaine, collective, solidaire et vivante.
- Le contexte actuel, notamment le retour en arrière sur les questions environnementales, n’est-il pas défavorable au développement des logiques de mutualisation ?
Le contexte actuel nous démontre que le modèle actuel est en train de s’essouffler. Certes, les puissances économiques et financières ne sont pas toujours du côté des mutualisations ; nous assistons plutôt à des logiques de démutualisations, de fragmentation de la société, avec, notamment, la surpuissance des réseaux sociaux, les violences verbales, les humiliations du quotidien, l’archipellisation de la société…
Nous sommes, aujourd’hui, à un carrefour. Il est possible de prendre une autre direction que celui d’un monde réservé à quelques-uns. À nous de démontrer en quoi la mutualisation est une solution viable, essentielle, humaine, collective, solidaire et vivante.
Propos recueillis par Camille Dorival