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Par Carenews INFO - Publié le 15 décembre 2025 - 15:37 - Mise à jour le 15 décembre 2025 - 15:55 - Ecrit par : Célia Szymczak
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Entreprises et grandes écoles : relations fructueuses ou liaisons dangereuses ?

La présence des entreprises dans les établissements d’enseignement supérieur, parfois encadrée par des conventions de mécénat, est de plus en plus décriée. Les collectifs mobilisés sur cette question demandent davantage de transparence et de discussions sur ces relations.

Le financement des grandes écoles repose en partie sur des dons versés par les entreprises. Crédit : iStock.
Le financement des grandes écoles repose en partie sur des dons versés par les entreprises. Crédit : iStock.

 

Sciences po, Paris-Dauphine, CentraleSupélec, AgroParistech... En France, de nombreux établissements d’enseignement supérieur font appel à des entreprises pour financer une partie de leur activité, par des dons ou des contrats.  

Depuis quelque temps cependant, ces relations sont régulièrement remises en cause. « C’est un sujet qui mobilise, en particulier dans les grandes écoles », constate Robin Sigaud, vice-président du Réseau étudiant pour une société écologique et solidaire (Reses). En septembre dernier, un rapport du média associatif l’Observatoire des multinationales dénonce « l’emprise » des grandes entreprises sur l’emblématique École polytechnique. Au même moment, le collectif Eies – pour Entreprises illégitimes dans l’enseignement supérieur – critique publiquement « le caractère systémique [et] systématique de leur présence » dans 30 grandes écoles, dont celles citées ci-dessus, mais également, par exemple, Mines Paris, HEC ou l’Essec.  

Sa cinquantaine de membres, étudiants et anciens élèves, ont « commencé à cartographier » des « liens d’influence des entreprises privées ». Ces derniers prennent des formes diverses, encadrées ou non par des conventions de mécénat ou des contrats : interventions des représentants de l’entreprise à l’occasion de cours, présence dans la gouvernance de dirigeants d’entreprise, financement de programmes de recherche, financement d’infrastructures, présence lors des forums de recrutement, par exemple.  

 

Une surreprésentation des grandes entreprises  

 

Dans le viseur d’Eies, ce que le collectif qualifie de « monopole » : 100 entreprises cumulent à elles seules « plus de 2 126 liens » avec l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), soit le tiers de l’ensemble des liens analysés.  

« Sur les 20 entreprises les plus présentes dans l'ESR, 5 produisent des armes, 2 du pétrole, 3 sont des banques françaises extrêmement polluantes, 7 sont dans l'industrie lourde, et seulement 4 n'ont pas été condamnées par la justice ou impliquées dans des scandales sociaux ou environnementaux », met aussi en avant Eies, qui juge ces acteurs « problématiques ».  

Face à cet état des lieux, le collectif défend « l’exclusion des pires sociétés selon une grille de critères à définir » et la « diversification des entreprises » présentes dans les écoles, fait valoir Margaux Falise, membre du collectif et aujourd’hui étudiante en master à la London school of economics, après une licence à Sciences po Lyon. « Nous devrions assurer la diversité des entreprises invitées à participer à la formation : PME, associations, artisans, entrepreneurs, dans une multitude de secteurs différents », avance Eies. 

 

Au moment de leurs études, les étudiants construisent une certaine vision du monde. Si dès le début, on valorisait un discours sur l’utilité sociale, leurs ambitions seraient peut-être très différente.

Margaux Falise, collectif Eies

Une influence sur les choix des diplômés ?  

 

 « Ces partenariats influencent le point de vue des jeunes générations, estime en effet Margaux Falise. Au moment de leurs études, les étudiants construisent une certaine vision du monde. Si dès le début, on valorisait un discours sur l’utilité sociale, leurs ambitions seraient peut-être très différentes ». 2,4 % des diplômés des grandes écoles en 2024 travaillent dans des ONG, pour 31,5 % dans des grandes entreprises et 29,4 % dans des entreprises de 250 à 4 999 salariés, selon la Conférence des grandes écoles. La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est l’un des derniers critères de choix de l’emploi, cité par moins de 7 % des diplômés interrogés par la CGE. 

Le collectif Eies identifie trois types de « domaines » en particulier dans lesquels « la présence d’entreprises privées extérieures à l’établissement peut paraître décalée et non nécessaire ». D’abord, les « instances de gouvernance de l'école » : . le collectif y voit un « risque massif de conflits d'intérêts ». Ensuite, les « contrats marque employeur », qui permettent aux entreprises de bénéficier de visibilité auprès des étudiants. Et enfin, le financement des programmes d’études et de recherches « qui biaise profondément l'enseignement ». Margaux Falise juge surtout ce financement problématique si les programmes ne peuvent pas fonctionner sans l’argent fourni par les entreprises. « C’est risqué de confier la recherche à des entreprises qui n’ont pas de mission de service public », argumente-t-elle.  

 

Des demandes de transparence croissantes  

 

« Nous ne pouvons pas avoir de débat sain sur ces sujets sans transparence », poursuit Margaux Falise. La transparence, c’est aussi ce pourquoi milite Acadamia, une association créée à la suite de mobilisations menées par des élèves et anciens élèves de Polytechnique avec des ONG, contre l’implantation d’un centre de R&D de TotalEnergies sur leur campus en 2020 ; et d’une polémique suscitée la même année par le financement d’une licence à l’université PSL par BNP Paribas.  

« Dans les deux cas, une des questions posées était d’accéder aux informations sur la nature réelle du partenariat », se souvient Matthieu Lequesne, le président d’Acadamia. Or, d’après lui, les sollicitations d’enseignants-chercheurs et d’élèves souhaitant accéder aux conventions de mécénat et de partenariat se multiplient. « Notre association a pour but d’accompagner ces demandes de transparence et d’animer le débat sur le sujet à l’échelle nationale », explique-t-il.  

 

C’est probablement une très bonne chose que le monde de l’enseignement supérieur et des entreprises soient connectés, mais il faut qu’on puisse discuter des bonnes ou des mauvaises modalités.

Matthieu Lequesne, président d'Acadamia

 

Un appel au débat 

 

« Une règle de base dans la recherche, c’est de savoir qui la finance, pour prévenir les conflits d'intérêts », pense Matthieu Lequesne. « Dans un moment où la crédibilité que les citoyens accordent à la production scientifique est en train de décroître, la transparence a une vertu apaisante. Souvent, elle dégonfle le fantasme d’une recherche “vendue” », considère-t-il.  

De plus, il s’appuie sur le principe selon lequel « la société a le droit de demander des comptes à tout agent public de son administration », inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Comme l’argent donné ouvre droit à une défiscalisation [à hauteur de 60 % du montant du don], il n’entrera pas dans les caisses de l’État », justifie-t-il.  

« C’est probablement une très bonne chose que le monde de l’enseignement supérieur et des entreprises soient connectés, mais il faut qu’on puisse discuter des bonnes ou des mauvaises modalités », résume l’ancien élève de l’. Acadamia pointe notamment les « clauses de non-dénigrement », parfois inscrites dans les conventions de mécénat : elles engagent le bénéficiaire des dons à ne pas tenir de propos négatifs sur l’entreprise donatrice. Cela contrevient, selon Matthieu Lequesne, à la liberté académique.  

Pour lui, le montant des dons, leur fléchage potentiel vers des projets spécifiques et les contreparties – les « prestations » demandées en échange du don, légales – devraient être publiques, afin de permettre un débat sur ces sujets.  

 


À lire également : Le mécénat d’entreprise peut-il être éthique ? 


 

L’importance des garde-fous 

 

« Davantage de transparence peut être bénéfique, sans qu’elle passe forcément par la publication du contrat entier », soutient de son côté Diane Colombani, directrice juridique et affaires publiques de l’association spécialisée sur le mécénat d’entreprise Admical.  

Concernant les contreparties, « d’un point de vue juridique, rien n’est interdit en soi dès lors qu’il y a une limite dans la valeur, que l’activité lucrative du mécène n’est pas favorisée et que les contreparties ne compromettent pas l’indépendance et la liberté académique », précise Diane Colombani. 

Seule règle prévue par la doctrine fiscale : il doit exister une « disproportion marquée » entre leur valeur et celle du don. Concrètement, il peut s’agir en fonction du montant, d’un logo apposé sur des supports de communication, d’un nom donné à un bâtiment ou d’une mise en lien entre l’entreprise et des chercheurs.  

« D’un point de vue éthique, un mécène qui finance une bourse peut être présent dans le comité de sélection, mais seulement avec une voix consultative. Un mécène qui finance la recherche peut faire partie du comité qui décide des sujets, sous réserve de mettre en place des garde-fous. Cela suppose des procédures de gestion des conflits d’intérêts, et de s’assurer que la prise de décisions soit collégiale », détaille-t-elle.   

 

L'école gagne plus que de l’argent : une communauté stimulante, qui l’arrime à la réalité économique du pays, sans que les mécènes n’influencent la recherche »

Caroline Guény-Mentré, directrice de la Fondation de l'ENS

 

Des financements divers

 

Contactée, la Conférence des grandes écoles fait savoir à Carenews qu’elle n’a pas de position harmonisée, et insiste, par la voix de son attaché de presse, sur les « pratiques et les besoins différents » des établissements. Il ne semble pas exister de données actualisées sur le poids des entreprises dans le financement des grandes écoles. 

Les établissements interrogés, eux, défendent leur modèle. À l'École polytechnique, par exemple, « au-delà de l’aspect financier, le dialogue avec les mécènes permet aux enseignements de rester connectés aux enjeux de la société, de faciliter l’insertion professionnelle et d’accélérer l’impact de la recherche sur la société. Elle a besoin de la philanthropie pour aller plus loin dans un contexte de concurrence internationale », soutient Marie Caillat, directrice de campagne de la fondation de l’école. L’X « cultive dans son ADN une proximité avec les entreprises », poursuit-elle. En tout, les financements provenant d'entreprises – mécénat finançant des bourses, des projets de rénovation, des chaires d’enseignement et de recherche et des contrats dits de recherche partenariale – représentent 6 % du budget, selon Céline Cudelou, directrice des relations entreprises.

Le mécénat fournit à l'École normale supérieure « le budget que l’État ne peut pas dégager, dans un environnement budgétaire contraint », constate quant à elle Caroline Guény-Mentré, la directrice de la Fondation de l’ENS. En tout, les dons, qui financent des bourses, de la recherche et des projets liés à « l’expérience étudiante, aux conditions de travail des enseignants-chercheurs et au patrimoine », ainsi que les « commandes », liés à des projets de recherche, représentent « moins de 5 % » du total. « Mais l’école gagne plus que de l’argent : une communauté stimulante, qui l’arrime à la réalité économique du pays, sans que les mécènes n’influencent la recherche », ajoute-t-elle. 

« Le mécénat d’entreprises et de particuliers est clé pour financer des projets d’impact de l’école, qui n’existeraient pas sinon. Nous sommes très mobilisés pour financer la recherche, la pédagogie et des programmes d’égalité des chances », détaille de son côté Delphine Colson, déléguée générale de la Fondation HEC. L’école de commerce reçoit « très peu de subventions publiques », précise-t-elle. 

 

Les conventions restent confidentielles 

 

« Si nous estimons que l’intention n'est pas philanthropique, nous refusons le don ou préférons une relation différente », indique Delphine Colson de la Fondation HEC. Même principe revendiqué par la Fondation de l’ENS. « Le mécénat est soumis à un ensemble de règles très claires sur la liberté scientifique, pédagogique et l'indépendance », insiste Marie Caillat. Toutes les fondations garantissent que les relations avec les entreprises, contreparties comprises, se font dans le respect de ces principes. 

Les trois écoles disposent à ce sujet de chartes encadrant ces relations : charte des relations avec les entreprises publiée cette année à l’X, politique d’acceptation des dons et charte de déontologie depuis 2019 à la Fondation de l’ENS. La charte d’HEC, elle, n’est pas publique. 

D’ailleurs, les conventions de mécénat ne le sont pas non plus. Polytechnique est opposée à Acadamia dans un contentieux sur cette question : l’école ne souhaite pas les diffuser, estimant qu’elles relèvent du secret des affaires. « Nous faisons preuve de transparence en publiant nos comptes et en rendant compte à l’ensemble de nos donateurs sur l’impact de leur don », déclare Marie Caillat. « Nous publions un rapport d’activité annuel, avec les grandes masses de dons collectées », justifie Caroline Guény-Mentré, de la Fondation de l’ENS, en affirmant que la transparence est « importante ».

 

Les dons peuvent-ils être attribués à des projets spécifiques ?  

 

Concernant les pratiques mises en œuvre, l’X assure qu’une « majorité » des mécènes ne flèchent pas leur don vers des projets en particulier. L’ENS parle d’une « coconstruction » et d’un « échange » avec les mécènes. HEC, elle, s’adresse aux entreprises pour solliciter des dons plutôt que l’inverse. « Elles sont approchées avec un projet en tête, en cohérence avec leurs valeurs », précise Delphine Coulson. 

Nos interlocutrices de l’X et d’HEC répondent que des dialogues entre étudiants et écoles sur la place des entreprises ont lieu régulièrement. De son côté, Eies a contacté 15 des 30 établissements analysées dans sa cartographie. Pour l’instant, seuls deux ont répondu.  Le collectif a prévu d’effectuer des relances l’année prochaine. De quoi relancer le débat ?  

 

Célia Szymczak 

 

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