Exposition « La grande expédition » : une plongée entre art, recherche et protection des océans
Le Centquatre organise avec la Fondation Tara Océan une exposition jusqu’au 2 mars 2025 à Paris. Elle présente des œuvres d’artistes ayant effectué une résidence à bord de la goélette Tara, où des scientifiques travaillent sur l’océan face aux enjeux du changement climatique et des pollutions. La rédaction de Carenews a pu rencontrer une partie des artistes à l’occasion d’un vernissage presse organisé le 15 novembre.
Au sein des grands murs de pierre du Centquatre, un établissement culturel de la ville de Paris, on peut embarquer pour une « Grande expédition ». Naviguer entre des photos et des dessins des mers, des représentations des microorganismes des océans ou des carnets de voyage, en découvrant les œuvres d’une quarantaine d’artistes. Ceux-ci ont un point commun : ils ont réalisé une résidence artistique à bord de la goélette Tara. Depuis vingt ans, des scientifiques travaillent dans ce voilier appartenant à la fondation éponyme pour mieux comprendre l’océan, sa biodiversité et ses pollutions. Et des artistes créent pour le représenter, à leur façon.
Cécile Fouillade - Siqou de son nom d’artiste - a eu cette chance. Elle a passé un mois sur le bateau, entre la Norvège et l’Irlande. « Je n’y connaissais absolument rien, mais les scientifiques sont habitués à transmettre aux artistes », raconte-t-elle. Elle a observé au microscope des phytoplanctons, dont elle a fait des captures d’écran. Elle a emmené un peu de terre au cours de l’expédition, de quoi modeler quelques petites pièces, cassées pendant le voyage, mais destinées à lui permettre de se souvenir des formes observées. Revenue sur terre, elle a créé des sculptures en porcelaine inspirées de ses souvenirs et des images collectées. On peut les découvrir suspendues dans l’espace de l’exposition dédié au « vivant ».
Dialogue entre l’art et la science
Dans la partie adjacente, consacrée aux « paysages », on peut contempler des dessins de vagues signés Yann Bagot. Il s’agit de l’un des rares artistes ayant réalisé ses œuvres à bord, pendant que le bateau longeait les côtes suédoises. Sans peur du mouvement ou du vent : ils souhaitent que les éléments extérieurs marquent ses dessins. « Je travaille souvent sur le littoral, j’aime dessiner dehors, à genoux sur le sol », détaille-t-il. La nature imprègne l'œuvre, jusqu’à la technique utilisée : il se sert d’encre de chine avec de l’eau de mer.
S’il vit en Île-de-France, il a des attaches familiales en Bretagne. L’océan fait donc partie de sa « culture familiale », de sa sensibilité. Mais son expérience avec Tara a renforcé ce rapport à la mer. « On peut toujours être plus touchés, en connaître un peu plus. On n'est pas sensibilisés du jour au lendemain », indique-t-il.
Il relate aussi sa curiosité du travail scientifique, en partie assouvie au cours de l’expédition. D’ailleurs, il constate des points communs avec sa démarche artistique : l’observation, puis la représentation du milieu. Il cite le glaciologue Claude Lorius : « on décrit pour comprendre ». « Mais les scientifiques ont un protocole sur les trois prochaines années, nuance-t-il, mon protocole dure une demi-journée ou une heure ».
De retour de mission avec un sentiment « d’urgence »
Les échanges entre les deux univers sont fructueux. Le monde des scientifiques et celui des artistes n’ont pas l’habitude de dialoguer, observe Emmanuel Régent. À bord, « ce sont deux mondes obligés de se parler. On vit dans une telle proximité ! ». Pour sa part, il effectue des croquis au crayon, puis les remplit pendant des heures avec un feutre à l'encre. Il a représenté des « paysages » après son expédition entre Athènes et Chypre. Des vagues, aussi, mais également des ruines à Beyrouth vues depuis la mer. « Arriver par l’eau ce n’est pas la même chose qu’arriver par le ciel, c’est un autre rapport au monde », affirme-il.
Dans la pièce d’à côté, on peut observer les photographies de Samuel Bollendorff, qui a embarqué sur plusieurs expéditions de la goélette. Autour de lui sont exposées ses photographies de la mer Méditerranée, de l’océan Atlantique ou Pacifique. Des étendues d’eau bleues, sans rien d’autre à l’horizon, paradisiaques. Pourtant, l’artiste est bien parti avec Tara « pour observer ce qu’on appelle le continent de plastique ». Mais celui-ci n’est pas composé de « tombereaux de plastique », de bouteilles, de sacs ou de couverts en plastique agglomérés comme on l’imagine. Samuel Bollendorff désigne d'autres photos, exposées en dessous de celles des mers, un peu plus bas. Il faut pencher la tête pour les observer. « Quand les scientifiques passent leurs filets dans la mer, ils récoltent ça », continue-t-il, pointant des clichés d’organismes marins mêlés aux fragments de plastique. Les « tombereaux de plastique » se décomposent en fait en microplastiques. L’artiste est revenu des missions avec un sentiment « d’urgence ». « Ce sont des enjeux vitaux », pointe-t-il.
Des abats de poisson
Les pollutions, c’est aussi le sujet qui intéresse Manon Lanjouère. Cette dernière a pris part à une mission sur les microbiomes, entre Salvador de Bahia et Rio de Janeiro (Brésil). Revenue à terre, elle a modelé des matériaux plastiques, comme des cotons-tiges, des morceaux de bouteilles en plastique ou des touillettes de café pour en faire des sculptures et des photographies, leur donnant ainsi la forme des microorganismes.
Maintenant, je sais. Je suis artiste militante. »
Manon Lanjouère
« J’ai vu les microplastiques qui se mélangent aux microorganismes, relate-t-elle. Tara, c’est un déclic pour moi. Je vis en Bretagne, j’ai un amour fou pour la mer. Je n’arrivais pas à comprendre comment je pouvais intégrer cet amour fou à ma pratique artistique. Maintenant, je sais. Je suis artiste militante. » Elle va donc travailler dans les années qui viennent sur les questions environnementales liées à la mer.
Le travail d’Elsa Guillaume est aussi marqué par des convictions profondes. Elle expose dans l’espace intitulé « Le sensible » diverses sculptures en céramique : des palmes en forme de nageoires à l’intérieur rouge sang, des lunettes de plongée ressemblant à des yeux de poisson ou encore un sac banane à l’aspect de branchie. Par ces œuvres, celle qui est aussi plongeuse cherche à montrer l’émerveillement et l’attraction que peut nous faire ressentir la vie sous l’eau et en même temps à désigner une réalité plus crue, celle de la surpêche.
Mieux faire connaître l’océan
« On peut dire des choses que les scientifiques ne peuvent pas toujours dire » avance pour sa part Noémie Sauve. « Je me considère comme militante ». Mais au-delà des questions politiques, cette approche « sensible » permet de diffuser des connaissances autrement. « On comprend l’enjeu du blanchissement des coraux intellectuellement On a du mal à le comprendre sensiblement, physiquement », déclare l’artiste, en évoquant ce phénomène qui peut accélérer la mortalité des coraux, aggravé par les vagues de chaleur dans les océans. Elle a passé six semaines à bord de la goélette, entre la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie, dans le cadre d’une mission d’analyse des récifs coralliens.
Par des précipités de cuivre sur du papier, Noémie Sauve représente les exosquelettes des coraux. Elle réalise aussi des sculptures en céramique et cristal fluorescent, destinées à rappeler la complexité du vivant.
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Une exposition destinée à voyager
« Le regard des artistes nous permet de faire passer des messages sur quelque chose qui n’est pas toujours évident », abonde Myriam Thomas, directrice du pôle Culture de l’océan de la fondation, faisant référence au milieu océanique.
Deux salles permettent aussi de mieux se rendre compte de la vie sur le bateau, toujours à travers le regard des artistes, avec des œuvres représentant la goélette ou des carnets de voyage. Une démarche « à la lisière de l’art et du reportage », selon José-Manuel Gonçalvès, le directeur du Centquatre, qui a assuré la direction artistique de l’exposition avec la Fondation Tara Océan.
Son directeur général, Romain Troublé, espère quant à lui que « cette exposition va tourner dans le monde entier ». L’enjeu : faire découvrir à tous les créations artistiques inspirées par le travail de recherche, mais aussi mieux faire connaître les enjeux de protection de l’océan.
Célia Szymczak