« Il faut prendre en compte l’inégale répartition des coûts de la transition écologique entre les citoyens » (Théodore Tallent, chercheur)
Les politiques environnementales, des mesures impopulaires ? Carenews a interrogé le chercheur à Sciences po Théodore Tallent, qui travaille sur l’opposition des citoyens des territoires ruraux et péri-urbains à ces politiques. La population soutient de manière générale l’objectif d’accélérer la transition écologique, indique-t-il mais une partie d’entre elle s’oppose à certaines politiques en particulier. Il détaille les manières d’accroitre ce soutien.

Théodore Tallent est chercheur doctorant à Sciences po Paris. Il étudie l’opposition aux politiques environnementales hors des grands centres urbains.
- Carenews : En France, le mouvement des Gilets jaunes est fréquemment cité pour évoquer le mécontentement des citoyens face aux politiques de transition écologique, comme la limitation de la vitesse à 80 kilomètres/heure sur les routes. Cela a été le cas aussi des manifestations agricoles plus récemment. Les politiques en faveur de la transition écologique suscitent-t-elles vraiment une large opposition dans la population ?
Théodore Tallent : Le soutien dépend en réalité des politiques publiques. Les études d’opinion et les entretiens que je réalise sur le terrain le montrent très bien : il y a quand même un soutien général, plutôt important dans la population, à l’objectif d’accélération de la transition écologique. Selon un sondage datant de fin 2023, 59 % des Français considéraient que les gouvernements n’en faisaient pas assez sur la question écologique.
Un baromètre de l’Ademe, mesurant le soutien à l’égard d’une dizaine de politiques environnementales, démontre quant à lui qu'une grande partie atteignent des seuils de soutien déclaratif de 60, 70, voire 80 %. Il y a par exemple un soutien très large au développement des énergies renouvelables, l'obligation de rénovation ou la taxation de l'aérien. En revanche, quelques politiques créent des résistances plus importantes. On l’a vu avec la taxe carbone et les Gilets jaunes, même si ce mouvement était beaucoup plus complexe que ce qu’on a parfois voulu dire. Ainsi, environ une personne sur deux est opposée à la hausse de la taxe carbone. L’électrification des véhicules peut également créer des oppositions.
- L’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, l’affaiblissement du Pacte vert en Europe, plusieurs propositions en France remettant en question le travail d’agences environnementales, comme l‘Ademe ou l’Agence bio... Ces événements semblent montrer un retour en arrière politique en ce moment, un « backlash écologique ». Est-ce que cette tendance existe parmi les citoyens ?
Pas tout à fait. Il y a un mouvement qui semble piloté par les partis politiques de l’extrême droite populiste et de la droite conservatrice, qui s’allient pour s’opposer à l'accélération de la transition et tenter de revenir en arrière. On le voit aux États-Unis, au Parlement européen et au niveau des États de l’Union européenne. Cela s’illustre bien par les récentes attaques des droites à l'égard de l’Ademe ou de l'OFB, ou encore l’opposition de Jordan Bardella aux voitures électriques et à la soi-disant écologie punitive en France, par exemple. Les partis de droite, extrême-droite en tête, cherchent ainsi à conflictualiser l’écologie, alors que ceux du bloc central ont tendance à abandonner la question ou à entretenir une certaine ambiguïté sur certains points. De leur côté, les partis de gauche, y compris les écologistes, ont du mal à la remettre sur le devant de la scène, privilégiant souvent d'autres enjeux politiques.
Au sein de la société, pourtant, on n'observe pas une conflictualisation de l’enjeu écologique au même niveau. Certaines politiques sont plus compliquées à mettre en place sur le terrain – les zones à faibles émissions par exemple – mais on ne voit pas ce retournement dans l’opinion publique, qui reste à peu près constante depuis quelques années et, comme je l'expliquais, relativement favorable.
Le véritable problème réside dans la baisse de la saillance de l’enjeu environnemental. Les gens ont tendance à moins prioriser l’environnement qu’il y a cinq ans. Les partis ne sont donc pas incités à en parler et les partis d’extrême droite espèrent pouvoir polariser la partie de l'électorat réceptif à certains discours populistes anti-écologistes.
Il y a quand même un soutien général, plutôt important dans la population, à l’objectif d’accélération de la transition écologique
- Le climato-scepticisme existe-t-il toujours en France ?
Tout dépend de la mesure du climato-scepticisme, qui est différente selon les sondages. La part de ceux qui considèrent qu’il n’y a pas du tout de changement climatique est très résiduelle, ce sont quelques points de pourcentage.
En revanche, un quart, voire un tiers des citoyens doutent de la responsabilité humaine dans le changement climatique. C’est un doute qui a été nourri par énormément de lobbies et d’acteurs économiques ayant investi des milliards d’euros pour cela.
- Est-ce un problème ?
Il s’agit d’un sujet important, évidemment, mais pas forcément autant qu’on le pense, ou du moins pas nécessairement synonyme d'inaction. Si des personnes sont conscientes qu’il y a un problème, mais ne savent pas forcément qui est responsable, on peut malgré tout agir. Beaucoup de mesures répondent à des problèmes concrets rencontrés par les citoyens : un véhicule électrique est moins cher à l’usage qu’un véhicule thermique, par exemple. Par ailleurs, si l'on met en place ces mesures et des politiques d’adaptation au changement climatique, il peut y avoir de l’adhésion qui se créée.
S’il y a des gens climato-sceptiques, c’est aussi à cause de l’absence de réponse. En reconnaissant que le problème existe, on s’expose parfois à une difficulté cognitive : il est plus facile de se dire qu’il n’y pas de problème que de se rendre compte qu’il existe et que nous n’avons pas de solution, voire qu’on en est responsable. J’ai rencontré des gens vivant en zone rurale qui disent ne pas avoir le choix d’utiliser leur voiture, par exemple, et qui donc tendent à minimiser l'impact de la voiture sur un changement climatique perçu comme réel mais modéré.
- Qui sont les personnes les plus favorables aux politiques en faveur de la transition écologique ?
Quelques variables sont importantes : l’âge, le genre, le niveau de diplôme et la localisation géographique. Les jeunes, les femmes, les personnes ayant un haut niveau de diplôme, les habitants des territoires urbains ont tendance à davantage soutenir de nombreuses politiques environnementales.
Mais tout cela s’explique très bien. Prenons le cas de l'urbain et du rural : les citoyens ruraux ou péri-urbains sont moins favorables à la taxe carbone et à la rénovation thermique des bâtiments, puisqu’ils habitent en général des logements plus grands. Les contraintes matérielles des zones rurales font que les politiques environnementales créent des coûts plus importants pour les citoyens qui y habitent.
De leur côté, les nouvelles générations sont plus sensibilisées à ces questions et aussi moins exposées à certains coûts, puisqu'elles ont tendance à se concentrer dans les grandes villes.
Il n’est pas non plus pas surprenant d'observer que des personnes occupant un emploi dans le secteur des services, qui n’est pas directement menacé par la transition écologique, dans une grande ville, soutiennent davantage ce genre de politiques que des personnes qui travaillent dans l’industrie automobile.
Les contraintes matérielles des zones rurales font que les politiques environnementales créent des coûts plus importants pour les citoyens qui y habitent.
- Existe-t-il des conditions pour que les politiques en faveur de l’écologie soient davantage soutenues ?
Je dirais qu’il y a quatre grands enjeux. Le premier, c’est la justice sociale : il faut prendre en compte l’inégale répartition des coûts de la transition écologique. J’ai rencontré des employés d’une usine qui produit des boîtes de vitesse pour les voitures thermiques en Lorraine. Dans dix ans, normalement, les voitures thermiques ne seront plus produites. Il faudra donc mettre en place des mécanismes de compensation et d’accompagnement pour ces travailleurs exposés.
Le deuxième enjeu, c’est la participation. Il faut donner la parole aux citoyens. Des travaux académiques montrent que les mesures de transition écologique sont beaucoup plus acceptées en incluant les populations localement.
Un troisième point, c’est de rendre plus visibles les bénéfices que la transition écologique peut apporter au-delà de la lutte contre le changement climatique. Ils ne sont pas toujours évidents : manger bio ou se passer de véhicule thermique coûte cher à l’achat. Mais à terme, on va mieux vivre, mieux manger, respirer un air de meilleure qualité, occuper de meilleurs emplois locaux et avoir une amélioration de ses conditions matérielles d'existence.
Le quatrième point me tient à cœur. C’est un projet de recherche sur lequel je travaille en ce moment : au-delà de tout cela, il faut également envisager de prendre des mesures plus « symboliques ». On ne peut pas imaginer qu’on demande des efforts à une personne qui vit dans un village isolé alors qu’en même temps, des ministres ou des ultra-riches voyagent à tout va. C’est important : il faut s'assurer que tout le monde contribue. Cela ne veut pas dire qu’il faut tout demander aux élites et rien aux citoyens, mais il faut s’assurer de l’exemplarité des élites si l'on souhaite engager la transformation de la société.
Il faut rendre plus visibles les bénéfices que la transition écologique peut apporter.
- Vous parlez de la nécessité d’adopter un discours qui permette d’envisager positivement la transition écologique. En même temps, celle-ci nécessite des renoncements par rapport à nos modes de vie actuels, des interdictions. Comment articuler discours positif et réalisme ?
C’est le nœud du problème. Beaucoup de personnes en Europe comprennent que des changements vont être nécessaires, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont pour autant toujours enthousiastes.
Des renoncements peuvent être acceptés s’ils sont nécessaires pour atteindre les bénéfices de la transition écologique et pour lutter contre le changement climatique.
Il faut aussi reconnaître que le statu quo, c’est aussi énormément de renoncements : ce sont par exemple des maisons qui se fissureront dans dix ans sur des sols argileux, d’autres qui disparaitront près des côtes avec l’élévation du niveau de la mer, des routes qui se fissurent et des milliards d’euros provenant de l’argent du contribuable dépensés, une augmentation des risques de cancer, une dépendance aux véhicules chinois et au gaz de schiste états-unien... Le statut quo ne sert pas les intérêts des citoyens. À court terme, nous y sommes habitués, alors on continue de faire ce qu’on a toujours fait. Mais ce n’est pas comme si les gens étaient contents de dépenser 100 à 200 euros par mois d’essence ou de s’exposer aux pesticides.
Je ne dis pas que c’est facile, mais il y a un travail économique et culturel à faire, pour montrer qu’il y a beaucoup à gagner dans cette transition.
Propos recueillis par Célia Szymczak