« L’idéologie du travail est tellement forte qu’on ne la questionne pas »
Dans son documentaire After Work, le réalisateur italo-suédois Erik Gandini s’intéresse à la question du travail comme idéologie. Il observe la culture du travail dans quatre pays, pour amener le spectateur à s’interroger sur la place qui est faite à l’activité professionnelle dans nos sociétés contemporaines.

« I am so busy » (« je suis tellement occupé ») : c’est ce que répète à l’envi Josh, l’un des protagonistes du documentaire After Work, réalisé par l’Italo-Suédois Erik Gandini. Loin de se plaindre de sa surcharge de travail, le consultant américain d’une quarantaine d’années interrogé dans le film se félicite de ne faire que travailler, sans jamais prendre de congés. Il éclate d’un rire tonitruant, presque effrayant, quand le réalisateur lui suggère qu’il est possible, en Europe, de poser trois semaines de congés d’affilée.
À travers ce film, Erik Gandini a voulu interroger l’idée du travail dans nos sociétés contemporaines, et voir comment la culture du travail pouvait varier d’un pays à l’autre, à travers la rencontre de travailleurs (ou non travailleurs dans certains cas) issus de quatre pays : les États-Unis, la Corée du Sud, l’Italie et le Koweït.
Il explique à Carenews pourquoi et comment il a réalisé ce film, qui fera l’objet d’une projection, le samedi 15 mars 2025 à 15h à Citeco à Paris, en partenariat avec Carenews. La projection sera suivie d’un débat avec la sociologue et philosophe Dominique Méda, professeure à l’Université Paris Dauphine, spécialiste du travail. Entrée gratuite, renseignements et inscription ici.
- Dans le documentaire After Work, vous vous intéressez à la thématique du travail, sur laquelle vous n’aviez pas travaillé jusque-là. Pourquoi ce choix ?
Je réalise des films documentaires depuis trente ans. Je considère que ma méthode est axée sur les idées plutôt que sur les personnages. Je suis conscient que les documentaires qui ont le plus de succès portent sur des personnages, des portraits, en particulier de personnes célèbres : les membres de la famille royale ou les joueurs de football, par exemple. Pour ma part, j'aime travailler sur des films qui explorent le pouvoir des idées. Je suis fasciné et troublé par la façon dont les idées peuvent être présentées comme aussi évidentes que l'air que l'on respire. On ne les remarque pas. On ne les remet pas en question, mais on s'y soumet.
After Work vise surtout à explorer des choses qui ne sont pas encore arrivées. Un monde sans travail. Je veux explorer la possibilité d'utiliser le documentaire pour capturer le futur à travers le présent. Saisir « ce qui est à venir » plutôt que « ce qui est ».
J'ai voulu me pencher sur cette thématique parce que l’un de mes amis, le sociologue suédois Roland Paulsen, s’intéresse à ce qu’il appelle « l’idéologie du travail ». Dans les sociétés contemporaines, nous travaillons beaucoup et cela nous paraît naturel. Mais si on commence à considérer le travail comme une idée, on se rend compte que les humains n’ont pas toujours travaillé autant que nous le faisons.
Cette idéologie nous fait donc travailler énormément, alors que la technologie pourrait nous permettre de travailler moins. C’est la révolution industrielle, à la fin du 19e siècle, qui a introduit l’idée d’une « éthique du travail ». Cela était très nécessaire à l’époque : il fallait travailler beaucoup pour pouvoir mettre en place le système industriel. Les gens travaillaient plus de 12 heures par jour, les enfants eux-mêmes travaillaient, c’était complètement fou.
Puis au début du 20e siècle, Henry Ford a introduit l’idée d’une journée divisée en trois tranches horaires égales : huit heures de travail, huit heures de temps libre et huit heures de sommeil, cinq jours par semaine. Depuis, nous sommes restés sur cette norme, alors que la productivité a énormément augmenté, en lien avec les progrès technologiques : il faut peut-être 10 personnes aujourd’hui pour faire la même chose que 100 personnes à l’époque. Nous n’avons donc jamais saisi l’opportunité offerte par la technologie pour décider collectivement que nous pourrions travailler moins et consacrer notre temps à autre chose.
Nous n’avons donc jamais saisi l’opportunité offerte par la technologie pour décider collectivement que nous pourrions travailler moins et consacrer notre temps à autre chose.
- Pour ce documentaire, vous vous êtes rendus dans quatre pays (les États-Unis, la Corée du Sud, l’Italie et le Koweït) pour étudier leur culture du travail. Comment avez-vous opéré ces choix ?
La première partie du film est consacrée aux États-Unis et à la Corée du Sud, où l’on peut observer les cultures du travail les plus dysfonctionnelles à mon avis. Dans ces deux pays, cela est normal de travailler énormément. Les États-Unis n’ont aucune culture des congés payés. En Corée du Sud, le cadre que nous filmons dit qu’il arrive au bureau à 7 heures du matin pour en repartir à 23h. Il ne voit jamais sa famille, il n’a aucun ami, nous dit sa fille. Beaucoup de gens font des burn out, ou même meurent pour avoir trop travaillé.
Dans ce pays, cela est désormais considéré comme un problème. Le ministère du Travail mène des campagnes de communication pour inciter les gens à travailler moins. Dans certaines entreprises, les ordinateurs s’éteignent automatiquement à 18h, pour empêcher les gens de continuer à travailler.
Aux États-Unis, en revanche, il n’y a aucune remise en question de la culture du travail. Il y a une incapacité collective à imaginer la vie sans travail. Et c’est justement l’une des intentions de mon film : amener les gens à réfléchir à ce que pourrait être une vie sans travail.
C’est l’une des intentions de mon film : amener les gens à réfléchir à ce que pourrait être une vie sans travail.
- À la fin du film, vous demandez à plusieurs personnes « Si vous étiez payés chaque mois sans avoir à travailler, que feriez-vous ? ». Et personne n’est capable de répondre. Comment l’expliquez-vous ?
Je crois que notre système éducatif ne nous a jamais appris à penser ce que nous pourrions faire si n’avions pas à travailler. Nous devrions pouvoir choisir de consacrer moins de temps au travail, et de le dédier à d’autres activités : la culture, le lien aux autres, l’engagement associatif, les réflexions personnelles…
Dans le film, on voit une très riche héritière italienne qui a la liberté de choisir chaque matin ce qu’elle va faire et de consacrer son temps à ses passions. Mais cela ne devrait pas être le cas que des plus riches ; nous devrions tous avoir ce choix !
- De la même manière que cette héritière, en Italie, de plus en plus de jeunes décident de ne pas travailler. Comment considérez-vous ce phénomène ?
En Italie, on voit de plus en plus de « neets » : des jeunes qui ne sont ni en emploi ni en formation, et qui assument de ne pas travailler. Souvent ils peuvent se le permettre parce qu’ils héritent d’appartements par exemple, et se contentent de leurs revenus fonciers pour vivre. Ces jeunes sont souvent vus de manière négative, sont considérés par la classe politique ou les médias comme des fainéants. Moi, je voulais porter sur eux un regard un peu différent, en me demandant si leur détachement du travail, au fond, n’était pas la bonne approche.
- Au Koweït, la situation est encore très différente : c’est un pays pétrolier, dans lequel l’État a décidé de fournir à tout le monde du travail, même s’il n’y a rien à faire. Les gens sont obligés d’aller dans des bureaux pour recevoir un salaire, mais on ne leur confie aucune tâche ou très peu, et ils s’ennuient beaucoup. C’est assez étonnant !
Effectivement. En préparant mon film, je cherchais un exemple de pays où on avait fait le choix collectif de moins travailler. Les pays pétroliers sont assez spécifiques car ils ont énormément d’argent. Mais ils sont aussi fondés sur un système quasi esclavagiste : au Koweït, il y a un million de citoyens, mais trois millions de « non-citoyens », des travailleurs immigrés qui travaillent énormément, dans des conditions épouvantables, au service des citoyens. Les citoyens reçoivent un revenu, mais pour le percevoir, ils sont tenus d’aller dans des bureaux, même s’il n’y a rien à faire, et doivent faire comme s’ils travaillaient.
Cela est fondé sur la croyance que, si on leur laissait la liberté de choisir ce qu’ils ont envie de faire, ils allaient forcément ne rien faire. L’État aurait pu faire le choix d’un revenu garanti sans contrepartie pour ses citoyens, mais il a préféré exiger des gens qu’ils fassent semblant de travailler. Cela fait penser aux prisonniers du goulag, qu’on obligeait à déplacer un tas de pierre à un endroit, et le lendemain de le remettre à sa place antérieure. Pour les punir, on leur faisait faire des choses qui n’avaient aucun sens.
Le résultat, c’est que les gens sont extrêmement déprimés et démotivés.
- Qu’est-ce qui vous a surpris le plus en réalisant ce documentaire ?
Ce qui m’a surpris, c’est la puissance de cette idéologie du travail. Il est difficile de remettre en question le travail tant il est profondément ancré dans notre système de valeurs.
À la fin du film, cette question n’est pas résolue, mais mon objectif est que cela incite des gens à y réfléchir. Plus que jamais, avec l’automatisation, l’intelligence artificielle, nous avons la possibilité de travailler moins. Nous devrions saisir cette opportunité collective.
Il est difficile de remettre en question le travail tant il est profondément ancré dans notre système de valeurs.
- Avez-vous l’impression que les choses sont en train de changer néanmoins ?
Oui, sur certains points. On parle de plus en plus, dans beaucoup de pays, de la semaine de quatre jours, par exemple. Une expérimentation a été menée au Royaume-Uni dans plusieurs grandes entreprise sur ce thème, et à l’issue de cette expérimentation, la semaine de quatre jours a été considérée comme positive par tout le monde.
En France aussi, on peut considérer que la mobilisation sur les retraites correspond à une aspiration à ne pas travailler plus.
De même en Corée du Sud, il existe désormais un conflit très net entre deux générations, que l’on voit dans le film. Après la Seconde guerre mondiale, la Corée du Sud était un pays très pauvre, qui s’est enrichi progressivement parce que les gens ont beaucoup travaillé. Mais aujourd’hui les jeunes estiment que leurs parents ont complétement raté leurs relations avec leurs enfants ; ils voient les burn out, les gens qui se rendent malade au travail. Ils ne veulent plus continuer ainsi.
On peut donc imaginer que les choses vont changer. J’espère que mon film pourra contribuer à cette réflexion.
Propos recueillis par Camille Dorival
