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Par Carenews INFO - Publié le 17 novembre 2023 - 15:22 - Mise à jour le 17 novembre 2023 - 17:47 - Ecrit par : Célia Szymczak
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Qu’est-ce que le statut de compagnon d’Emmaüs, qui fait l’objet de remises en question ?

Des grèves se déroulent ou se sont déroulées dans plusieurs communautés Emmaüs du Nord de la France. Les compagnons dénoncent des conditions de vie et de travail qu’ils jugent inadaptées. Qu’est-ce que le statut de compagnon et a-t-il pu faciliter ces déviances ? Éléments de réponse.

Les compagnons Emmaüs collectent des dons. Crédits : iStock.
Les compagnons Emmaüs collectent des dons. Crédits : iStock.

 

En juin dernier, une enquête du média Street press révélait qu’une communauté Emmaüs du Nord était sous le coup d’une enquête préliminaire pour traite d’êtres humains et travail dissimulé. Les « compagnons » de la Halte Saint-Jean à Saint-André-lez-Lille subiraient, entre autres, des violences psychologiques, des promesses de régularisations non tenues effectuées aux personnes sans papier ou encore des rémunérations de 150 euros par mois

En septembre, une autre enquête de Street press révélait des dérives similaires à Dunkerque et à Tourcoing, dans le Nord également. Des « compagnons » sont ou ont été en grève et protestent contre leurs conditions de travail et de vie dans quatre communautés : Saint-André-lez-Lille, Grande-Synthe, Tourcoing et Nieppe.

Comment expliquer la concomitance de ces grèves ? L’explication se trouverait-elle en partie dans le statut de compagnon, spécifique à Emmaüs ? Celui-ci a été créé en 1949, à l’initiative de l’abbé Pierre. Ces compagnons sont des personnes en situation d’exclusion accueillies et logées dans des « communautés ». Ils bénéficient d’une indemnité, appelée « allocation communautaire », et effectuent un travail de collecte, de réemploi et de vente d’objets donnés à l’association. 

 

Un statut reconnu en 2008 

Leur statut ne bénéficiait d’aucune reconnaissance institutionnelle jusqu’en 2008. À ce moment, Martin Hirsch est haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté au sein du gouvernement de François Fillon. Ancien président d’Emmaüs France, il souhaite sécuriser ce statut face à un vide juridique, explique Tarek Daher, actuel délégué général de la Fédération Emmaüs.

Ainsi, l’agrément Oacas, pour « organisme d’accueil communautaire et d’activités sociales », est inscrit dans le code d’action sociale et des familles. Il crée le statut de travailleurs solidaires. Les Oacas peuvent « faire participer ces personnes à des activités d'économie solidaire afin de favoriser leur insertion sociale et professionnelle ». Ces dernières ont un statut « exclusif de tout lien de subordination », différent de celui de salarié. Les organismes leur garantissent « un hébergement décent », un « accompagnement social » et « un soutien financier leur assurant des conditions de vie dignes ». Ce statut permet aux compagnons de bénéficier de la complémentaire santé solidaire et de droits à la retraite. La communauté cotise à l'Urssaf à hauteur de 40 % du Smic.  

Cinq communautés sur les 122 qui existent en France ne sont pas agréées Oacas. Saint-André-lez-Lille et Nieppe en font partie. Les dérives dénoncées par les compagnons peuvent-elles en partie être liées à l’absence de cadre ? En tous cas, Emmaüs France envisage de rendre obligatoire l’obtention de l’agrément pour les communautés, lors de sa prochaine assemblée générale, en juin 2024. 

 

Le modèle économique en question 

Au-delà de l’agrément, l’une des revendications des grévistes concerne le montant de leur allocation. Chaque communauté est indépendante ; elles n’ont donc aucune obligation sur ce plan. Mais chaque année, une recommandation est effectuée par un vote, lors des assises rassemblant les communautés Emmaüs. En 2023, le montant suggéré est de 392 euros. « Mais nous ne sommes pas en capacité d’imposer de montant », explique Tarek Daher, qui souligne qu’il peut être un peu inférieur en raison « des modèles économiques » ou d’autres avantages accordés aux travailleurs. 

Justement, le modèle économique d’Emmaüs pourrait-il pousser à l’exploitation des travailleurs ? Les enquêtes de Street press rendent compte de périodes de bénévolat imposé ou d’horaires de travail allongés. Le fonctionnement des communautés repose sur les dons : elles refusent les subventions publiques. « D’une manière générale, les communautés ont un modèle économique qui fonctionne très bien. La notoriété d'Emmaüs comme les excès de la société de consommation font que les groupes Emmaüs reçoivent énormément de dons. Le modèle est très vertueux », évacue Tarek Daher, qui admet que certaines communautés peuvent parfois connaître plus de difficultés financières. 

 

Régularisation des personnes sans-papier

Dernier enjeu : la régularisation. Les travailleurs sans papiers sont nombreux au sein des communautés. Les grévistes revendiquent leur régularisation. En cause, un article de la loi dite « asile et immigration » votée en 2018, qui permet à des travailleurs ayant passé trois ans dans une communauté d’y être éligible à trois conditions : y avoir passé trois années d’activité ininterrompue, avoir réalisé une activité au « caractère réel et sérieux » et disposer de « perspectives d’intégration ». La régularisation reste toutefois à discrétion des préfets. 

Avec toute la bonne volonté du monde, ce n’est pas nous qui décidons. Quand il y a des grèves qui éclatent et qui disent “on veut une régulation collective et massive”, nous n’avons aucun levier. »

Tarek Daher, délégué général d'Emmaüs France. 

« Il y a beaucoup d’incompréhension de ce dispositif et il y a eu un peu d’instrumentalisation dans certains cas », considère Tarek Daher. « Avec toute la bonne volonté du monde, ce n’est pas nous qui décidons. Quand il y a des grèves qui éclatent et qui disent “on veut une régulation collective et massive”, nous n’avons aucun levier », explique-t-il. « Mais c’est évidemment très problématique s’il s’avère que certains responsables de communauté font du chantage sur cette question-là auprès des compagnons, ou en font un levier de puissance », déplore-t-il.

 

Des situations indépendantes ? 

Mais alors, quels facteurs pourraient expliquer la concomitance des grèves dans les communautés du Nord, selon Tarek Daher ? « La situation à la Halte Saint-Jean a été un peu médiatisée et a donné des idées. Des compagnons se sont dits qu’il s’agissait d’un bon levier pour faire changer les choses. Il y a eu aussi  un peu de mobilisation de la part de la CGT qui s’est impliquée dans la grève de la Halte Saint-Jean, et qui a pu aller dans d’autres communautés pour inviter les compagnons à se mettre en grève s’ils avaient des griefs », estime Tarek Daher. Selon lui, les situations sont très différentes d’une communauté à l’autre. Rien de « systémique ou systématique », sans quoi « ça aurait éclaté ailleurs en France ». 

Dans un communiqué de presse, le comité des sans-papiers 59 et la CGT Armentières expliquent que « les grèves de Saint André, Grande Synthe et Tourcoing ont permis aux compagnons de Nieppe de relever la tête et de lancer par la grève un cri de dignité ». « Comme à Emmaüs Saint André, le système d’exploitation est bien rodé : promesse d’une régularisation au bout de trois ans en échange de l’acceptation d’une durée de travail de 40 heures par semaine pour un pécule de 380 euros par mois », peut-on lire dans le document. « Les grèves en cours […] nous interrogent […] sur l’incompréhension suscitée parfois par le statut particulier des Oacas […]. Les compagnes et compagnons ne sont pas salariés mais bénéficient d’un statut de travailleurs solidaires qui […] pourrait être mieux explicité ou plus protecteur », déclare quant à elle la section de Lille de la Ligue des droits de l’homme dans un communiqué du 21 septembre, réagissant à la grève de Saint-André-lez-Lille.

 « Cela ne veut pas dire que les grèves ne soulèvent pas de vraies questions, nous allons renforcer les contrôles sur les groupes », précise Tarek Daher. Une grande vague d’audit sera lancée dans 25 communautés d’ici à juin prochain. « Il faut que l’on soit vigilant sur notre système d’alerte », conclut le délégué général. 

 

 

Célia Szymczak 

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