« Tout en étant ancrée dans un territoire, l’innovation sociale porte une transformation plus large », entretien avec Éric Bidet et Nadine Richez-Battesti
Les enseignants-chercheurs Éric Bidet et Nadine Richez-Battesti ont publié aux éditions Les petits matins un ouvrage intitulé « L’innovation sociale. Expérimenter et transformer à partir des territoires ». Ils reviennent sur les enjeux liés à son développement : essaimage, liens avec les pouvoirs publics, mesure d’impact. Interview.

Nadine Richez-Battesti est enseignante-chercheuse en économie à Aix-Marseille Université et Éric Bidet enseignant-chercheur à l’université du Mans, responsable de la filière ESS. Ils coprésident l’Association pour le développement des données pour l’économie sociale (Addes). Ensemble, ils ont publié en septembre L’innovation sociale. Expérimenter et transformer à partir des territoires, aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, ils rassemblent les connaissances sur le sujet, en présentant des exemples existants dans plusieurs pays du monde.
- Comment peut-on définir l’innovation sociale ?
Éric Bidet : Il existe plusieurs définitions, avec des points communs. Pour moi, deux éléments sont importants. C’est le fait d’essayer d’apporter une réponse à un besoin social, de contribuer au bien-être d’une société ou d’une communauté et de le faire d’une certaine façon, à travers des processus impliquant la participation des bénéficiaires ou des usagers.
Nadine Richez-Battesti : Cette dimension processuelle est centrale pour nous, avec deux éléments clés : la dimension participative et démocratique, et une volonté importante de partager la valeur générée entre l’ensemble des parties prenantes, sans une appropriation qui soit majoritairement captée par l’apporteur de capitaux ou celui qui a eu l’idée.
- Toutes les innovations sociales ne sont pas portées par des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). Quel est le lien entre ESS et innovation sociale ?
NRB : Dans l’ouvrage, nous mettons davantage l’accent sur des innovations sociales qui sont portées par des acteurs de l’ESS, puisque notre définition de l’innovation sociale repose sur ces deux éléments clés : le partage de la valeur et la dimension participative et démocratique. Ces deux caractéristiques sont propres à l’ESS. Hormis une innovation sociale qui pourrait être portée par des acteurs publics dans le cadre d’une recherche d’intérêt général, il me semble difficile que ces innovations sociales soient portées par des acteurs du privé lucratif pour lesquels ces deux critères ne seraient pas pris en considération.
EB : On peut passer à côté de ce lien si on s’intéresse seulement aux résultats et pas à la façon dont les obtient, au processus et aux vertus qui lui sont associées. Ce qui rend compliqué l’approche de l’innovation sociale, c’est qu’elle peut être imbriquée dans des politiques publiques, en tous cas bénéficier de soutiens publics. Il existe aussi des démarches portées par des organisations privées plus classiques qui s’apparentent à ce que font les structures de l’ESS. Il y a cette diversité et cette complexité. Mais notre prisme à nous nous amène vers l’ESS.
- Pourquoi y a-t-il un ancrage territorial fort des innovations sociales ?
NRB : Une des explications possibles est le fait qu’elles émergent par la base. Ce sont forcément des acteurs en proximité qui s’associent pour produire quelque chose de nouveau, souvent au service du lien social et de l’amélioration des conditions de vie et d’existence.
EB : La force de l’innovation sociale réside dans son adéquation particulièrement étroite avec des questionnements qui se posent à une échelle locale. Cela explique qu’elle soit en capacité d’apporter une réponse vraiment nouvelle. Mais c’est aussi cela qui peut rendre difficile la montée en généralité, l’essaimage. Ces initiatives collent bien à des caractéristiques territoriales, contextuelles, mais ne vont pas facilement pouvoir se transférer dans un contexte différent.
- Vous expliquez que les innovations sociales peuvent essaimer de manière différente des autres innovations. En quoi cela peut-il consister ?
NRB : Le changement d’échelle ne peut pas s’effectuer de la même manière que pour une innovation technologique. Il suppose des outils spécifiques et surtout une adaptation forte au contexte. Dans l’innovation technologique, on cherche en général à développer un produit unique, qui sera décliné de façon assez identique sur un espace large. Au contraire, l’essaimage de l’innovation sociale est compliqué et suppose un processus plus horizontal. Le problème ne se décline pas de la même manière sur tous les territoires et les acteurs ne seront pas les mêmes. On va plutôt transférer une méthode, par exemple associer des parties prenantes.
EB : Le miroir de l’innovation technologique est assez intéressant. Il permet de comprendre que l’innovation sociale n’est pas quelque chose qu’on peut expérimenter en laboratoire en quelque sorte hors sol, hors contexte, et diffuser très facilement sur une large échelle.
- Vous indiquez que les pouvoirs publics jouent souvent un rôle essentiel pour favoriser le développement de l’innovation sociale. Quel est ce rôle ?
EB : Une des dimensions est la reconnaissance publique et la mise à disposition de moyens financiers qui vont accompagner et pérenniser des initiatives souvent assez fragiles financièrement. Du fait de leurs particularités, elles attirent moins les capitaux financiers, puisque leur vocation première n'est pas de dégager des marges élevées mais de répondre à des besoins sociaux.
Il faudrait développer des dispositifs en direction de l’innovation sociale comme ceux qu’on a mis en place en direction de l’innovation technologique. Le crédit d’impôt recherche (CIR) [une aide publique aux entreprises], qui a servi jusqu’à présent essentiellement à financer des innovations techniques et une captation de valeur souvent concentrée par les apporteurs de capitaux, pourrait notamment être davantage orienté vers l’innovation sociale.
Il faudrait développer des dispositifs en direction de l’innovation sociale comme ceux qu’on a mis en place en direction de l’innovation technologique.
Éric Bidet
NRB : Il faut aussi revenir à des liens de confiance entre les acteurs publics et les acteurs de l’économie sociale et solidaire, avec l’idée qu’ils peuvent construire en commun l'intérêt général sur un territoire. Cette confiance s’est perdue à force que la politique publique estime que seul le marché est capable d’apporter des solutions aux problèmes économiques ou sociaux. Il faut des activités de médiation et une capacité des acteurs publics, techniciens ou élus, à enclencher à nouveau des formes de partenariats, inscrits dans la continuité, avec des acteurs privés du secteur à lucrativité limitée.
Le développement d’un financement par des marchés publics, renégociés chaque année, avec l’idée qu’on peut mettre en concurrence n’importe quel type d’offreur, est assez incompatible avec un maillage lent et durable au sein des territoires qui est la seule manière de déboucher sur des réponses adaptées aux enjeux locaux.
Beaucoup d’élus et de techniciens ne connaissent pas, ou mal, les acteurs de l'économie sociale et solidaire, ne les considèrent pas comme légitimes. Ils n’identifient pas la valeur ajoutée qu’ils réalisent sur le territoire et leur contribution au développement local. Ils les considèrent simplement comme des structures qu’il faut aider, avec une représentation de la subvention comme une aide à des structures pauvres, pas comme un accompagnement à la créativité par exemple. Il faut un changement de représentations.
- Vous alertez sur une « doxa de l’impact » et questionnez l’utilité ou la possibilité de la mesure d’impact. Est-ce qu’il faut sortir complètement de la mesure d’impact ? Est-ce qu’il faut développer des modèles alternatifs ?
EB : Les indicateurs généralement mobilisés pour mesurer l’impact ne sont souvent pas les bons. Ils sont déclinés d’un modèle d’entreprise pas adapté à l’entreprise de l’ESS. De ce fait là, ils ne permettent pas de capter l’ensemble de la valeur créée à travers l’innovation sociale. Il devient urgent de changer de paradigme et de sortir d’une référence systématique au modèle de l’entreprise de capitaux à but lucratif intervenant sur le marché.
De mon point de vue, il est extrêmement difficile d’isoler une action à un moment donné et de dire qu’un résultat est le fait unique de l’intervention de la structure.
Nadine Richez-Battesti
NRB : Avant, dans l’ESS nous parlions d’utilité sociale. Maintenant, il y a une dérive vers la notion d’impact, en lien avec la montée de la responsabilité sociétale des entreprises.
Une des difficultés de l’impact, c’est qu’il fait l'hypothèse d’un lien de causalité directe entre l’action réalisée et le résultat obtenu. De mon point de vue, il est extrêmement difficile d’isoler une action à un moment donné et de dire qu’un résultat est le fait unique de l’intervention de la structure. C’est très éloigné de ce que font les structures de l’ESS.
On leur demande de justifier de leur impact comme n’importe quelle entreprise alors qu'elles ont un projet social au cœur de leur activité et que leur propre modèle de fonctionnement impose des règles différentes.
Au-delà, l’impact amène aussi les structures à définir en priorité quels seront leurs résultats. Mais la plupart du temps, il est difficile de prédire le résultat en amont. Car la situation d’incertitude radicale dans laquelle nous vivons et les interactions qui s’opèrent à l’occasion de l’action rendent inopérante et très coûteuse toute modélisation d’impact. L’argent qu’on passe à essayer de faire de la mesure d’impact serait sans doute plus utile à appuyer le développement de ces structures.
- Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à adopter une perspective internationale dans l’ouvrage, et en particulier à vous attarder sur le contexte de Corée du Sud ?
EB : Nous voulions montrer que l’innovation sociale est une problématique qui se pose à l’échelle planétaire, dans des contextes de pays très avancés comme moins avancés. Nous voulions aussi sortir d’un regard souvent très tourné vers le monde occidental dans beaucoup de travaux. C’est pourquoi on a fait le choix de mettre en exergue le contexte coréen qu’on connaît assez bien.
Par ailleurs, lorsqu’on parle de Corée du Sud, on parle beaucoup d’innovation technologique, à travers sa reconnaissance comme une grande puissance de la recherche et développement (R&D) au niveau international. On voulait montrer qu’il y a aussi des choses intéressantes qui se font en Corée du Sud en lien avec l’innovation sociale et l’ESS.
Nous voulions aussi sortir d’un regard souvent très tourné vers le monde occidental dans beaucoup de travaux.
Éric Bidet
NRB : Nous voulions aussi montrer que s’intéresser au local ou aux effets territoriaux de dynamiques d’innovation n'empêche pas de penser l’innovation à une échelle plus large. Ce n’est pas un enfermement dans le territoire. Nous voulions montrer comment des dynamiques territoriales émergent au même moment dans le monde, prennent des formes différentes, trouvent des alternatives au modèle actuel de développement et permettent de co-construire beaucoup plus largement un projet de développement, moteur de véritables transitions socio-économiques et environnementales. Nous devons nous atteler urgemment à produire ces transitions.
- L’innovation sociale répond à des besoins que le marché ne peut pas satisfaire. Est-elle condamnée à rester dans une forme de niche ou porte-t-elle au contraire une volonté transformatrice de l’existant ?
EB : C’est le cœur de l’ouvrage ! Ce que nous avons voulu porter comme message, c’est que tout en étant locale et ancrée dans un territoire, l’innovation sociale est porteuse d’une transformation sociale plus large. Elle peut transformer la société, les politiques publiques, elle peut se développer dans le cadre de partenariats avec les acteurs publics ou d’autres acteurs privés.
Nous sommes bien au-delà d’une niche. Il s’agit d’un modèle alternatif pour repenser la construction du vivre ensemble et des priorités des territoires.
Nadine Richez-Battesti.
NRB : C’est une autre manière de penser le développement, la transformation : pas seulement par le haut, avec des experts qui viendraient prescrire les usages mais avec une dimension relationnelle importante, en lien avec les bénéficiaires des services. Il ne s’agit pas seulement de concerter les bénéficiaires : l’innovation sociale repose bien sur l’idée de la co-construction et de la coproduction avec l’ensemble des personnes associées. Nous sommes bien au-delà d’une niche. Il s’agit d’un modèle alternatif pour repenser la construction du vivre ensemble et des priorités des territoires, quelle que soit leur taille.
Cela suppose forcément du temps et des apprentissages, en termes de prise de parole, mais aussi pour repenser nos habitudes dans la manière de construire les réponses aux besoins sociaux.
EB : Et cela requiert une certaine vigilance. L'institutionnalisation de l’innovation sociale va être un des moyens de sortir de cette niche, mais c’est aussi une trajectoire qui contient un certain nombre de risques, notamment qu’elle soit mise au service d’autres objectifs ou que les processus exigeants qu’elle implique soient dénaturés ou négligés.
Propos recueillis par Célia Szymczak