RESPIR : quand le patrimoine est source de développement territorial et de cohésion sociale
Lancé début 2024, le programme RESPIR – pour Réactiver et Entretenir Ses Patrimoines par l’Innovation en Ruralité – constitue une expérimentation inédite par sa transversalité, son caractère évolutif et son ancrage dans un temps long. Porté par le fonds de dotation Terre & Fils et la Fondation RTE, il explore le potentiel des patrimoines des territoires ruraux pour en faire une source de vitalité culturelle, de résilience économique et de cohésion sociale. La commune de Felletin dans la Creuse a été retenue comme territoire pilote de RESPIR. Après un diagnostic approfondi fondé sur l’écoute des acteurs du territoire dans toute leur diversité, Felletin entre dans une phase d’opérationnalisation. L’occasion d’échanger, avec les acteurs impliqués, sur cette démarche unique aux impacts multiples.

- - Ariane Vitou, pilote coordinatrice du programme RESPIR
- - Élodie Rolland, pilote pour la Fondation RTE
- - Margot Aubaret, chargée de mission de la FA’brique à Initiatives Creuse
- - Julian Perdrigeat, délégué général de la Fabrique des Transitions
- - Jean-Michel Kosianski, consultant métiers d’art et enseignant-chercheur associé
- - Vincent Pupin, directeur de l’Association patrimoniale internationale
- - Olivier Cagnon, maire de Felletin, commune de la Creuse
- Pouvez-vous présenter le programme RESPIR en quelques mots ? En quoi consiste-t-il et quelles sont ses principales spécificités ?
Ariane Vitou : RESPIR est un programme d’expérimentation dont l’ambition est d’explorer le potentiel des patrimoines locaux. J’emploie volontairement le pluriel puisque la lecture des patrimoines est transversale. Dit autrement, RESPIR embrasse le patrimoine dans toutes ses dimensions : architecturale, naturelle, paysagère mais aussi culturelle. J’insiste sur ce point car le champ culturel, matériel et immatériel, demeure trop souvent négligé par les projets d’engagement sociétal et les dynamiques territoriales.
Élodie Rolland : RESPIR prolonge le travail de dynamisation des territoires ruraux mené en 2021 par la Fondation Entreprendre dans le cadre du programme d’impact collectif « Entreprendre la Ruralité » porté notamment avec le fonds de dotation Terre et fils et la Fondation RTE. C’est ici que commence l’aventure entre nos deux structures et notre envie de porter en commun une action innovante en faveur des territoires ruraux. Notre ambition au travers de RESPIR est d’appréhender, le plus finement possible, les enjeux de diversité culturelle d’un territoire donné. Les solutions que nous avons vocation à faire émerger peuvent ainsi s’appuyer sur les patrimoines façonnés par l’histoire et la géographie de chaque territoire.
Julian Perdrigeat : Pour compléter ce que disent Ariane et Élodie, ce n’est bien sûr pas à nous – l’équipe du programme RESPIR – de définir ce qui fait patrimoine sur un territoire mais bien aux personnes qui y vivent et qui y travaillent. En tant que démarche d’écoute, de concertation et de coconstruction, RESPIR favorise la révélation, l’échange et l’appropriation par les acteurs de ce qui fait patrimoine. C’est en cela que le programme est source de résilience. Il touche du doigt la manière dont les acteurs d’un territoire développent une culture partagée de la coopération dans leur manière de porter les transitions écologiques, économiques et sociales. Nous le constatons chaque jour à Felletin grâce à notre méthode ad hoc consistant à recueillir les perceptions d’une pluralité d’acteurs aux profils diversifiés et aux regards complémentaires.
- Justement, pourquoi avoir choisi Felletin comme premier territoire d’expérimentation ?
Olivier Cagnon : J’ai rencontré Ariane Vitou à la suite de la mission d’accompagnement de Lainamac par Terre & Fils, l’association de filière valorisant la création et le fait-main à base de laines françaises. Quant à la Fondation RTE, elle a déjà soutenu trois initiatives menées par des acteurs locaux au sein de notre commune. Ces projets bilatéraux nous ont amené non seulement à nous connaître mais aussi à envisager de dépasser cette approche par filière afin de travailler ensemble de manière systémique sur le patrimoine.
À Felletin, nous avons deux histoires patrimoniales fortes, l’une autour de la tapisserie et de la laine, avec la tapisserie d’Aubusson et Lainamac, et l’autre autour de la construction et du bâti, dans la tradition des maçons de la Creuse. Nous avons aussi un patrimoine naturel emblématique, des traditions paysannes et une culture occitane. Voilà pour nos forces ! Toutefois, notre patrimoine se conjugue aussi au futur puisque notre territoire a un fort potentiel de développement économique, artisanal, industriel et touristique. RESPIR m’a vivement intéressé pour plusieurs raisons. Il décuple les opportunités de développer des filières qui nourrissent la fierté des Creusois. Il met les différents acteurs concernés autour d’une même table, sans leur assigner de but précis, autre que de nous parler des actifs patrimoniaux emblématiques de Felletin pour eux et de la manière dont nous pourrions ensemble (mieux) les valoriser. Enfin, il crée du commun, par exemple entre les nouveaux arrivants et les autochtones, en reprenant le fil de notre histoire et en nous projetant collectivement vers l’avenir. Pour finir, RESPIR nous offre une porte d’entrée constructive et positive pour aborder la question de la transition écologique. Cette démarche d’ouverture nous aide à faire le pas de côté indispensable pour porter un regard neuf sur notre patrimoine.
- L’expérimentation menée avec RESPIR a un premier temps fort : un diagnostic territorial participatif impliquant les habitants et les professionnels. Comment s’est-il déroulé et quels en sont les grands enseignements ?
Margot Aubaret : La méthodologie de cette phase d’enquête a été coconstruite par l’ensemble des acteurs du consortium. Pour capter la matière la plus riche et la plus composite possible, il nous a semblé essentiel de croiser les regards d’une très large diversité d’acteurs. Nous avons interrogé plus de 60 personnes, qui ont partagé avec nous leur vision de ce qui fait patrimoine pour elles. Pour être le plus pertinent possible, nous avons établi un questionnaire ensemble et interrogé les personnes selon nos expertises et nos sensibilités respectives. Vincent Pupin a rencontré les acteurs ayant une vision macro dépassant le cadre strict de la commune ; Jean-Michel Kosianski, les acteurs représentant les savoir-faire de Felletin et, comme j’habite en Creuse, j’ai échangé avec les personnes entretenant une relation de proximité, affective, à Felletin. Nous avions bien sûr un cadre commun pour faciliter le recueil et le partage des informations entre nous mais qui préservait une certaine souplesse afin d’accueillir l’expression spontanée des acteurs que nous avons rencontrés, y compris sur la dimension émotionnelle du patrimoine.
Vincent Pupin : J’ai effectivement rencontré une douzaine de personnes ayant une position globale sur le territoire : des acteurs institutionnels, des représentants professionnels, des universitaires et des associatifs. En pratiquant la méthode de l’audit patrimonial développée par Henry Ollagnon à AgroParisTech, j’ai questionné de manière approfondie chacune sur ce qu’elle considère comme faisant patrimoine et sur la manière dont elle conçoit le développement du territoire. Chaque personne a sa propre façon de voir ces questions. Beaucoup de belles choses se font déjà sur le territoire mais les acteurs avec lesquels j’ai échangé décrivent des « mondes » qui se rencontrent peu et travaillent chacun avec leur logique. Pour aller au-delà de ce qu’ils font déjà, les acteurs peuvent explorer le champ du « commun », de la rencontre de ces mondes. Les questions du lien et de la coopération sont donc essentielles. Cela rejoint une conviction forte que portent les professionnels de l’approche patrimoniale dont je fais partie : nous devons renforcer la capacité et l’envie des femmes et des hommes à prendre en charge ensemble la qualité du vivant. Notre approche propose des concepts et des méthodes pour faciliter l’action en univers complexe par la rencontre des différentes formes d’intelligence, la libre adhésion des acteurs concernés et la sécurisation de l’engagement de chacun.
Jean-Michel Kosianski : De mon côté, j’ai été très surpris de constater qu’un territoire rural peu peuplé tel que Felletin, avec ses 1 500 habitants, et relativement isolé dispose d’un patrimoine aussi diversifié et vivant qui rayonne à l’échelle nationale et même internationale. En effet, Felletin accueille des entreprises, structures, équipements et événements dont la vocation dépasse largement les frontières communales et régionales, qu’il s’agisse de la laine, du tissage, des métiers du bâtiment ou encore du poêle maçonné artisanal ! C’est vraiment saisissant et j’ai le sentiment que les personnes que nous avons interrogées tous les trois n’avaient pas toutes nécessairement conscience que c’est depuis Felletin que se structurent des filières nationales et que c’est à Felletin que de nombreuses personnes, venues de toute la France voire de plus loin, choisissent de se former durant quelques jours ou plusieurs mois. Comme le dit Vincent, ce rayonnement honore les acteurs concernés, mais il les oblige également à coopérer, notamment afin d’adapter leur territoire pour être en mesure d’accueillir des stagiaires et des visiteurs attirés par une effervescence artisanale, artistique et culturelle peu banale !
Ariane Vitou : Finalement, cette enquête nous donne l’opportunité de mettre en lien la tête, le cœur et le corps du territoire. La tête est représentée par les acteurs institutionnels, le cœur par les représentants de la société civile et de l’économie sociale et solidaire et le corps par les entrepreneurs de savoir-faire et des filières du patrimoine vivant. La mise en mouvement coordonnée de ces trois dimensions est indispensable au développement patrimonial du patrimoine pour relier ce qui a été cloisonné.
- Sur la base de ce diagnostic, vous avez lancé le deuxième temps fort du programme : celui de l’opérationnalisation. Comment démarre-t-il ?
Ariane Vitou : Les ateliers de septembre marquent effectivement le démarrage de cette phase. Nous nous mettons en mouvement vers une visée commune afin de définir un projet de développement patrimonial dans l’écosystème de Felletin qui permette de mobiliser les actifs patrimoniaux en réponse aux besoins sociétaux. Nous en sommes précisément là. Il nous faut maintenant organiser la concertation pour prioriser les projets porteurs d’impact structurant pour le territoire tout en définissant et en faisant vivre un nouvel agencement d’acteurs au service de l’intérêt commun du territoire. Dit autrement, nous avançons à la fois sur un mode projet et sur des jalons de coopération pour envisager une nouvelle forme de gouvernance territoriale. Les deux sont indissociables et doivent progresser concomitamment.
Julian Perdrigeat : Effectivement, la façon d’opérer compte autant que les finalités poursuivies. Nous pilotons des trajectoires patrimoniales et pour avoir de l’impact, nous devons créer les conditions de l’engagement individuel de chaque acteur et prendre soin de la dynamique de coopération collective dans laquelle il s’inscrit. Nous mettons en place un processus pour travailler ensemble en confiance, c’est-à-dire instruire les conflits qui les traversent. C’est bien en consolidant une gouvernance territoriale que les filières locales pourront interagir ensemble et avec d’autres acteurs régionaux, nationaux et internationaux.
- Pour conclure, quelles sont les perspectives d’avenir, à Felletin et ailleurs ?
Margot Aubaret : La FA’brique à Initiatives de Creuse reste présente à Felletin pour ancrer le projet dans un temps long voire très long. Nous ferons vivre cette mise en commun des expertises et des idées des personnes qui travaillent sur le territoire tout en faisant avancer certains sujets structurants, tels que la question d’habitabilité que Jean-Michel évoquait il y a quelques minutes.
Ariane Vitou : Nous devons concilier plusieurs temporalités : la logique de pilote à Felletin, que nous allons prolonger sur 2025, et le déploiement de l’expérimentation dans d’autres territoires, à partir de fin 2025 tout en ajustant au fil de l’eau la méthodologie et en assurant la capitalisation des apprentissages.
Élodie Rolland : Nous allons en effet ajuster notre méthodologie à d’autres contextes, probablement moins matures que ne l’était Felletin déjà familiarisé avec le travail autour de filières. Felletin restera partie prenante du programme en tant que territoire pilote pouvant partager son retour d’expérience et avoir un effet d’entraînement sur d’autres territoires.
Julian Perdrigeat : À la Fabrique des transitions, nous avons développé depuis quatre ans une ingénierie sociétale de la conduite du changement en embarquant des territoires au sein de cohortes pour cheminer ensemble sur les questions de transition. Chacun bénéficie à la fois d’un appui spécifique (analyse sensible du jeu d’acteur, appui à un projet pilote) et d’une dynamique collective (échanges entre pairs, retours d’expérience…). Nous allons adapter cette méthodologie éprouvée à la finalité du programme RESPIR. La Fabrique est donc impliquée au travers de deux aspects : consolider ce qui se fait à Felletin en termes d’émergence de projets et transmettre les acquis à de nouveaux territoires. En partageant leurs retours d’expérience, les acteurs de Felletin seront des passeurs précieux pour RESPIR. Nous apporterons l’ingénierie mais c’est à chaque territoire de définir son propre projet et les moyens de s’organiser pour le concrétiser !
- - Fondé par Jean-Sébastien Decaux, le fonds de dotation Terre & Fils accompagne les structures d’intérêt général qui œuvrent pour les savoir-faire locaux, au bénéfice de la dynamique économique, sociale et culturelle des territoires.
- - Dirigée par Cécile Daclin, la Fondation RTE est la seule fondation française dédiée à la ruralité. Avec sa nouvelle feuille de route stratégique, elle élargit le champ des possibles pour la ruralité.
Ces deux acteurs sont conscients de la nécessité d’adopter des approches plus systémiques de la philanthropie, en abordant des champs multiples à l’échelle du territoire, grâce à une lecture globale et décloisonnée des enjeux.
Ils se rejoignent également sur la nécessité de financer des phases d’expérimentation sur et avec les territoires. Ces phases essentielles demandent du temps long et un financement robuste. C’est en mutualisant moyens financiers et humains, réflexions et actions qu’elles comptent ensemble créer un impact collectif et passer à l’échelle les enseignements recueillis.
Olivier Cagnon sera notamment présent pour échanger avec l’économiste Romain Demissy sur les questions de patrimoine immatériel territorialisé.