Commerciaux, ils ont choisi de travailler dans des entreprises sociales
De plus en plus de commerciaux décident de mettre leurs compétences au service d’entreprises sociales, après des parcours dans des entreprises classiques. Alors qu’ils et elles sont la plupart du temps contraints d’accepter des baisses de salaires significatives et de s'adapter à une nouvelle culture d'entreprise, comment ces cadres perçoivent-ils ce changement ?
À 30 ans, Florent Marcaggi est épanoui dans son travail et n’en changerait pour rien au monde. Depuis Barcelone, il démarche et fidélise des clients pour Alaya, une plateforme associative de droit suisse qui met en relation entreprises et associations pour favoriser l’engagement des collaborateurs. « C’est un travail qui me permet de réconcilier business et sens », résume-t-il, enthousiaste.
Diplômé de Kedge Business School à Marseille, une école où, dit-il « on nous lavait le cerveau pour trouver un job dans le conseil et gagner beaucoup d’argent », il décroche son premier poste chez Page Personnel à Genève. Dans cette « formidable école de vente », il apprend à prospecter des clients, pour leur vendre des services de recrutement. Il passe ensuite la majeure partie de sa carrière dans la tech où il enchaîne déplacements à l’étranger et signatures de gros contrats, notamment au Moyen-Orient. Engagé auprès de deux associations, Surfrider et la SPA, il se questionne alors sur l’utilité de son activité professionnelle : « Vendre un nouveau chatbot, c’est bien, mais à quoi ça sert ? ».
2,5 % de la population active
À l’image de Florent Marcaggi, de plus en plus de commerciaux choisissent de mettre leurs compétences au service d’entreprises sociales. Combien sont-ils précisément ? Difficile à dire. Les commerciaux représenteraient 2,5 % de la population active en France, soit 710 000 salariés tandis qu'on évalue à 93 000 le nombre d’entreprises sociales en France. Corps de métier très répandu aux prérogatives assez étendues (du vendeur à l’ingénieur commercial) il résiste bien à la crise.
Même l’économie sociale et solidaire les plébiscite. Au grand dam de certains qui goûtent peu la marchandisation croissante du secteur. Dans le contexte de raréfaction des subventions et de fragilisation des dons, les associations, notamment, sont contraintes de développer des activités génératrices de revenus. Tandis que l’entrepreneuriat social, qui consiste à créer une activité économique viable pour répondre aux besoins sociaux et environnementaux peu ou mal satisfaits, séduit une population croissante de jeunes diplômés des écoles de commerce qui cherchent à concilier activité professionnelle et recherche de sens.
Pour Florent Marcaggi, le changement de cap a été une réussite. Si pour lui, les objectifs en entreprise sociale sont similaires aux entreprises classiques, en matière de chiffres d’affaires à réaliser, par exemple, les modalités sont différentes : « On ne cherche pas l’hypercroissance pour l’hypercroissance et on n’essaie pas de vendre notre solution à ceux qui n’en ont pas besoin ». Sur le plan de la culture d’entreprise, cela entraîne des traductions assez nettes : « Dans la tech, il y a souvent des guerres de territoires entre commerciaux, certaines entreprises ont même “des walls of shame” (murs de la honte) sur lesquelles elles affichent les commerciaux les moins performants ». Un univers radicalement différent chez Alaya : « le management est réellement bienveillant et tout le monde s’entraide ».
Une dimension collective dans l’ESS
Pour Claire Nicoletti, la dimension collective est également ce qui différencie les entreprises sociales des entreprises classiques. Ancienne cheffe de projet commercial dans la cosmétique, elle occupe depuis neuf mois le poste de responsable des relations entreprises au Réseau Gesat (réseau national des prestataires du secteur du travail protégé et adapté). Son métier : convaincre les entreprises classiques de privilégier des prestataires qui emploient des personnes en situation de handicap (ESAT et entreprises adaptées) et conseiller ces dernières pour mieux vendre leurs produits. « Notre fonctionnement est proche de celui d’une entreprise classique. Le Gesat étant une association qui ne bénéficie pas de subventions, elle doit s’autofinancer. D’où l’importance d’être rentable. Mais nous sommes vraiment dans une démarche collective qui vise à soutenir et promouvoir les structures spécialistes du handicap. »
Une vision qui se traduit aussi dans le mode de rémunération. « Dans mon précédent poste, j’avais une part variable qui dépendait uniquement de ma performance, alors qu’au Gesat, nous avons des compléments de salaire en fin d’année qui dépendent d’ objectifs collectifs ». Si celle-ci reconnaît avoir fait des « petites concessions au niveau du salaire », elle estime ne pas être « mal lotie ».
Des salaires moins attractifs
Les salaires moins élevés dans le secteur peuvent toutefois en rebuter certains. Pierre Fournir, directeur adjoint chez Orientation Durable, un cabinet de recrutement spécialisé dans l’économie sociale et solidaire, l’a constaté à plusieurs reprises :
C'est très difficile d'avoir une vision d'ensemble mais les postes de commerciaux pour lesquels on nous sollicite sont souvent entre 35 et 40 000 euros bruts annuels. Sans prime au résultat. Beaucoup de commerciaux issus de l’économie classique ont du mal à accepter que, dans le secteur de l’intérêt général, peu d’employeurs soient philosophiquement enclins à proposer des primes au résultat.
Celui-ci attire l’attention des structures de l’ESS sur ce point : « Pour la réussite des projets de recrutement et l’épanouissement des candidats, il faut comprendre dans quelle mesure la personne s’est renseignée, et ce qu’elle comprend des spécificités de l'ESS qui vont impacter son activité au quotidien. A-t-elle intégré ce qu'on allait lui demander de partager en matière de philosophie de la structure, les changements de pratiques induits - par exemple, la forte dimension accompagnement client post "vente" souvent demandée sur les recrutements que l'on accompagne - , ce qu'on attendra d'elle comme contribution transverse à l'équipe ... ? Cela vaut le coup de se demander, de lui demander, si dans 12 ou 18 mois, elle sera heureuse dans ce nouvel univers, avec ses codes et ses règles du jeu.»
Le bien-être en entreprise
Directeur général de TAA Services (prononcer « T2A »), structure d’insertion par l’activité économique du groupe SOS implantée en Baie de Somme, Frédéric Grenot, a lui accepté de baisser son salaire de moitié. Diplômé de l’école de commerce NEOMA à Rouen, il a débuté sa carrière chez Cisco Systems à l’étranger, puis en France : « J’ai vraiment passé de magnifiques années, car la tech est un secteur grisant, avec beaucoup de nouveautés produits. On réalise des ventes complexes, on rencontre rapidement des grands comptes, à des niveaux stratégiques très élevés. En matière de rémunération, c’est la panacée pour un jeune diplômé. » Puis, après un passage de quatre ans chez Samsung où il développe le B2B, Frédéric Grenot décide de changer de cap :
Entre le manque d’autonomie induit par une grande boîte, et le fait que je ne me sentais pas très technophile, je me suis dit que ça serait plus intéressant de gérer une entreprise dédiée à une cause sociale.
Après dix mois de recherche, il tombe sur l’offre d’emploi pour devenir directeur de TAA services. Aujourd’hui, son travail consiste à diriger cette structure qui vise à insérer professionnellement des personnes éloignées de l’emploi, grâce à des parcours de six mois à deux ans (ménage, rénovation de bâtiments, pressing, sous-traitance industrielle…).
Pour ce commercial pur jus, le changement a été radical : « Que ce soit chez Cisco et Samsung, mon objectif était de générer le maximum de chiffre d’affaires et de marge. Aujourd’hui, la pression est quand même là, notre chiffre d’affaires provenant à 86 % de nos clients, mais j’ai beaucoup plus de liberté, je peux veiller au bien-être des collaborateurs. » Et ce même au sein du groupe SOS, LE mastodonte du secteur ? « De l’extérieur, on peut penser que le groupe recrute des personnes davantage tournées vers l’économie que le social, mais au vu des salaires, moins importants que dans le privé classique, je ne pense pas que cela soit la principale motivation. » Pour lui, faire partie du groupe SOS présente aussi des avantages : « Sa solidité financière est un atout pour moi car je peux obtenir des prêts, par exemple pour améliorer la qualité de vie au travail des salariés. Je bénéficie aussi d’expertises sur des sujets que je ne maîtrise pas forcément. Si on veut un rapprochement entre l’économique et le social, il faut que ces deux sphères se parlent, donc les avoir au sein d’un même groupe, c’est génial. »
Un besoin d’autonomie
Ce pont entre le business classique et l’entrepreneuriat social, Amélie Dumont, 38 ans, n’a pas hésité à le franchir. En charge de la division BtoB chez Phenix, startup de lutte contre le gaspillage alimentaire, elle gère 80 personnes, dont une vingtaine de commerciaux et account managers qui s’occupent de l’acquisition et de la rétention des clients. Consultante en stratégie pendant dix ans chez Bain, elle a longtemps accompagné des grands groupes de l’alimentaire pour développer leurs activités, avant de travailler plusieurs années chez Coca-Cola.
Sa transition vers l’entrepreneuriat social ? Elle la doit elle aussi à une envie d’indépendance : « Après le conseil, j’avais envie d’être responsable de mon business, de mettre mon énergie au service d’une cause. Phenix m’a permis cela, car je pouvais gérer des commerciaux, satisfaire les clients tout en ayant des responsabilités opérationnelles. » La particularité de travailler dans cette société commerciale ?
Comme toute entreprise, nous avons des comptes à rendre aux investisseurs. On fixe des objectifs à nos équipes en matière de signature de nouveaux clients, de MRR (revenu moyen généré par clients) proches de ceux de la tech. Lorsqu’on génère plus de revenus, nous générons plus d’impact. Mais en tant qu’entreprise sociale nous avons aussi des indicateurs sociaux et environnementaux, par exemple sur le nombre de repas sauvés des poubelles chaque année, la qualité des dons pour voir s’ils répondent aux besoins des associations, etc.
Mais l’exigence de performance ne risque-t-il pas de nuire in fine à la cause défendue ? « Nous n’avons pas vocation à devenir des requins de l’agroalimentaire et voulons garder nos valeurs. C’est un équilibre subtil entre recherche d’impact et performance économique. C’est pour cela qu’on fait attention aux recrutements : que les gens adhèrent à double mission de Phenix, qui acceptent les outils de performance, mais qui ne sont pas motivés que par l'appât du gain. On cherche vraiment la double culture. »
Hélène Fargues