De l'économie sociale et solidaire à l'élection : une autre manière de diriger
lls ont trois parcours différents et trois mandats différents. Mais Mahel Coppey, François Dechy et Boris Tavernier ont un point commun : après avoir exercé une activité dans l’économie sociale et solidaire, ils ont commencé un mandat politique. Ils témoignent de leurs parcours, des différences qu’ils perçoivent entre leur activité antérieure et leur activité actuelle et évoquent les rapports entre ESS et politique.
« Il n’y a pas un déclic, il y a un chemin », raconte Mahel Coppey, vice-présidente à la métropole de Nantes, quand on la questionne sur son parcours politique. Ce chemin commence par des « luttes écologistes dans la poussette de [ses] parents » contre une centrale nucléaire, puis se poursuit par des actions de nettoyage de plage avec des amis et des études dans l’humanitaire.
« Je voulais changer le monde, je voulais être utile et agir », se remémore l’élue. Elle travaille donc pour le compte d’ONG. Dans ce cadre, elle intervient en Bolivie. « Je suis au milieu de personnes qui vivent dans des bidonvilles et qui n’ont pas d’eau. Je me rends compte qu’il va falloir que, collectivement, on apprenne à faire des choses plus grandes que ce que nous sommes », relate-t-elle. Elle choisit de s’engager en politique en 2009, après un camp climat organisé par des militants écologistes à Notre Dame des Landes. Elle prend sa carte à Europe-Ecologie Les Verts, avant d’être élue à la métropole de Nantes en 2014.
Sa trajectoire présente des similarités avec celle de François Dechy. Pour le maire de Romainville (Seine-Saint-Denis), « l’engagement en politique n’est pas du tout une rupture ». Né dans une famille « très engagée dans l’ESS et la politique », il choisit d’abord la finance solidaire pour « se mettre au service de l’intérêt général ». Puis il fonde ensuite l’entreprise d’insertion Baluchon. « Les entreprises de l’ESS sont politiques. Quand je crée Baluchon, le but est d’agir concrètement pour faire évoluer le système et contribuer à créer des alternatives à partir du territoire », explique-t-il.
L'engagement politique est partout dans nos métiers associatifs.
Boris Tavernier, député de la deuxième circonscription du Rhône
« L’engagement politique est partout dans nos métiers associatifs, de façon apartisane, confirme Boris Tavernier. On montre qu’il existe une autre économie politique, plus basée sur l’humain que sur le fric ». Député de la deuxième circonscription du Rhône, il a longtemps dirigé le réseau Vrac, dédié à l’accès à l’alimentation durable et de qualité. En juillet 2024, il se présente aux élections législatives. Si la potentielle arrivée au pouvoir du Rassemblement national constitue une motivation supplémentaire, il avait déjà pensé auparavant à exercer un mandat.
« Au bout de dix ans dans l’associatif, j’avais l’impression d’atteindre un plafond de verre et le sentiment qu’on serait perpétuellement une alternative. Comment l’ESS fait pour grossir ? J’avais envie d’être élu, de pouvoir agir au niveau national, pour prendre conscience de ce que l’on peut faire », explique-t-il.
Un nouveau rapport au temps
Quelles observations fait-il de sa nouvelle activité, après quelque mois ? « Je suis plus facilement écouté, même si je ne suis pas forcément entendu. Je peux porter les sujets des associations que je rencontre », se réjouit le député. « Il faut apprendre la patience. Réussir à faire passer deux amendements et un bout de loi, c’est déjà être un magicien », tempère-t-il toutefois. « Il faut trouver des sujets transpartisans. On est obligé d’être moins radical que dans le milieu associatif. »
« La complexité administrative de la puissance publique territoriale fait que mettre une troisième poubelle pour les biodéchets peut prendre jusqu'à deux ans », souligne Mahel Coppey, tout en saluant l’engagement des agents territoriaux. « Une fois que c’est parti, c’est vraiment puissant. On agit pour 700 000 personnes », confie-t-elle.
Les trois élus apprécient notamment leur ancrage territorial. « Nous pouvons agir pour les premiers concernés », constate Mahel Coppey. « Vous pouvez mesurer de façon très sensible, concrète, votre impact. Il y a beaucoup d’analogies avec le fait d’être dirigeant d’une entreprise d’insertion », compare François Dechy. En revanche, un aspect significatif a changé dans l’activité professionnelle du maire de Romainville depuis son élection : le « rapport au temps ». « Le spectre est plus large : vous avez à gérer l’urgence, et en même temps, vous prenez des décisions qui vont avoir un effet sur votre ville pendant 50 ans », explique-t-il.
Une plus grande expérience de la coopération
Il y a quatre ans, François Dechy accède à la mairie de Romainville avec un collectif citoyen. Son nom : Autrement. Ce mouvement est né d’une insatisfaction envers l’offre politique existante. « Il y a une défiance à l’égard des partis traditionnels et du fonctionnement habituel de la politique. Je pense que les acteurs de l’ESS apparaissent comme susceptibles de faire de la politique d’une autre façon », avance François Dechy. De même, Boris Tavernier siège dans le groupe Écologiste et social, mais n’a volontairement de carte dans aucun parti « pour garder un peu de liberté ».
Je pense que les acteurs de l'ESS apparaissent comme susceptibles de faire de la politique d'une autre façon. François Dechy, maire de Romainville
Pour lui, le fait d’être issu de la société civile et plus particulièrement de l’économie sociale et solidaire permet une meilleure connaissance du terrain. « La grosse différence avec un certain nombre de politiques professionnels, c’est que je ne découvre pas les problèmes des gens le temps d’une campagne électorale », pointe-t-il.
Par ailleurs, l’ESS l’aide à échanger avec de nombreux collègues. « Je suis habitué à parler à des macronistes, des gens de droite, des gens de gauche, pour faire avancer les sujets », assure-t-il.
L’économie sociale et solidaire a permis à Mahel Coppey d’acquérir « des réflexes liés à la collaboration, à la coopération et à la démocratie ». Ces acquis lui permettent de travailler plus facilement de manière transversale et « ne sont pas toujours en adéquation avec le fonctionnement d’une métropole ». Un constat partagé par François Dechy. « Les défis sociaux et environnementaux sont très complexes et nécessitent une profonde transversalité et une profonde horizontalité. Une expérience de gouvernance démocratique, de processus de délibération collective, c’est crucial pour exercer le pouvoir autrement. Je pense que cela correspond à des aspirations profondes de la population ».
Un univers violent
Ces principes et ces valeurs peuvent entrer en « dissonance avec un environnement plutôt régi par des règles de rapport de force et de domination », note toutefois le maire de Romainville. « Cela peut être déconcertant, frustrant, et parfois violent. Nous arrivons un peu comme des bisounours dans un western ».
Boris Tavernier aussi a fait face à une certaine violence. « Je n’étais pas forcément préparé à la campagne électorale, aux attaques auxquelles on fait face. Dans le milieu des associations, il est possible de ne pas être d’accord, mais on discute », indique-t-il. « Je n’étais pas non plus prêt à ce théâtre que peut être l'hémicycle. Souvent, on n’entend rien à cause du vacarme. Je ne sais pas quelle image cela renvoie », s’interroge le nouveau député.
Une « fertilisation croisée »
Dans ce contexte, nos trois interlocuteurs s’accordent : il faut davantage de représentants de la société civile parmi les élus. « Il en faudrait bien plus, même il faut aussi que certains députés soient des animaux politiques, pour calculer et négocier », indique Boris Tavernier. « Plus de citoyens et citoyennes issus de la société civile, c’est indispensable si on veut un débat public représentatif. Il faut aussi limiter les mandats dans le temps pour faire vivre la démocratie », déclare pour sa part Mahel Coppey. Elle précise vouloir un jour revenir dans la société civile. « Je suis ravi que des personnels politiques basculent dans l’ESS et inversement. J’ai toujours considéré que la politique n’est pas un métier », ajoute François Dechy.
Plus de citoyens et citoyennes issus de la société civile, c’est indispensable si on veut un débat public représentatif.
Mahel Coppey, élue à la métropole de Nantes
« Le vrai sujet pour moi, c’est la fertilisation croisée. Avoir des acteurs de l’ESS qui passent aux responsabilités, c’est aussi une façon d'accélérer les alliances nécessaires entre société civile organisée et collectivités », affirme l’ancien entrepreneur social, estimant que les acteurs de l’économie sociale et solidaire et les collectivités devraient pouvoir co-entreprendre des projets, ou citant l’exemple d’un tiers-lieu municipal « très fortement inspiré du positionnement et des principes des tiers-lieux de l’ESS ». Il s’interroge « comment l’ESS peut-elle transformer l’action publique ? Comment les deux secteurs peuvent se nourrir pour relever des défis communs ? C’est la prochaine étape, au-delà des belles histoires et des incarnations ».
Célia Szymczak