Devant un potentiel recul des obligations européennes liées à la responsabilité sociétale des entreprises, syndicats et ONG tirent la sonnette d’alarme
La présentation d’une initiative dite omnibus par la Commission européenne le mercredi 26 février inquiète les syndicats français et certaines ONG. Ils craignent un recul sur le devoir de vigilance, imposé aux grandes entreprises par la directive CS3D, et sur le rapport de durabilité, introduit par une autre directive, la CSRD.

Ce projet suscite l’inquiétude des syndicats et des ONG. Mercredi 26 février, la Commission européenne se prononcera sur la « simplification » annoncée de plusieurs directives, dont la directive sur les rapports de développement durable des entreprises (CSRD) et la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D).
Le premier de ces textes, entré en vigueur à partir du 1er janvier 2024, impose aux plus grandes entreprises de rendre compte de données précises et standardisées avec un rapport de durabilité. Celui-ci recense les implications sociales, environnementales et sociétales des activités de l’entreprise ainsi que le détail de son mode de gouvernance.
La directive CS3D, aussi surnommée CSDDD, exige des entreprises qu’elles préviennent, réduisent ou mettent fin aux effets négatifs de leur activité sur les droits humains et l’environnement, sur toute leur chaîne de valeur, donc y compris chez leurs fournisseurs et leurs sous-traitants. Adoptée par le Parlement européen en juin 2024 et entrée en vigueur le 25 juillet, la directive est en cours de transposition par les États membres.
La CS3D ne concerne que les entreprises de plus de 1 000 salariés et la CSRD pour l’instant celles de plus de 500 salariés, avant son élargissement aux petites et moyennes entreprises cotées d’ici à 2028. Alors que leur adoption est encore récente, l’annonce de la révision de ces deux directives a été reçue de manière brutale par les ONG et syndicats.
Un retournement de la France sur le devoir de vigilance et la CSRD
« Ce sont des drames annoncés », s’indigne Virginie Amieux, devant un potentiel recul du devoir de vigilance. La présidente de l’ONG CCFD-Terre solidaire, qui agit dans le domaine de la solidarité internationale, rappelle que la directive a été le fruit d’un long combat mené par les associations, dans le but de mettre fin aux atteintes aux droits humains et à l’environnement portées par les entreprises dans un contexte international. « Pour nous, c’est une sidération. Nous nous sommes battus pendant des années pour que les multinationales prennent leurs responsabilités », se désole-t-elle.
En France, la loi instituant le devoir de vigilance des entreprises, qui avait précédé la directive CS3D, a été votée en 2017, pour répondre à l’effondrement du Rana Plazza, un immeuble qui accueillait plusieurs ateliers de confection textile à destination de marques internationales, au Bangladesh. Cet accident survenu en 2013 avait coûté la vie à 1 135 personnes et mis en lumière les conditions de travail désastreuses subis par les travailleurs de ce secteur dans les pays du Sud. « Plusieurs organisations dans le monde aujourd’hui alertent sur la nécessité du devoir de vigilance et rappellent que les entreprises européennes ne doivent pas bénéficier de l’exploitation », pointe-t-elle du doigt.
Malgré une législation nationale en avance sur le droit européen, le gouvernement français demande aujourd’hui un report de la directive sur le devoir de vigilance comme de la CSRD, qu’il juge néfastes pour la compétitivité des entreprises. Cette position a été révélée par une note publiée par le média Politico vendredi 23 janvier.
« Nous avons été très en colère de découvrir par hasard et a posteriori la position du gouvernement français », dénonce Sophie Binet, secrétaire générale de la Confédération du travail (CGT). « Ce qui nous inquiète, c’est que la Commission européenne va suivre une fuite en avant derrière Donald Trump et donner plus de pouvoirs aux multinationales », accuse-t-elle.

La simplification, une manière de « regarder dans le rétroviseur », selon la CFDT
« Nous sommes à un moment déterminant où l’Europe doit décider », considère de son côté Marylise Léon, secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). « Soit l’Europe s’aligne sur les moins-disant, regarde dans le rétroviseur et continue de faire comme avant. Soit elle s’engage pour une vraie responsabilité des entreprises sur l’ensemble de la chaîne de valeurs », analyse-t-elle, jugeant la bataille de la compétitivité internationale, telle que défendue par le gouvernement, « déjà perdue ».
La CGT et la CFDT ont rejoint la mobilisation lancée par la Confédération européenne des syndicats (CES), contre le projet législatif omnibus. La coalition syndicale critique notamment l’absence de consultation de la part des instances européennes et appelle à un rassemblement à Bruxelles, mardi 25 février.
« Il y a une brutalité et une opacité incroyable », renchérit Dominique Potier, estimant « qu’il est nécessaire d’avoir un débat démocratique » sur la question de la simplification de ces deux directives. Ce député socialiste de Meurthe-et-Moselle, qui s’est impliqué en faveur de l’adoption du devoir de vigilance dans la loi française, dénonce « un choix antihumaniste » de la Commission européenne. « Il s’agit d’une remise en cause du modèle social et environnemental », abonde Sophie Binet.
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Des difficultés à mobiliser devant les argumentaires de simplification
Malgré leur inquiétude et la conviction que cette remise en cause « nous concerne tous et toutes », les syndicats et les ONG sentent qu’ils ont du mal à sensibiliser l’opinion publique sur l’importance des deux directives. « C’est un sujet complexe sur lequel nous avons du mal à mobiliser », reconnaît Dominique Potier.
Leurs difficultés sont accrues par le rapport de l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi remis à la présidente de la Commission Ursula von der Leyen en septembre. Portant sur « le futur de la compétitivité de l’Europe », ce texte alerte sur « un décrochage économique européen » et donne des arguments à ceux qui souhaitent un assouplissement de la normativité européenne. En faveur d’une simplification, Mario Draghi recommande à la Commission d’alléger « le cadre de l’UE en matière de reporting sur la durabilité et de vigilance raisonnable », qui constitue selon lui « une source majeure de fardeau réglementaire ».
Une position qui fait bondir les défenseurs de la CSRD et du devoir de vigilance. « Mario Draghi dit des choses intéressantes sur l’Europe mais quand il s’attaque aux normes, il ne fait que défendre une vision ultralibérale », considère Dominique Potier. « Cela conduit à choisir le modèle Shein, si on prend l’exemple du textile », dénonce-t-il.
Il y a un grand mensonge collectif", Virginie Amieux
Sur la potentielle nécessité d’une simplification des règles en vigueur, « il y a un grand mensonge collectif », juge quant à elle Virginie Amieux. La présidente du CCFD-Terre solidaire insiste sur le soutien apporté aux directives par certaines entreprises ayant déjà commencé à mettre en œuvre la CSRD. « Rappelons que la complexification de la directive a été voulue par les " Big Four" (Ndlr : les quatre plus grands cabinets d’audit financier et de conseil au niveau mondial), car il y avait un marché », souligne également la présidente de l’association.
« La CS3D est en cours de transposition et la CSRD vient d’être appliquée. Il est trop tôt pour demander une simplification », considère de son côté Sophie Binet, qui voit surtout l’argument de la simplification comme la preuve d’une mauvaise foi de la part des multinationales.
« Il s’agit avant tout d’une grande offensive patronale portée par Business Europe [NDLR : une confédération patronale européenne] », juge quant à elle Marylise Léon.
Les syndicats et les ONG s’apprêtent à continuer la mobilisation. Après leur présentation mercredi 26 février, les propositions de révision émises par la Commission seront en effet examinées parallèlement par le Conseil et le Parlement qui amenderont à leur tour les deux directives.
Élisabeth Crépin-Leblond