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Par Carenews INFO - Publié le 24 janvier 2024 - 08:00 - Mise à jour le 24 janvier 2024 - 11:50 - Ecrit par : Théo Nepipvoda
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Didier Fassin et Anne-Claire Defossez : « À la frontière, il existe une mobilisation citoyenne assez exceptionnelle »

L'anthropologue Didier Fassin et la sociologue Anne-Claire Defossez publient « L’exil, toujours recommencé - Chronique de la frontière », fruit d'une recherche de cinq années autour de la frontière entre l'Italie et la France. Ils s'intéressent notamment au rôle des acteurs de la solidarité. Entretien.

Didier Fassin et Anne-Claire Defossez. Crédit : DR
Didier Fassin et Anne-Claire Defossez. Crédit : DR

 

Anthropologue et médecin, Didier Fassin est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Question morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines, et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Anne-Claire Defossez est sociologue, chercheure à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Ensemble, ils ont mené une recherche de cinq années autour de la frontière entre la France et l'Italie en participant aux actions de solidarité. Ils s'intéressent au parcours des exilés, aux forces de l'ordres, mais aussi aux acteurs de la solidarité qui aident les exilés tentant leur chance en traversant la frontière. Ce travail a fait l'objet d'un livre L’exil, toujours recommencé - Chronique de la frontière, publié aux éditions Seuil.

 

  • Qu'est-ce qui vous a poussé à enquêter sur ce lieu qu'est la frontière entre la France et l'Italie et à aller jusqu'à participer aux activités d'aide aux exilés ?

 

Anne-Claire Defossez : Le Briançonnais se distingue à la fois par la mobilisation de citoyens pour venir en aide aux exilés et par la militarisation mise en œuvre par le gouvernement pour contrôler la frontière. C’est donc un lieu particulièrement intéressant pour comprendre l’interaction entre ces personnes fuyant des violences ou la pauvreté, les acteurs de la solidarité et les forces de l’ordre. Participer à l’accueil, aux soins, aux maraudes était pour nous une manière de comprendre de l’intérieur ce qui se joue à cet endroit tout en ayant le souci de rencontrer l’ensemble des protagonistes, y compris policiers, gendarmes, magistrats et responsables politiques locaux pour rendre compte des perspectives de chacun.

Nous avons voulu que nos lectrices et nos lecteurs comprennent qu'il y a des personnes qui cherchent à échapper à des persécutions et à la misère ."

 

  •  Pourquoi est-ce important de raconter des histoires et d'associer des visages à vos analyses ? On sent une volonté de mettre en valeur ces personnes exilées et celles engagées dans des réseaux associatifs.

 

Didier Fassin : Des exilés, on a généralement des discours de flux et d’invasion, des images de bateaux surchargés et de foules se pressant contre des grillages, des statistiques souvent manipulées. Nous avons voulu que nos lectrices et nos lecteurs comprennent qu’au-delà de cette représentation massifiée, il y a des personnes qui cherchent à échapper à des persécutions et à la misère et qui ont subi des épreuves terribles pendant les mois ou les années de leur périple. Mais nous nous intéressons aussi à qui sont les bénévoles, aussi bien de la région que de l’extérieur, et qui sont les représentants de l’État et des collectivités locales, quand bien même certains se prêtent plus difficilement à des échanges avec des chercheurs.

 


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  • Cette frontière entre l'Italie et la France est un symbole de cette solidarité envers les personnes exilées. Cela n'a pas toujours été le cas. Pourquoi la solidarité est-elle apparue autour dans cette zone géographique ?

 

ACD : Il y a, dans le Briançonnais, une longue histoire de migrations, du reste dans les deux sens – émigration et immigration –, et une alternance de moments d’ouverture et de fermeture de la frontière – avec des solidarités qui se mettent alors en place. À partir de 2015, des exilés africains, puis afghans et iraniens, ont commencé à franchir la frontière par le col de l’Échelle et le col de Montgenèvre, souvent mal équipés pour le froid et la neige, et dans des conditions difficiles pour échapper aux forces de l’ordre. Spontanément, des habitants, dont certains travaillent dans la montagne, se sont organisés pour leur venir en aide et leur offrir une hospitalité. Ils ont ensuite été rejoints par des bénévoles venus de toute la France, et même au-delà. Ce sont chaque année près de 500 volontaires qui apportent une aide de quelques jours à quelques mois.

 

La majorité de la population apparaît relativement indifférente".

 

  • Malgré ces réseaux de solidarité, vous expliquez que le sentiment qui prédomine au sein de la population locale est plutôt l'indifférence. Vous parlez d'une « neutralité sans empathie ». Pourquoi ?

 

DF : Il faut souligner qu’il existe une mobilisation citoyenne assez exceptionnelle qui n’a pas diminué au fil des années malgré les pressions, voire les intimidations, des pouvoirs publics, et qui s’appuie sur un terreau d’engagements anciens autour de causes environnementales et humanitaires. Les réactions hostiles à la présence étrangère et aux actions associatives sont assez marginales. Mais il est vrai que la majorité de la population apparaît relativement indifférente, d’autant que la visibilité des exilés dans la ville et les villages est faible, du fait de l’existence du refuge solidaire qui accueille ces exilés.

 

  • Pourquoi peut-on parler d'une politisation au fil des années de l'action d'aide aux exilés, que ce soit dans l'hébergement ou les maraudes ?

 

ACD : Pour les acteurs de la solidarité, ce sont l’action des gouvernements et la militarisation de la frontière qui mettent en danger les exilés et font que l'on ne respecte pas leurs droits, par exemple de demander l’asile. Dès lors, la politisation est une réponse à cette situation. C’est une résistance à une politique jugée illégale et inhumaine. 

 

  • Peut-on dire que l'État se positionne en ennemi de l'action associative d'aide aux exilés dans cette zone géographique ?

 

DF : En fait, l’État manifeste une grande ambivalence, puisque, d’un côté, il critique l’hospitalité offerte aux exilés en parlant d’appel d’air, et de l’autre, reproche au refuge solidaire d’avoir fermé ses portes lorsque des problèmes de suroccupation se sont posés. Cette ambiguïté est d’autant plus troublante que c’est l’État qui devrait assurer l’hébergement d’urgence des personnes exilées, dont beaucoup souhaiteraient demander l’asile mais en sont privés par les forces de l’ordre à la frontière.

Tous les agents  se plaignent de faire un travail inutile, dont le seul résultat est la mise en danger des exilés."

 

  • Ce qui est marquant dans votre enquête, c'est lorsque vous expliquez à quel point des moyens ont été mis pour militariser et fermer la frontière. Pourtant, l'action pour limiter les entrées est inefficace puisque les personnes exilées continuent de rentrer. Mais alors, pourquoi continue-t-on d'appliquer cette politique ?

 

ACD : En dix ans, les effectifs des forces de l’ordre à la frontière du Briançonnais, au col de Montgenèvre, sont passés d’une trentaine d’agents au poste-frontière à environ 250 policiers, gendarmes, et autres militaires. Or cet impressionnant et coûteux déploiement est en effet inefficace puisque huit personnes sur dix traversent la frontière sans rencontrer de forces de l’ordre et que les deux autres, une fois renvoyées en Italie, reprennent la route jusqu’à finir par réussir. Tous les agents le savent et se plaignent de faire un travail inutile, dont le seul résultat est la mise en danger des exilés qui prennent de plus en plus de risque en empruntant des chemins toujours plus périlleux. La question est donc bien : à quoi sert une politique coûteuse et inefficace ? Nous pensons qu’il s’agit de montrer au public que l’État agit et de répondre aux critiques de la droite et de l’extrême droite contre le supposé laxisme du gouvernement. Au fond, c’est une politique spectacle.

 

  •  La loi immigration a été adoptée par les parlementaires. Quelles conséquences son application aura-t-elle selon vous sur l'action bénévole et les exilés autour de cette frontière ?

 

DF : La loi va leur rendre la vie plus difficile, notamment en multipliant les obligations de quitter le territoire, mais globalement elle ne découragera pas des personnes qui ont parcouru des milliers de kilomètres dans des conditions très éprouvantes. Par ailleurs, la loi précarise les personnes sans titre de séjour sur l’ensemble du territoire, par exemple en rétablissant le délit de séjour irrégulier passible de lourdes amendes et en prohibant leur hébergement d’urgence y compris dans des structures associatives. Mais elle s’attaque aussi aux étrangers en situation régulière, en retardant l’accès à des prestations sociales, y compris celles pour lesquelles ils ont cotisé. C’est donc une politique littéralement xénophobe, qui stigmatise l’ensemble des étrangers et les prive de droits qui leur étaient acquis.

 


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L'exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Éditions : Seuil)
L'exil, toujours recommencé - Chronique de la frontière (Éditions : Éditions du Seuil)

Propos recueillis par Théo Nepipvoda

 

 

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