Face à la baisse de l’aide publique au développement, l’AFD contrainte à être plus sélective sur les nouveaux projets soutenus
En amont du Sommet de la mesure d’impact, Thomas Melonio et Claire Zanuso, respectivement chef économiste et responsable de l’équipe évaluation d’impact de l’Agence française de développement (AFD), expliquent à Carenews les effets de la baisse de l’aide publique au développement sur leurs programmes et la manière dont ils évaluent l’impact des projets qu’ils soutiennent.

L’Agence française de développement (AFD) est la banque publique de développement de la France. À ce titre, elle gère un tiers des crédits de l’aide publique au développement du pays. Or ceux-ci ont baissé d’un tiers dans le budget de l’État entre 2024 et 2025.
En amont du Sommet de la mesure d’impact, qui aura lieu le 16 mai à Paris, dont Carenews est partenaire, la rédaction s’est entretenue avec Thomas Melonio, chef économiste à l’AFD, et Claire Zanuso, responsable de l’équipe évaluation d’impact de la banque publique. Comme ils l’expliquent, dans un contexte budgétaire contraint, l’AFD devra réduire le nombre de projets qu’elle soutiendra, en étant de plus en plus exigeante sur l’impact estimé des projets soutenus.
De fait, l’AFD évalue environ la moitié des projets qu’elle finance, dans le but de mesurer l’efficacité de ses programmes, pour en tirer des conclusions utiles pour d’autres programmes par la suite. Explications.
- Carenews : En 2025, les crédits de l’aide publique au développement (APD) ont connu une baisse de près d’un tiers dans le budget de l’État. Quel effet cela a sur l’AFD et sur les projets que vous soutenez, notamment portés par des ONG ?
Thomas Melonio : De fait, l’enveloppe de l’aide publique au développement qui finance des projets basés à l’étranger est passée d’environ 6 milliards d’euros dans le budget de l’État en 2024 à 4 milliards d’euros en 2025. Sur ces sommes, environ un tiers passent par l’AFD, les autres étant gérés par l’Union européenne, par d’autres banques de développement, par la Banque mondiale, par des institutions de recherche, ou directement par certains ministères, comme le ministère des Affaires étrangères. La baisse a été appliquée globalement dans les mêmes proportions pour tous ces acteurs.
L’enveloppe de l’aide publique au développement qui finance des projets basés à l’étranger est passée d’environ 6 milliards d’euros dans le budget de l’État en 2024 à 4 milliards d’euros en 2025.
Thomas Melonio, chef économiste à l'AFD.
En ce qui concerne l’AFD, le coût de nos autorisations d’engagement passe d’environ 2 milliards d’euros en 2024 à 1,5 milliard en 2025. La moitié de ce budget finance des prêts à des pays émergents ; l’autre moitié est consacrée à des dons ou des prêts à taux réduit, qui financent des projets dans les pays les moins avancés, portés par des États, des collectivités publiques ou des ONG.
Le montant des dons gérés par l’AFD passe d’environ 1 milliard d’euros en 2024 à 700 millions d’euros en 2025, soit une baisse importante. Cela n’aura pas toutefois d’effet sur les projets en cours, qui sont maintenus en totalité. En revanche, dans ce contexte budgétaire contraint, il nous faudra être plus sélectifs sur les nouveaux projets que nous allons soutenir, en finançant les projets qui auront le plus d’effets sur les populations. Et ce alors qu’il y a énormément de besoins dans le monde.
- À cette baisse de l’APD française vient s’ajouter la suppression, par Donald Trump, de l’USaid, qui a des conséquences désastreuses sur l’aide humanitaire dans le monde. Comment réagissez-vous à cette décision du président américain ?
Thomas Melonio : Ce qui est très inquiétant, avec cette annonce, c’est que l’USaid est supprimé d’un coup, ainsi que l’essentiel du portefeuille d’activités en cours. Du jour au lendemain, les projets qui étaient soutenus par l’USaid ne reçoivent plus aucun financement de sa part, sur des contrats existants. Cela est à l’origine de plans de licenciements sévères dans les ONG. Cela pose aussi des questions du point de vue du respect des contrats signés. Les porteurs de projets, et notamment les ONG, sont dans une situation d’incertitude totale. Si elles décident de continuer leurs actions malgré tout, en attendant de voir si les financements sont rétablis, elles ne savent pas si elles vont être payées, ce qui les met dans une situation très préoccupante.
Du côté de l’AFD, nous allons essayer de compenser une petite partie de la baisse des financements américains lorsque nous le pouvons, mais cela ne pourra être qu’une petite partie : l’USaid représentait 42 milliards de dons annuels, quand nous ne gérons que 700 millions d’euros de dons.
L’USaid est supprimé d’un coup, ainsi que l’essentiel du portefeuille d’activités en cours (..). Cela est à l’origine de plans de licenciements sévères dans les ONG. Cela pose aussi des questions du point de vue du respect des contrats signés.
Thomas Melonio, chef économiste à l'AFD.
- Dans ce contexte, comment sélectionnez-vous les projets que vous soutenez ?
Claire Zanuso : Lorsque nous examinons les dossiers de candidatures des projets, l’un des critères d’appréciation est l’impact que le projet aura, au regard des 17 objectifs de développement durable (ODD). Il s’agit d’estimer les impacts positifs, mais aussi de faire attention à éviter tout impact négatif.
Cet avis remis par une équipe indépendante apporte une critique constructive au cours de l’instruction du projet, afin d’améliorer les impacts du projet. Cela nous permet aussi d’arbitrer entre différents projets qui sollicitent nos financements.
- Une fois les projets lancés, l’AFD évalue-t-elle également leurs résultats et si oui, dans quels buts ?
Claire Zanuso : Nous ne pouvons pas le faire systématiquement, car cela prend beaucoup de temps, mais nous évaluons les résultats de 50 % des projets achevés, en les sélectionnant de manière à ce qu’ils soient représentatifs de l’ensemble des projets que nous soutenons. Ces évaluations sont accessibles sur notre site. Tous ceux qui sont portés par des ONG sont évalués, mais cela est fait par les associations elles-mêmes.
Pour certains projets particulièrement innovants ou stratégiques, nous menons des évaluations très poussées, via des mesures scientifiques de leur impact. Cela concerne une vingtaine de projets chaque année. Dans ces cas-là, nous prévoyons une collecte de données avant le début et à plusieurs temps forts du projet.
Nous évaluons les résultats de 50 % des projets achevés, en les sélectionnant de manière à ce qu’ils soient représentatifs de l’ensemble des projets que nous soutenons.
Claire Zanuso, responsable de l’équipe évaluation d’impact de l’AFD
Par exemple, nous avons soutenu un projet autour de l’accès à l’eau potable à Uvira, une commune de la République démocratique du Congo, située dans le Sud-Kivu. Il s’agissait d’une zone de choléra, et nous souhaitions, avec nos partenaires, trouver une solution de long terme face à ce problème, en améliorant les infrastructures d’eau potable dans cette commune. Nous avons soutenu pendant dix ans ce projet, en lien avec la Fondation Veolia, l'Union européenne, l’ONG Oxfam mais aussi des chercheurs de l’Institut Pasteur et de la London School of hygiene and tropical medicine, pour analyser l’eau, travailler avec la zone de santé locale pour collecter des données de santé, mener des enquêtes sociologiques, etc. Les résultats que nous avons obtenus nous ont permis non seulement de faire évoluer notre stratégie initiale pour mieux répondre aux besoins et aux imprévus d'un contexte de crise, mais ils ont également conduit les autorités à ajuster les politiques publiques du pays et sont utiles pour de futurs projets menés dans d’autres pays.
Thomas Melonio : Nous avons également évalué l’impact de projets liés à l’éducation dans plusieurs pays. En Ghana et en Côte d’Ivoire, nous avons voulu évaluer une méthode pédagogique spécifique, « Teaching at the right level », qui permet, au sein d’une même classe, de proposer des contenus adaptés au niveau de chaque élève. La mesure d’impact a permis de démontrer la pertinence de cette méthode, et de la développer dans d’autres pays.
Autre exemple, sur un autre sujet : l’hygiène menstruelle. Un projet mené et évalué à Madagascar a mis en évidence que si l’on construit des sanitaires réservés aux jeunes filles dans les établissements scolaires, cela améliore leur confiance en elles et leur permet d’obtenir de meilleurs résultats scolaires. Cela a mené le ministère de l’Éducation malgache à souhaiter généraliser cette pratique, avec l’aide cette fois de la Banque mondiale. Nous avons également mené des projets sur ce sujet en Éthiopie.
L'évaluation de nos projets nous mène aussi à ajuster nos programmes en cours de route, si par exemple des bénéficiaires potentiels d’un projet ne se saisissent pas de la solution proposée car elle ne répond pas à leurs besoins ou à leurs habitudes.
Claire Zanuso, responsable de l’équipe évaluation d’impact de l’AFD
- Quels types d’indicateurs prenez-vous en compte pour évaluer vos projets ?
Claire Zanuso : Dans tous nos projets, nous utilisons des indicateurs à la fois quantitatifs et qualitatifs. Les indicateurs quantitatifs nous permettent d’objectiver des résultats, les changements permis par le projet. Mais les données qualitatives – par exemple des entretiens avec les bénéficiaires du projet, pour évaluer leur ressenti ou comment ils ont fait évoluer leur comportement – permettent d’expliquer le changement, de le comprendre. Cela nous mène aussi à ajuster nos programmes en cours de route, si par exemple des bénéficiaires potentiels d’un projet ne se saisissent pas de la solution proposée car elle ne répond pas à leurs besoins ou à leurs habitudes.
Sur l’exemple de la santé menstruelle en Ethiopie mentionné par Thomas, l’évaluation d’impact a permis de mesurer le progrès : 95 % des filles en confiance pour gérer leurs règles à la fin du projet, contre 51% au démarrage ; 13 % d’utilisatrices de serviettes à la fin du projet contre 1 % au début. Les entretiens ont permis d’ajuster le projet aux besoins des filles qui utilisaient déjà des serviettes jetables et n’étaient pas prêtes à passer à une solution réutilisable. Pour la suite, ces résultats ont favorisé un nouveau projet de soutien au secteur privé pour développer une solution de serviettes hygiéniques biodégradables au niveau local.
Il faut bien avoir en tête que le choix des indicateurs est éminemment politique. C’est pourquoi nous le faisons en discutant avec l’ensemble de nos partenaires, et en tenant compte de l’avis des bénéficiaires. Nous avons encore à inventer une boussole du vivant, qui prenne en compte à la fois les enjeux économiques, écologiques et sociaux. La boussole des ODD, avec 17 objectifs et près de 230 indicateurs, est difficile à suivre.
Propos recueillis par Camille Dorival
L’AFD interviendra lors de plusieurs sessions au Sommet de la mesure d’impact, le 16 mai au Conseil économique, social et environnemental, à Paris, notamment :
- Marie-Hélène Loison, directrice générale adjointe de l’AFD, interviendra sur le thème « Refaire le monde : comment mesurer le développement, 10 ans après l’adoption des ODD ? », de 15h45 à 16h30. Le débat sera également retransmis en direct à distance.
- Thomas Melonio, chef économiste de l’AFD, participera à la table ronde « ODD et impact : évaluer pour mieux agir », de 9h30 à 10h30.
- Claire Zanuso, responsable de l’équipe évaluation d’impact de l’AFD, interviendra sur « Mesure pour innover : l’exemple de la santé menstruelle », de 16h30 à 17h30. Elle y présentera les résultats d’un projet sur l’hygiène menstruelle mené en Éthiopie.
Programme et inscription au Sommet de la mesure d’impact : www.sommetdelamesuredimpact.fr/page/2025/