Trois mois après la suspension de l’USaid, l’aide humanitaire internationale fortement déstabilisée
Le gel des aides américaines, décidée en janvier par Donald Trump, met en péril de nombreux programmes d’aide humanitaire dans le monde. Certains sont portés par des ONG françaises, qui constatent déjà des effets négatifs majeurs sur leurs bénéficiaires, comme sur leur personnel.

Depuis le 24 janvier, la situation des associations de solidarité internationale est en suspens. La suppression – annoncée par Donald Trump le jour de son investiture et présentée au départ comme temporaire – des programmes de l’agence des États-Unis pour le développement international (USaid) a mis sur pause de nombreux programmes d’aide humanitaire dans le monde.
« Nous avons vécu de véritables montagnes russes, avec des annulations de contrats puis des revirements de la part de l’administration américaine », raconte Kevin Goldberg, directeur général de Solidarités International. L’association humanitaire française, qui est présente dans 26 pays d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique dans des zones de crise, dépendait pour 33 % de son budget de l’aide américaine en 2024. En 2025, cette part était montée à 36 % de son budget, soit 60 millions d’euros qui devaient être financés cette année par l’agence gouvernementale américaine.
Accès à l’eau, sécurité alimentaire, santé, assainissement : des besoins de première nécessité abandonnés
Créée en 1961 par le président John Fitzgerald Kennedy, l’USaid représentait en 2024 41,37 milliards d’euros au total, permettant de financer 42 % de l’aide humanitaire mondiale. L’annonce brutale de sa suspension début janvier pèse donc lourdement sur le secteur, qui se voit contraint d’arrêter certaines activités de première nécessité.
« En Mozambique, l’arrêt de l’aide américaine laisse sur la touche plus de 200 000 personnes déplacées à cause du conflit entre l’armée et l’insurrection djihadiste et dépendantes de nos actions pour l’accès à l’eau potable », pointe Kevin Goldberg.
Selon Thierry Mauricet, directeur général de Première Urgence Internationale, la situation pourrait même entraîner le dépôt de bilan de l’association qu’il dirige, dépendante pour un tiers de son budget de l’USaid. « Ce sont 1 900 000 bénéficiaires de notre aide qui n’en auront plus », alerte-t-il.
Présente dans 25 pays sur tous les continents, Première Urgence Internationale consacre la moitié de son budget de fonctionnement à des activités de santé et l’autre moitié à des projets de sécurité alimentaire, d’accès à l’eau et d’assainissement. Quatre de ses neuf contrats conclus cette année avec l’USaid ont été annulés, devant financer des projets en Afghanistan, au Liban, en Syrie et au Yémen. Les autres, bien que formellement toujours en cours, n’ont donné lieu pour l’instant à aucun versement. « Les montants dépensés et dus par l’USaid sont de l’ordre de 25 millions de dollars. Nous n’avons pas autant de fonds propres. Si nous ne sommes pas payés, c’est la fin de l’association », prévient le directeur général de Première Urgence Internationale.
Une récession mondiale des financements
À l’instar de Kevin Goldberg, Thierry Mauricet dénonce « un yoyo insupportable » de la part de l’administration américaine, revenue plusieurs fois sur l’arrêt des contrats de financement en quelques semaines, avant de les annuler définitivement. La suspension des programmes de l’agence américaine s’est en outre accompagnée d’un licenciement massif du personnel, passé subitement de plus de 10 000 fonctionnaires à seulement 300. « Ce qui reste est totalement désorganisé, nous avons du mal à trouver des interlocuteurs et à rester en contact. Nous nous heurtons à des mails automatiques de départs », déplore Thierry Mauricet.
Aucun autre bailleur ne peut compenser la chute drastique des financements au niveau mondial. Pourtant les besoins humanitaires sur le terrain de cessent de croître." Thierry Mauricet
Pour ce responsable humanitaire, la suspension des aides américaines est « quelque chose qui relève d’un séisme ». « Aucun autre bailleur ne peut compenser la chute drastique des financements au niveau mondial. Pourtant les besoins humanitaires sur le terrain de cessent de croître », s’alarme-t-il.
Le constat est d’autant plus préoccupant que la récession des financements s’étend au-delà du continent américain. En France, des coupes budgétaires de 2,1 milliards d’euros ont touché l’aide publique au développement dans le budget de l’État pour 2025. Le Royaume-Uni, l’Angleterre, l’Allemagne ou encore les Pays-Bas, la Suède et la Finlande, ont également adopté un tel mouvement, marqué par des choix politiques davantage orientés sur la défense que sur la coopération ou l’aide internationale.
Les principes de l’aide humanitaire en danger ?
« Nous ressentons pleinement la baisse des bailleurs de fonds », décrit Kevin Goldberg. Avant la suppression de l’USaid, Solidarités International avait déjà vu son budget passé de 190 millions d’euros en 2023 à 167 millions en 2024. Le directeur général de l’association, dont le champ d’intervention s’étend auprès de cinq millions de personnes par an dans le monde, craint « de voir s’inscrire un mouvement de déresponsabilisation des pays riches à l’égard des populations faisant face à des crises ».
« Il y a un risque que le monde considère qu’il n’y a plus besoin d’aider les gens. Que l’on s’éloigne des principes d’une aide étrangère pour aider les civils face à un conflit. Pourtant, en Europe ces principes nous ont été très utiles dans l’histoire », appuie-t-il.
Pour Kevin Goldberg, malgré les discours politiques poussant à réduire les financements, les États sont encore largement en capacité économique de continuer à aider. « L’aide humanitaire représente un coût minime comparé à l’impact sur la vie des gens. Il y a une disproportion portée par ce secteur. De plus, sans capacité des habitants à avoir une vie digne, les pays déjà en crise sont encore plus en proie à de l’instabilité. Cela représente des défis mondiaux qui ne touchent pas seulement les pays en difficulté », met-il en avant.
Des plans de licenciement en cours au sein des ONG
Aux États-Unis, la suspension des programmes de l’USaid a fait l’objet d’un recours devant le juge fédéral. Le 5 mars, la Cour suprême américaine a enjoint l’administration Trump de reprendre les versements dus aux organisations internationales, pour un montant estimé entre 1,5 et 2 milliards de dollars. Sans permettre pour l’instant aux organisations française de recevoir leurs financements. « Les décrets de Trump sont plus rapide que les décisions de justice », déplore Thierry Mauricet.
De plus, cette décision ne concerne que les contrats en cours. Or, « dans le secteur humanitaire, les financements sont de courte durée et renouvelés régulièrement en fonction des besoins. L’arrêt des financements de l’USaid annoncés dans la durée a donc des conséquences sur les bénéficiaires de l’aide et sur les ONG qui doivent se réorganiser », explique Olivier Bruyeron, président de Coordination Sud.
Les coupes violentes ne laissent pas le temps au secteur de s’adapter. Elles sont en train de casser le thermomètre qui permettait de mesurer le niveau réel des besoins et de mettre un voile sur la réalité concrète du monde." Kevin Goldberg
Face à cet arrêt brutal, les associations dépendantes de financements américains – comme Première Urgence International et Solidarités International, mais aussi Acted et Handicap International – sont aujourd’hui contraintes de procéder à des coupes de grande ampleur dans leur personnel. « Tous les salariés qui étaient affectés à des projets avec les États-Unis ont déjà perdu leur emploi. Cela représente 1 570 personnes au niveau national et 126 au niveau international. Du côté du siège, nous devons licencier un tiers des effectifs », décrit par exemple le directeur général de Première Urgence Internationale.
« Nous sommes dans une phase de discussion sur un plan de sauvegarde de l’emploi », rapporte quant à lui le directeur général de Solidarités International. Au-delà des conséquences sur les salariés, « cette situation va limiter la capacité du secteur à avoir une expertise », alerte Kevin Goldberg. Le directeur de Solidarités International pointe des conséquences majeures au niveau mondial. « Les coupes violentes ne laissent pas le temps au secteur de s’adapter. Elles sont en train de casser le thermomètre qui permettait de mesurer le niveau réel des besoins et de mettre un voile sur la réalité concrète du monde », dénonce-t-il.
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Pour tenter d’endiguer les effets négatifs, Coordination Sud a entamé des discussions avec les dirigeants français et européens. « Nous arrivons à trouver des ajustements ensemble sur les financements, mais cela reste à la marge par rapport aux coûts supportés », rapporte Olivier Bruyeron. « Cette situation montre l’extrême fragilité du système international actuel, dépendant du bon vouloir de quelques États. Il est nécessaire de le faire évoluer », argumente le président de Coordination Sud, plaidant notamment pour des mécanismes de contribution étatique plus robustes à l’échelle mondiale et pour un engagement réaffirmé de la France et de l’Union européenne.
Élisabeth Crépin-Leblond