L’économie sociale et solidaire, un atout pour des médias libres et indépendants ?
Les avantages de l’économie sociale et solidaire (ESS) pour le monde des médias sont nombreux : garanties d'indépendance, transparence et participation, conformité avec des valeurs d’inclusion et de démocratie. À condition de respecter certains principes.
« Nous avons chacun et chacune été vaccinés par le modèle de l’entreprise classique », affirment les cofondateurs de la revue Fracas, dont le premier numéro est à paraître en septembre, lorsqu'ils expliquent sur leur site pourquoi ils ont choisi de se constituer en société coopérative de production (Scop). « Nous avons décidé de nous constituer en coopérative pour que ce média corresponde au mieux à nos valeurs et idées », poursuivent-ils.
Dans une Scop, les salariés sont les actionnaires majoritaires et chaque associé détient une voix égale, peu importe le montant de sa participation. La majorité des bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise, une partie est distribuée aux salariés sous forme de participation et d’intéressement, une part minoritaire est distribuée en dividendes à l’ensemble des associés, qu’ils soient salariés ou non. « J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de médias qui adoptent des statuts de l’ESS et qu’il y a une vraie prise de conscience par rapport à ce modèle », observe Marine Doux, cofondatrice de l’agence destinée aux médias Médianes, même si elle précise avoir un « un petit tropisme puisque [son agence travaille] avec beaucoup de médias indépendants et engagés ».
28 % des publications de presse imprimées relèvent de l’économie sociale et solidaire, selon une note produite par ESS France, la chambre représentative des acteurs de l’ESS avec Aésio Mutuelle en septembre 2022, en plus des radios et des télévisions associatives et des médias en ligne.
Un travail d’utilité publique
Pour quelles raisons un média pourrait-il choisir de devenir une structure de l’ESS ? Il s’agit d’abord d’adopter un statut juridique conforme à la ligne éditoriale du média et à ses valeurs. « Ces médias se posent encore plus la question de leur utilité, pas capitalistique, mais sociale, ajoute Marine Doux. Beaucoup d’autres médias ont pris l’habitude de faire quatre articles par jour sans se poser cette question ».
« Le projet, dès le départ, n’est pas d’être un média classique, mais un média où l’on mélange des journalistes et des personnes de la société civile, ce qui apporte une diversité de profils », explique Benjamin Mathieu, cofondateur du média « citoyen » Le Moment, constitué sous forme associative. L’ambition du média est, entre autres, de parler de projets portés par les acteurs de l’économie sociale et solidaire moins relayés par les médias traditionnels. « Ça n'avait pas de sens de ne pas choisir un statut de l’ESS », affirme-t-il.
De même, « assez naturellement, le statut d’association a été choisi au moment de la création du Bondy Blog. Ses missions s’apparentaient à celles d’une association. Nous avons toujours la même essence aujourd’hui », décrit Sarah Ichou, directrice de ce média en ligne. Il a été fondé en 2005, au moment des révoltes urbaines, afin de donner la parole aux habitants des quartiers populaires. « Nous faisons un travail d’utilité publique, d’une certaine manière, ce que font plein d’associations, notamment de quartier », poursuit la directrice.
Garanties d’indépendance
ESS France, dans la note publiée en 2022, voit les médias relevant de l’ESS comme un possible « moyen d’expression et de représentation privilégié pour les groupes sociaux marginalisés au sein de l’espace public » et « contre-pouvoir médiatique en s’opposant au mode de sélection des informations et à leur traitement éditorial par les médias dominant ». La chambre représentative de l’ESS cite l’exemple d’Alternatives économiques, magazine porté par une Scop et traitant l’actualité économique d’un point de vue hétérodoxe, ou du média en ligne associatif Reporterre, racontant l’actualité sous le prisme de l’écologie.
De plus, toujours selon ESS France, les modèles de l'économie sociale et solidaire permettent à des médias d’investigation « [d'asseoir] leur indépendance sur un modèle (..) à but non lucratif ». « Le modèle coopératif protège d'investissements extérieurs ou d’actionnaires moins intéressés par l’indépendance que par le profit », confirme par exemple Marine Doux. Les médias ayant transféré leur capital à un fonds de dotation ou à une association l’ont aussi fait pour conserver leur indépendance. C’est le cas de Ouest France, du Monde, de Libération ou encore de Médiapart.
« Le modèle coopératif protège d'investissements extérieurs ou d’actionnaires moins intéressés par l’indépendance que par le profit », Marine Doux, cofondatrice de l'agence Médianes.
Des difficultés de financement communes aux acteurs du secteur
L’ESS, un modèle idoine pour la presse ? Avant de s’avancer, il faut répondre à un certain nombre d'idées reçues sur les modèles du secteur. À commencer par les difficultés de financement. Une coopérative, à la lucrativité limitée, ou une association non lucrative sont de fait moins attractives pour les financeurs, puisqu’elles ne les rémunèrent pas ou très peu. « Pour les médias d’ESS, il est beaucoup plus facile d’aller chercher des personnes convaincues par l’utilité du projet que des investisseurs qui recherchent avant tout une rentabilité », estime Marine Doux.
De fait, le modèle économique de la presse indépendante (qu’elle soit dans l’ESS ou non) est souvent complexe, car il repose très peu sur de la publicité, mais le plus souvent sur des abonnements payants ou sur des dons des lecteurs. Ainsi, Reporterre emploie 25 personnes dont 19 journalistes et son modèle économique repose à 98 % sur le don des lecteurs. « Comme les gens lisent, consomment et considèrent que c’est utile, ils sont prêts à donner », continue Marine Doux, soulignant que les donateurs souhaitent aussi « que le média soit lu par d’autres ».
Si Sarah Ichou, du Bondy Blog, et Benjamin Mathieu, du Moment, qui quitte son projet à cause de l’impossibilité d’en vivre, confirment les difficultés de financement de leurs médias respectifs, ni l’un ni l’autre ne les attribuent au modèle associatif. La cause, selon Benjamin Mathieu, réside plutôt dans l’objet du média. « Très peu de gens sont capables de financer des médias qui traitent des sujets différemment des médias classiques en donnant la parole à des personnes de la société civile très peu médiatisées, regrette-t-il. On est toujours en concurrence pour obtenir des subventions et les médias dits alternatifs sont peu nombreux à en recevoir ». « Le Bondy Blog représente beaucoup de choses assez politiques : la voix des quartiers populaires, celles des personnes racisées… Il y a des moments où c’est plus compliqué à faire valoir lorsqu’on recherche des fonds. S’engager avec le Bondy Blog comme investisseur, ce n’est pas anodin », avance pour sa part Sarah Ichou.
Le statut ne fait pas tout
Deuxième idée reçue sur l’économie sociale et solidaire : les décisions seraient plus difficiles à prendre, parce que les organisations sont davantage démocratiques. Le Moment fonctionne par projet : les personnes travaillant sur un même projet prennent les décisions de façon horizontale. « C’est très démocratique, mais peu compatible avec la prise de décision rapide, ce qui est parfois nécessaire dans un média », estime Benjamin Mathieu. En revanche, au Bondy Blog, la structure associative ne pose aucun problème en termes de prise de décision : ce sont le bureau et le conseil d’administration de l’association qui prennent les décisions importantes, après consultation des salariés. Mais selon Sarah Ichou, toutes les entreprises devraient fonctionner ainsi : « quand on respecte la démocratie en entreprise, il faut prendre en compte les avis des salariés ».
Marine Doux souligne l’importance d’organiser la prise de décision. « Il faut savoir l’expliquer, faire beaucoup de pédagogie », indique-t-elle. Mais s’ils sont bien établis, les processus ne sont pas forcément plus longs. « Nous travaillons avec beaucoup de structures traditionnelles où les décisions sont prises de manière unilatérale et la mise en application est très longue parce qu’elle a été prise sans consultation », constate Marine Doux.
Et elle alerte sur un dernier élément : il faut s’assurer que les principes de transparence et de démocratie soient respectés. « Énormément de médias n’ont pas fait le choix de ces statuts mais certains respectent quand même les principes qu’ils défendent. Au contraire, dans certains médias ESS, on a l’impression que le choix du statut était un coup de communication, regrette-t-elle. Ce n’est pas tout d’avoir un statut, il faut se demander comment les principes sont mis en œuvre en interne ».
Célia Szymczak