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Par Carenews INFO - Publié le 2 mai 2024 - 12:00 - Mise à jour le 7 mai 2024 - 16:31 - Ecrit par : Célia Szymczak
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Peut-on travailler sans patron ? Entretien avec Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo

Les deux chercheurs ont publié le 18 avril l’essai intitulé Travailler sans patron. Dans cet ouvrage, ils estiment que l’autogestion est le moyen de réellement mettre en pratique les valeurs portées par l’économie sociale et solidaire.

Les deux chercheurs publient un essai dans lequel ils défendent l'entreprise autogérée. Crédits : éditions Gallimard.
Les deux chercheurs publient un essai dans lequel ils défendent l'entreprise autogérée. Crédits : éditions Gallimard.

 

Les chercheurs Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo ont publié le 18 avril Travailler sans patron, Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire, aux éditions Gallimard. 

 

  • Quels sont vos objectifs en écrivant et publiant cet essai et à qui vous adressez-vous ? 

 

Baptiste Mylondo : Simon Cottin-Marx a travaillé sur les problèmes dans les associations (C’est pour la bonne cause !, Les éditions de l’atelier) ; j'ai écrit un livre sur la justice salariale (Ce que nos salaires disent de nous, Payot). Travailler sans patron répond aux deux problématiques. Comment améliorer la situation dans les associations et plus largement dans les structures de l’ESS ? Comment aller au bout des principes de l’ESS ? Pour nous, la réponse se trouve dans l’autogestion. 

Nous nous adressons en premier lieu à toutes les personnes qui travaillent dans le champ de l’ESS et qui constatent un écart entre les valeurs portées et ce qu’ils vivent dans leur quotidien professionnel. La cible complémentaire, c’est toute personne qui ne se retrouve pas ou voudrait questionner le modèle hiérarchique dominant, tout en se disant que ce n’est pas possible de faire autrement. Nous essayons de montrer que ce n’est pas simple, mais que c’est possible. 

Simon Cottin-Marx : Le but de ce livre n’est pas de proposer des solutions toutes faites. C’est d’aider tous ceux qui veulent avoir des organisations démocratiques et équitables à identifier les questions qu’il faut se poser et les solutions qu’ont trouvé les autres dans leur propre organisation.

 

  • Vous parlez de « mythes de l’ESS », en vous appuyant sur les travaux de Matthieu Hély et Pascale Moulévrier. L’un de ces mythes, c’est que les structures de l’ESS seraient toutes démocratiques. Vous expliquez au contraire que dans certaines d’entre elles, la démocratie est un simulacre. Lesquelles et pourquoi ?

 

BM : L’idée n’est pas de distribuer des bons et des mauvais points. Mais quiconque a eu une expérience associative peut comprendre de quoi nous parlons. Si une assemblée générale sert exclusivement à entériner des décisions qui ont été prises ailleurs, on ne peut pas parler de processus démocratique. 

SCM : Par exemple, je viens de recevoir ma convocation d’assemblée générale de ma banque coopérative. Ces organisations sont énormes, le sociétaire de base est assez éloigné de la décision, elle n’est pas expliquée. Même s’il y a des institutions démocratiques dans ces structures, il n’y a pas de culture de la démocratie qui nous permettrait de prendre des décisions éclairées. 

BM : La démocratie n’est pas seulement des principes écrits dans les statuts, mais des pratiques quotidiennes. Il y a des phénomènes de désinvestissement dans les associations, d’éloignement entre les lieux de prise de décision et la base des adhérents, des difficultés à trouver des élus par exemple. Nous essayons de mettre en avant des points de vigilance

SCM :  De plus, les structures font face à des logiques organisationnelles, comme celle de la dégénérescence des organisations autogérées énoncée par Albert Meister. Il explique que toutes les organisations démocratiques égalitaires ont tendance à dégénérer : on observe la mise en place d’une division du travail, d’une hiérarchie, l’apparition de chefs. Robert Michels a énoncé la loi d'airain de l’oligarchie. Dans toutes les organisations, il y a une oligarchie qui se forme. Les foules ont besoin d’un chef, les organisations ont besoin d’experts et de compétences. Nous expliquons tous les efforts qu’il faut faire pour donner tort à ces deux intellectuels. 

 

  • Vous qualifiez certaines structures de l’ESS de « mastodontes mondialisés (…) biens intégrés à l'économie capitaliste et à ses méfaits », qui font des profits importants et dans lesquels les écarts de salaires sont significatifs. Il n’y a donc pas d'intérêt à ouvrir un compte dans une banque coopérative ou à s’assurer dans une mutuelle d’assurance plutôt que le faire chez des acteurs capitalistes ?

 

SCM : Le monde coopératif est plus vertueux que le monde capitaliste, notamment en termes d’inégalités salariales. Mais elles existent quand même. Toutes les coopératives ne se valent pas. Nous critiquons les mastodontes coopératifs de l’agrobusiness, des banques ou des mutuelles. La crise des subprimes a été alimentée par certaines banques coopératives. Elles ne sont pas en dehors du marché. 

BM : Les rémunérations les plus élevées dans ces structures sont quand même obscènes si on regarde le reste de la population. Certains groupes bancaires coopératifs ont développé des activités partout. Ils sont devenus des groupes financiers qui peuvent rivaliser avec les structures privées. Ils n’ont pas d’objectifs différents, et les sociétaires de base participent assez peu à la vie coopérative, il n’y a pas vraiment d'efforts à la susciter. Certaines banques, comme la Nef ou le Crédit coopératif, sont plus vertueuses. 

 

  • Vous ne parlez que très peu des mutuelles d’une part, et vous avez un discours assez critique sur les sociétés commerciales de l’ESS de l’autre. Pourquoi ?

 

BM : Simon Cottin-Marx s'intéresse davantage aux associations et moi aux coopératives. Les mutuelles restent un cas assez marginal dans le champ de l’ESS, comme les fondations. 

SCM : Il n’y a qu’une poignée de sociétés commerciales de l’ESS, et surtout, un entrepreneur social est un patron. Ce ne sont pas des structures collectives, la démocratie ne pourra jamais y exister. 

 

  • Le discours critique de l’ESS n’a pas beaucoup d'écho. Pour quelle raison ? 

 

SCM : Je ne pense pas avoir un discours critique. Nous rejoignons beaucoup les discours de Benoît Hamon ou de Jérôme Saddier, qui disent que l’ESS doit être l'économie de demain. Il faut généraliser ces pratiques. 

Cela dit, nous essayons d"insister sur le mythe de l’ESS, un discours qui en propose une vision enchanteresse. Il ne faut pas que les gens soient désenchantés au contact du réel. Nous pensons qu’il est possible de parler des valeurs qu’on a envie de mettre en place tout en disant que ce n’est pas évident de le faire. 

BM : Le discours des mythes est plus mobilisateur. Si on pointe les limites, on peut se satisfaire du fait que c’est toujours mieux que ce qui se fait en face. C’est logique que ce soit davantage porté qu’une critique constructive. Nous disons qu’il y a encore des progrès à faire si nous voulons être à la hauteur des ambitions. 

 

  • Qu’est-ce qu’une structure autogérée ? Comment la définir ? 

 

BM : C’est la démocratie des concernés : une structure autogérée garantit la participation à la prise de décision de toutes les personnes concernées par cette décision. 

 

  • Bar, scierie, boulangerie… Vous citez des exemples assez variés de structures autogérées. L’autogestion est-elle adaptée à tous les secteurs d’activité ? 

 

BM : Il serait sans doute compliqué d’imaginer une centrale nucléaire ou une armée autogérées. On imagine mal que les réunions dans une armée commencent par un tour pour savoir comment tout le monde se porte, que les interventions se fassent sur la base d’un vote à main levée. Quelques secteurs se prêtent mal à un fonctionnement autogéré. Mais faut-il conserver ce type de secteurs ?

Pour tous les autres secteurs, le fonctionnement autogéré peut s’adapter. Il existe plein de modalités différentes. J’en discutais avec une ancienne salariée associative qui a bossé dans un centre de santé autogéré : ce centre n'applique pas la polyvalence, parce que tout le monde ne sait pas tout faire. 

SCM : Contrairement à ce qu’indique Baptiste, même l'armée peut être autogestionnaire ! Les pirates élisent leur capitaine, mais quand c’est le moment d’aller à l'abordage, ils respectent une hiérarchie. La notion de saisonnalité des pouvoirs est intéressante : le fonctionnement est autogéré, mais quand la situation extérieure le nécessite, on met en place des hiérarchies. Il y a des exemples dans plusieurs armées du monde. 

 

  • Participer dans des structures autogérées demande un investissement, notamment en termes de temps. Est-ce fait pour tout le monde ?

 

SMC : Certaines personnes ont quitté des organisations dans lesquelles le processus de prises de décisions ne leur convenaient pas. C’est aux organisations de s’adapter aux envies d’engagement de chacun. 

BM : Je ne dirais pas que ça demande plus de temps, c’est une question d’organisation. Par contre, ça implique plus de charge mentale. Dans une structure hiérarchique, on ne rentre pas à la maison avec du boulot plein la tête dans certains postes. La charge doit être partagée et doit tourner dans une structure autogérée. 

J’aurais tendance à dire - mais j’ai un échantillon biaisé - qu’une fois qu’on a gouté à l’autogestion, on y prend goût. Mais nous ne sommes pas formés pour que ce soit fait pour tout le monde. Nous n’apprenons jamais dans notre parcours scolaire à gérer un collectif de travail de manière vraiment démocratique. Pourtant, je serais vraiment étonné d’apprendre qu’autant de personnes sont faites pour le fonctionnement hiérarchique ! Il faut une très forte acculturation tout au long de notre parcours scolaire pour qu’on en vienne à se dire que l’idéal pour bien fonctionner c’est d’avoir des chefs.

 

  • Comme ce n’est pas fait pour tout le monde, le mode de prise de décision démocratique peut conduire à un entre-soi social. C’est un problème, à vos yeux ?

 

BM : Si on envisage les structures de l’ESS comme des entreprises du futur, il faut que l’autogestion puisse être adaptée à tout le monde. 

 

  • Comment faire pour lutter contre cette homogénéité sociale ? 

 

BM  : La délibération valorise davantage ceux qui sont plus à l’aise à l’oral. Il faut tenir compte des inégalités de prises de parole.

SCM : Il faut former les personnes et les structures, et mettre en place des règles claires et formelles. Les codes du militantisme peuvent parfois être violents ou sexistes, comme le montre la sociologue Anne-Catherine Wagner. 

Il y a des outils issus de l’éducation populaire pour permettre à chacun de prendre la parole, comme limiter le temps d’intervention ou alterner entre les hommes et les femmes.  

 

  • Le fait d’être intégrées dans « l’économie dominante », c’est une difficulté supplémentaire pour les entreprises autogérées ?

 

BM : L’environnement est systématiquement hostile, entre la concurrence des entreprises lucratives et les exigences institutionnelles. Parfois, il faut le nom d’un gérant sur le contrat. 

La société demande un fonctionnement ou une apparence de fonctionnement hiérarchique. Il faut toujours lutter contre la tentation de faire passer nos valeurs après les critères d’efficacité financière. 

 

  • Vous soulignez que la prise de décision est longue dans les entreprises démocratiques. Sont-elles plus ou moins efficaces que les entreprises capitalistes ?

 

BM : La décision peut être plus longue. Mais s'il y a besoin de prendre une décision rapide parce qu’il y a une crise, il est possible de la prendre. Il faudra être en mesure de revenir sur cette décision. Pour faire les choses correctement, il faut prendre le temps et ce n’est pas grave. 

L’efficacité dépend des objectifs que l’on se donne. Dans les structures autogérées, il y a des objectifs d’équité, de démocratie, de gestion plus humaine. Dans les structures lucratives classiques, on regarde quel est le profit. Or, lorsque l’on a d’autres ambitions, ce critère n’est pas le bon.

 

Propos recueillis par Célia Szymczak 

 

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