Aller au contenu principal
Par Carenews INFO - Publié le 18 janvier 2024 - 08:00 - Mise à jour le 18 janvier 2024 - 10:33 - Ecrit par : Camille Dorival
Recevoir les news Tous les articles de l'acteur

« L’ESS, c’est l’économie du futur réellement existante », entretien avec Timothée Parrique

En quoi la focalisation sur la croissance du produit intérieur brut (PIB) est-elle problématique ? Comment aller vers un modèle de société plus soutenable ? Et quelle place pourront y prendre les acteurs de l’économie sociale et solidaire ? Entretien avec l’économiste Timothée Parrique, auteur de Ralentir ou périr.

Timothée Parrique est économiste à l'Université de Lund, spécialiste de la décroissance. Crédit : DR
Timothée Parrique est économiste à l'Université de Lund, spécialiste de la décroissance. Crédit : DR

 

Timothée Parrique est économiste à l’université de Lund, en Suède. Après avoir soutenu sa thèse sur l’économie politique de la décroissance, il a publié, en 2022, l’ouvrage Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, aux éditions du Seuil, véritable succès de librairie. Lors d’un entretien qui a eu lieu dans le cadre des « Rencontres de l’éco » co-organisées par la Mairie de Bordeaux et le magazine Alternatives Economiques, il nous explique en quoi, selon lui, l’indicateur du PIB pose problème, pourquoi il faut aller vers une société de « post-croissance », et quelle place les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), notamment, peuvent prendre dans ce nouveau modèle de société.

 

  • En économie, on prend le plus souvent la croissance du produit intérieur brut (PIB) comme l’indicateur de référence de création de richesses. Mais comment a été créé cet indicateur et quel sens a-t-il pour vous ?

 

Cet indicateur est en réalité assez récent : il a moins d'une centaine d’années. En 1932, en pleine période de Grande Dépression, le gouvernement américain cherche désespérément à relancer l’activité économique du pays, mais n’a aucun outil pour évaluer l’efficacité de son action. Il charge alors Simon Kuznets, un économiste russo-américain installé aux Etats-Unis, de travailler sur un indicateur qui permette d’évaluer le niveau de l’activité économique et donc l’efficacité de l’intervention des pouvoirs publics sur l’économie. Simon Kuznets imagine un thermomètre, le PIB : s’il monte c’est que cette intervention fonctionne, s’il descend c’est qu’elle ne fonctionne pas. Mais il prévient tout de suite les autorités que c’est un indicateur de crise, à ne pas utiliser en temps de paix ni sur le long terme. Car il ne prend en compte que le volume d’activités, pas le bien-être de la société.

Pourtant, aujourd’hui, on continue d’utiliser cet indicateur. Il calcule la somme des valeurs ajoutées, c’est-à-dire la différence entre le prix final de la production de biens et services et le prix des consommations intermédiaires nécessaires à cette production. Donc si vous trouvez du pétrole et que vous le vendez à un prix très élevé, et que par ailleurs vous sous-payez vos salariés et ne prenez surtout pas en charge les coûts de dépollution de votre site industriel, votre valeur ajoutée est énorme, et contribue à la croissance du PIB. En revanche, si vous êtes instituteur ou que vous travaillez dans n’importe quel service public, vous n’avez pas de valeur ajoutée, selon la manière dont est calculé le PIB aujourd’hui. Les services écosystémiques ne sont pas pris en compte non plus, de même que tout ce qui est non monétaire, notamment toute la sphère bénévole. Le PIB n’est donc qu’un indicateur d'agitation monétaire, mais ne dit rien du développement d’une société ou de la qualité de ce qu’elle produit. 

 

  • Quelles sont selon vous les principales limites sociales, écologiques ou politiques de cet indicateur ?

 

Le principal problème aujourd’hui est que, d’un simple indicateur, le PIB est devenu un récit collectif, voire même une idéologie. On ne se pose pas la question des limites de la croissance. Si le PIB croît de 3 % par an, au bout de 24 ans, le volume de ce qui est produit et consommé aura doublé. Or on ne peut pas produire et consommer de manière exponentielle. C’est le premier plafond auquel est confrontée la croissance : elle ne peut pas aller au-delà des limites planétaires.

La croissance doit également faire face à une autre finitude, celle du monde social : notre temps est limité ; nos journées ne peuvent pas dépasser 24 heures et nous ne pouvons pas faire que travailler : nous devons garder du temps pour le lien social, l’éducation, le bénévolat… Nos capacités productives sont donc limitées.

Enfin, la troisième limite de la croissance est politique : on peut se demander à quoi cela sert de faire croître sans arrêt le PIB. Après un certain point, l’augmentation du PIB ne permet plus d’améliorer la qualité des services publics, l’espérance de vie, ou le bien-être en général. Aux Etats-Unis par exemple, le PIB par habitant augmente, mais l’espérance de vie diminue. En France, le PIB est en augmentation, et la pauvreté et les inégalités aussi. À quoi bon, dès lors, continuer à croître ? Au lieu de se focaliser sur la croissance, qui n’est qu’un moyen, ne faudrait-il pas se focaliser sur la qualité de vie ou le bien-être ?

 

  • Pourrait-on imaginer un autre type de croissance, notamment une croissance verte, qui soit compatible avec les limites planétaires ?

 

L’objectif de croissance est valable pour des pays en développement, pour leur permettre de vivre mieux. Cela n’est pas le cas pour les pays déjà développés, comme la France : la croissance n’est pas utile. À partir de là, à quoi cela servirait-il de verdir cette croissance ?

Certaines personnes parlent de croissance verte pour évoquer une économie légèrement décarbonée. Mais en économie écologique, qui est ma discipline d’origine, on regarde tous les impacts de l’économie sur l’environnement : les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi l’utilisation de la ressource en eau ou des matières premières, la déforestation, la dégradation de la biodiversité, etc. Pour être soutenable, l’empreinte écologique de l’économie, tenant compte de l’ensemble de ces indicateurs – et pas seulement de l’empreinte carbone –, doit être inférieure à la capacité de charge des écosystèmes.

Si on veut vraiment continuer à faire croître le PIB, il faut que cette croissance soit découplée de tous les indicateurs d’empreinte écologique, et pas seulement des émissions carbone. Or réduire son empreinte environnementale totale tout en continuant à produire et consommer plus, aucun pays n’a jamais réussi à le faire. À mon avis, c’est parce que cela est impossible, tout simplement parce qu’on ne peut pas produire sans énergie, sans matériaux, et sans l’aide de services écosystémiques.

 

  • Vous prônez une forme de décroissance de l’économie. C’est un terme qui fait souvent peur et provoque du rejet. De quoi s’agit-il précisément ?

 

Je définis la décroissance comme une réduction de la production et de la consommation, pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement, dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. Il ne s’agit pas d’une décroissance de tout pour toujours : la décroissance doit être sélective, doit viser les secteurs, les consommateurs, qui alourdissent l’empreinte écologique. Il s’agirait de planifier une sobriété de consommation associée de manière coordonnée à un renoncement de production sur certains biens et services.

Il s’agit d’un régime transitoire, qui doit nous amener à une économie de la post-croissance, c’est-à-dire une économie stationnaire, en harmonie avec la nature, où les décisions sont prises ensembles, et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance

La décroissance, c’est donc le trajet ; la post-croissance, c’est le projet.

 

  • Faut-il souhaiter une décroissance pour toutes les catégories de populations et tous les pays ?

 

Non, évidemment. Il faut réduire l’empreinte écologique là où elle est. Aujourd’hui il existe de grandes inégalités entre les pays du Nord et ceux du Sud, de même qu’entre les individus les plus riches et les individus les plus pauvres. Or à l’échelle de la planète le 1 % le plus riche (77 millions de personnes) émet le même volume de carbone que les 66 % les plus pauvres (plus de 5 milliards de personnes). De même, à l’échelle de l’Union européenne, les émissions des 10 % les plus riches sont aussi importantes en volume que les émissions de la moitié des ménages les plus pauvres. Il y a une corrélation très forte entre richesse des individus et empreinte écologique. La décroissance devra donc être sélective et proportionnelle : très importante pour les plus riches qui polluent beaucoup, moindre pour les classes moyennes, et inexistante pour les plus pauvres, qui doivent avoir accès à davantage pour vivre décemment.

De même, aujourd’hui, ce sont les classes les plus aisées (et surtout celles des pays du Nord) qui émettent la majeure partie des gaz à effet de serre au niveau mondial, tandis que les conséquences du changement climatique sont principalement subies par les populations vulnérables, surtout celles des pays du Sud. Il faut une décroissance des régions et des classes qui surconsomment, pour que ceux qui sous-consomment puissent avoir accès à suffisamment de ressources pour se développer dans des conditions satisfaisantes, tout en s’adaptant au changement climatique et à toutes les conséquences sociales des dégradations écologiques déjà constatées.

 

  • Imaginez que vous soyez au pouvoir : quelles seraient les trois principales mesures que vous prendriez pour faire basculer la société vers une société de post-croissance ?

 

Avec des collègues, nous avons regardé 1200 textes sur la décroissance et nous avons recensé 530 mesures proposées par les uns ou les autres, dont 380 instruments précis. Parmi ces instruments, vous trouvez par exemple un revenu minimum garanti, la réduction du temps de travail, la création de coopératives à but non lucratif, des forums participatifs pour décider des priorités de développement économique, etc. En réalité, pour engranger une telle transformation économique, il faut mettre en place énormément de mesures.

Si je devais en choisir trois, la première serait d’instaurer un système de quotas d’utilisation des ressources naturelles. Il existe déjà un budget carbone inscrit dans la loi en France : notre pays ne doit pas émettre plus de tant de millions de tonnes de carbone. Ce budget pourrait être rationné avec des quotas d’émission à destination de l’État, des collectivités, des entreprises, des secteurs d’activité, etc., quotas qui ne pourraient en aucun cas être dépassés.

Ma deuxième mesure serait d’abolir la lucrativité d’entreprise. Car la concurrence entre des entreprises lucratives qui cherchent toutes à être les plus performantes en termes de génération de profit crée un moteur de croissance. Ces entreprises ont tendance à se concentrer sur la maximisation du profit plutôt que sur la satisfaction du bien-être et la réponse aux besoins des populations. Les entreprises à but non lucratif ou à lucrativité limitée, telle qu’elles existent dans l’économie sociale et solidaire, elles, ont pour but de satisfaire des besoins, ce qui les rend beaucoup plus agiles pour faire transition.

Pour la troisième mesure, j’aurais très envie de parler d’interdiction de la publicité, car celle-ci nous incite à acheter des choses dont on n’a pas besoin et à surconsommer. Mais je proposerais plutôt de mettre des limites légales sur l’accumulation des richesses. Il existe des freins à l’accumulation, avec la taxation progressive des revenus, l’impôt sur la fortune (ou ce qu’il en reste) ou la limitation de certains salaires. Mais cela reste approximatif. Dans une économie soutenable, il faut se mettre d’accord sur des seuils maximums d’accumulation de richesses. Et se mettre d’accord aussi sur ce qui relève du bien commun et ne peut pas être acheté.

 

  • Quel rôle doit, selon vous, avoir l’économie sociale et solidaire dans ce modèle alternatif de société ?

 

En France aujourd’hui, il existe plusieurs systèmes économiques. Si vous êtes sociétaire d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), que vous faites partie d’une Amap, que vous utilisez une monnaie locale, vous êtes déjà, d’une certaine manière, dans une société de la post-croissance. Si au contraire vous faites vos courses dans la grande distribution ou que vous investissez dans une société du CAC 40, vous êtes dans un système beaucoup plus capitaliste.

L’ESS, pour moi, c’est l’économie du futur réellement existante. Ce n’est pas juste un archipel de petites initiatives, mais un paradigme qui, si on le laissait grandir et respirer, pourrait faire système. Si on arrivait à oublier le capitalo-centrisme, la maximisation du profit, si on se rendait compte que ce système n’est pas compatible avec les limites planétaires, on pourrait laisser l’ESS grandir et se déployer pleinement. Les Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), par exemple, ont inventé la démarchandisation du travail, comme le soulignerait la sociologue Dominique Méda : le travail cesse d’être une marchandise et devient un commun démocratique. C’est aussi une réponse locale au chômage et à l’inutilité de certains emplois. C’est une expérience formidable, qui représente véritablement l’économie du futur.

L’historien Jérôme Baschet parle de « basculement ». Il y aura un moment où le sens commun admettra que toute entreprise doit avoir une raison d’être, doit satisfaire des besoins et doit faire en sorte que son empreinte écologique soit soutenable, et qu’au contraire cela ne sert à rien de courir après la croissance à tout prix et la maximisation du chiffre d’affaires et du profit. Lorsqu’on aura passé ce point de bascule, on aura vécu une véritable métamorphose économique.

 

Propos recueillis par Camille Dorival et Timothée Duverger 

 

Fermer

Cliquez pour vous inscrire à nos Newsletters

La quotidienne
L'hebdo entreprise, fondation, partenaire
L'hebdo association
L'hebdo grand public

Fermer