« L’entreprise ne peut pas être considérée seulement comme un centre de profit », entretien avec Antoine Détourné (ESS France)
Quels sont les points communs et les différences entre l’économie sociale et solidaire et la responsabilité sociétale des entreprises ? Comment ces deux mondes peuvent-ils davantage travailler ensemble, dans l’intérêt de tous ? Entretien avec Antoine Détourné, délégué général d’ESS France et membre de la Plateforme RSE de France stratégie.

- En tant qu’acteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), quelle vision avez-vous de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ?
Pour moi, tout ce qui permet de considérer que l’entreprise n’est pas qu’un centre de profit est une bonne chose. L’ESS, qui rassemble des entreprises démocratiques, à lucrativité encadrée, qui ont une utilité sociale ou environnementale, veut incarner une norme pour l’économie de demain. Toutes les démarches qui vont dans le même sens nous semblent intéressantes.
Cela pose la question du rôle de l’entreprise. L’économiste néo-libéral Milton Friedman estimait que la seule responsabilité de l’entreprise est de faire des profits. Heureusement, nous constatons que ce n’est pas sa vision qui l’a emporté aujourd’hui.
Cependant, il existe schématiquement deux types de politiques RSE : certaines entreprises ont une politique RSE volontariste, portent une attention particulière aux parties prenantes, aux questions écologiques et sociales ; d’autres font de la RSE simplement parce qu’elles y sont obligées pour des questions d’image. Dans la réalité, la plupart des démarches RSE se situent entre ces deux positions.
Mais en tout cas la RSE contribue à soutenir l’idée que l’entreprise n’est pas étanche à la société ; qu’elle a un rôle politique, au sens où elle doit s’engager au service de la cité (polis, en grec).
La RSE contribue à soutenir l’idée que l’entreprise n’est pas étanche à la société.
- Comment la RSE pourrait-elle aller plus loin à vos yeux ?
Il y a à mon sens deux limites principales à la RSE. La première est qu’elle est pleine de faux-semblants. La puissance publique intervient pour la cadrer, à la fois pour réguler la concurrence mais aussi pour limiter les effets des excès du capitalisme. De nombreux labels existent par ailleurs. Pourtant, alors que le label B-Corp, par exemple, est supposé être l’un des plus exigeants, Nespresso, qui utilise de l’aluminium et du café en abondance, détient ce label. Cela interroge. De même, avant que le scandale Orpea n’éclate, cette entreprise avait d’excellents scores ESG, ce qui peut sembler pour le moins paradoxal.
La deuxième limite est que la RSE ne met pas l’utilité sociale au cœur du projet de l’entreprise. L’ESS inverse la perspective : l’utilité sociale (ou l’intérêt collectif) est fondatrice du projet ; le profit n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service de cette utilité sociale, mis en œuvre par une communauté d’égaux dans la décision.
- Pour autant, les entreprises de l’ESS sont-elles plus performantes en termes de RSE que les autres entreprises ?
En matière de gouvernance oui, sans aucun doute, puisque la gouvernance démocratique est l’un de nos piliers. Sur d’autres questions, comme la décarbonation, la prise en compte des parties prenantes, l’égalité femmes-hommes…, pas forcément. Beaucoup d’entreprises de l’ESS doivent progresser sur différents points. À ce titre, le Guide des bonnes pratiques de l’ESS, établi suite à la loi Hamon de 2014, peut être un outil utile.
Par ailleurs, il y a eu une vraie prise de conscience ces dernières années, car les entreprises de l‘ESS font face à beaucoup de greenwashing de la part de certains concurrents du secteur lucratif, et s’efforcent de progresser sur les questions environnementales pour y faire face. C’est le cas notamment pour le tourisme social et solidaire, ou pour les hôpitaux privés non lucratifs.
- Un nouveau concept est apparu il y a quelques années, celui de responsabilité territoriale des entreprises (RTE). Cette notion est particulièrement bien adaptée aux acteurs de l’ESS. De quoi s’agit-il ?
La RTE, c’est l’idée qu’une entreprise a un rôle à jouer dans l’aménagement de son territoire, qu’elle doit se préoccuper de répondre aux besoins sociaux de ce territoire. Cela rejoint la vision que défend l’ESS, selon laquelle l’entreprise contribue à construire son territoire.
L’ancrage territorial est constitutif de l’ESS ; il est le propre du fait coopératif et associatif. Il prend en compte la notion de temps long, de l’héritage que nous allons laisser à nos enfants. Même les plus grandes entreprises de l’ESS – les banques coopératives, les mutuelles de santé ou d’assurances – ont des comités territoriaux, qui leur permettent d’être en relation de proximité avec leurs sociétaires.
Cette question du territoire se retrouve aussi dans les référentiels de la RSE. Ainsi, dans les matrices de matérialité, le territoire peut être considéré comme un risque – par exemple pour une entreprise de l’énergie si les habitants d’un territoire s’opposent à l’implantation d’éoliennes – ou comme une opportunité.
Mais il nous semble qu’il faut aller plus loin sur cette question, et à ce titre, je me réjouis que la RTE soit inscrite au programme de la Plateforme RSE de France Stratégie.
- Quel regard portez-vous sur les sociétés à mission ?
On peut avoir des doutes sur l’effet réel de cette qualité de société à mission sur la transformation de l’entreprise, et notamment sur la question clé du partage de la valeur. Néanmoins, cette qualité a le mérite de poser la bonne question : celle de la redevabilité, de la nécessité que l’entreprise rende des comptes sur ce qu’elle fait.
Certaines entreprises de l’ESS ont choisi de devenir sociétés à mission : c’est le cas de la Maif, d’UpCoop ou du Crédit mutuel, par exemple. C’est une opportunité pour elles de réinterroger leur projet d’entreprise, ce qui est toujours très positif pour une organisation de l’ESS. Ce sont d’ailleurs celles qui vont le plus loin parmi les sociétés à mission, avec notamment la mise en place d’un dividende écologique par la Maif et d’un dividende sociétal par le Crédit mutuel.
D’autres grandes entreprises de l’ESS, comme la Macif ou la MGEN, ont choisi d’évoluer, en adoptant notamment une raison d’être, mais sans adopter la qualité d’entreprise à mission pour autant.
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- Comment construire plus de ponts, d’alliances, entre le monde de l’ESS et celui de la RSE ?
Ce sont deux mondes qui ne s’ignorent pas, mais qui auraient intérêt à travailler plus ensemble pour s’enrichir mutuellement. Le préalable, pour cela, c’est de savoir pourquoi on est là, ce qui nous relie. À partir de là, on peut construire des alliances, de coopérations, des stratégies communes. C’est le cas notamment dans les projets tels que les territoires zéro chômeur de longue durée ou les pôles territoriaux de coopération économique, par exemple, qui rassemblent aussi bien des entreprises de l’ESS que des entreprises conventionnelles.
L'ESS et la RSE sont deux mondes qui ne s’ignorent pas, mais qui auraient intérêt à travailler plus ensemble pour s’enrichir mutuellement.
On peut aussi imaginer plus d’alliances sur la politique de mécénat, qui est un passage obligé des démarches RSE. Le mécénat de compétences d’entreprises conventionnelles dans des organisations de l’ESS permet aux entreprises classiques de mieux connaître l’ESS et à l’ESS de disposer d’outils auxquels elle n’aurait pas accès sinon.
Autre exemple, : les joint-ventures sociales, telles que développées par le groupe d’insertion Ares avec le groupe Seb. Ares apporte à Seb son savoir-faire en matière de développement des compétences des personnes ; Seb apporte à Ares des débouchés pour ses salariés en parcours d’insertion. Il faudrait développer beaucoup d’autres dispositifs de ce genre.
Propos recueillis par Camille Dorival