Jean-Christophe Combe (DG Croix-Rouge française) : « Il faut porter une vision positive de la société pour affronter les crises à venir »
Rencontre avec Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française, à l'occasion de la sortie de son livre « L'humanité ne se négocie pas ». Engagement, bénévolat, crises humanitaires, dérèglement climatique... un plébiscite optimiste et humaniste pour fonder une société mieux préparée aux crises sociales et environnementales à venir.
- Vous avez été à la tête de l’engagement et du réseau des bénévoles de la Croix-Rouge française, son directeur général depuis quatre ans, soit une expérience de 10 ans. Quels enseignements en tirez-vous ?
Avant les dix ans à la Croix-Rouge française, je connaissais assez peu le secteur associatif et humanitaire. J’ai débuté comme directeur de cabinet de l'ancien président Jean-François Mattéi, qui était très en contact institutionnellement avec le réseau des bénévoles.
J’ai ensuite rejoint la direction des activités bénévoles et de l’engagement et j’ai découvert l’ engagement « pur » des gens qui donnent de leur temps sans rien attendre en retour. C’est quelque chose de très fort qui a changé mon regard sur la société et le monde. Un engagement bénévole ou volontaire est totalement altruiste, mais il a besoin de reconnaissance. C’est un des moteurs de l'engagement. Quand on devient directeur général, on devient le manager de 18 000 salarié.e.s, des travailleurs dans le médico-social, le sanitaire, le social et la formation et c'est très différent. On comprend mieux la complexité du modèle, la richesse, la contribution mutuelle des salariés et des bénévoles, toutes leurs actions ont un impact positif sur le terrain.
- Comment expliquez-vous que l’on connaisse si peu l’association ?
Je suis arrivé à la Croix-Rouge avec l’impression de la connaître, mais pas vraiment en réalité. C’est une organisation multiple, extrêmement attachante et utile, au service de l'intérêt général, au sens noble du terme. Son modèle est assez complexe au final, mais passionnant.
C’est une association aux identités multiples. Caritative dans un contexte humanitaire, mais aussi faisant partie de l’écosystème de l’ESS. En même temps, cela reste une association loi 1901 avec un unique président et un seul conseil d'administration.
Autre caractéristique importante, son hyper proximité grâce à ses 1 200 implantations locales et ses 600 établissements permanents présents sur l’ensemble du territoire, y compris outre marins. Cette omniprésence est très précieuse, elle permet réellement de capter l’évolution des besoins sociaux et la situation des gens sur le terrain. On le voit avec la crise actuelle. C’est ce qui permettrait d’ailleurs à l'association de prendre la parole plus souvent. C’est quelque chose que l’on fait très peu et qui explique qu'on soit si peu connu.
- Dans votre livre, vous parlez de l'association comme d’une entreprise à mission, vous évoquez sa performance, sa raison d’être, sa responsabilité sociale et environnementale. Ce n'est pas courant ?
Oui, c’est vrai ! C’est une petite révolution. Pour moi, la performance de l’association est globale, certes elle est économique, mais aussi sociale, managériale, opérationnelle et surtout environnementale.
Mon rôle est d’assurer un impact le plus positif sur la société avec les ressources dont on dispose. Et donc de maximiser le rôle sociétal de l'association, avoir des activités pertinentes par rapport aux besoins, les exercer de façon performante et faire en sorte d’avoir le moins d’externalités négatives possible pour éviter que cela vienne le moins possible sur le bilan positif de l’association.
Les organisations comme la nôtre se sont penchées sur cette question très récemment. On considérait que la raison d’être et l’impact social étaient positifs par nature, en revanche, on s’est posé très peu de questions sur l’empreinte environnementale.
C’est pour cela aussi que je me bats, l’idée de rapprocher l’économie sociale et l’économie classique. Nous, les acteurs du social, nous avons un pas à faire vers l'entreprise en termes de gestion et d’agilité d’organisation. Par exemple, nous recrutons des cadres qui viennent de différents horizons notamment de l’entreprise.
À la Croix-Rouge, nous travaillons beaucoup avec des entreprises mécènes qui viennent réaliser leur politique RSE chez nous. Cela crée des passerelles entre les salariés.
- Vous dites que les nouvelles formes de bénévolat viennent entériner une époque où les bénévoles étaient considérés comme une ressource humaine peu coûteuse. Quels sont les enjeux du bénévolat aujourd'hui ?
Je pense qu‘il y a un rééquilibrage. Il y aura moins de bénévoles investis à plein temps, 24h/24, 365 jours par an, pendant 40 ans. C’est un modèle dépassé. On est plutôt dans la question de savoir comment s’articulent le salariat et le bénévolat dans les associations.
Les enjeux sont plus sur la place des salariés, leur administration et leur accompagnement, et les efforts que l'association doit faire pour capter les nouvelles formes d’engagement, comme le consumérisme du bénévolat ponctuel et son impact.
Dans l’action sociale, on doit former longuement nos bénévoles pour qu’ils puissent accompagner les publics vulnérables. Tout cela pousse les associations à se réorganiser.
- Quelle est la spécificité de l’engagement à la Croix-Rouge ?
À la Croix-Rouge, l'engagement est celui des bénévoles, des salariés, des donateurs, de tous ceux qui participent à l’objet social de l’association. Regardons le débat actuel sur la valorisation et l'attractivité des métiers du soin et de l’accompagnement. Il est apparu très important de parler de reconnaissance. Quand on s’engage en tant que volontaire dans un hôpital de santé ou un EHPAD de la Croix-Rouge, c’est différent des établissements publics voire privés lucratifs.
Il existe une vraie spécificité dans l'appartenance à un grand mouvement mondial humanitaire, avec ses valeurs et son histoire. C’est ce qui fait la différence.
- Vous insistez sur la stratégie du principe de neutralité de l’association humanitaire. Comment être neutre et engagé en même temps ?
Le principe de neutralité est la spécificité du mouvement Croix-Rouge, qui peut parfois nous être reproché quand c’est mal compris. C’est pour cela qu’il y a eu cette scission historique au moment du Biafra en Afrique avec la création de Médecins sans Frontières. Les sans frontiéristes étaient Croix-Rouge avant d’être sans frontiéristes.
En effet, nous ne dénonçons pas publiquement et nous ne prenons pas part aux polémiques politiques. Ce principe de neutralité nous permet d’accéder à n’importe quels territoires, y compris en guerre, et aux blessés. Henry Dunant, fondateur du mouvement international Croix-Rouge, a inventé le droit international militaire qui nous permet de secourir les populations victimes de conflits.
- Vous décrivez très justement à Calais, une situation inhumaine vis-à-vis non seulement des personnes en migration, mais également de vos équipes. Comment expliquez-vous ce manque d’humanité au pays des droits de l’homme ?
C’est une réalité. À juste titre, au nom des valeurs universelles de l’humanité, nous arrivons à négocier avec des pays moins regardants sur les droits de l’homme. En France, nous passons beaucoup de temps à échanger avec les cabinets des ministres, les préfectures, pour dire qu’on ne peut pas faire correctement notre travail sur place, qu’on nous empêche d'accompagner dignement les personnes arrivantes sur le territoire français pour lesquels il y a une approche sécuritaire avant une approche humanitaire.
Ce n’est pas une bonne politique, car s' il y a un rejet de l'État français, cela crée aussi un rejet de la population. On se retrouve dans une position affaiblie à l'international. Des dirigeants comme Poutine ou Erdogan nous le rappellent d’ailleurs dès qu’ils le peuvent.
Ce sont des problématiques certes de sécurité, avec les réseaux de passeurs, mais également de santé publique. Ce sont des personnes extrêmement démunies qui ont besoin de soins. C’est un sujet très complexe et une question d’équilibre.
Si on a uniquement une vision sécuritaire, on va tout faire pour rendre hostile le territoire et empêcher le travail humanitaire. Cela veut dire que l’on considère que donner à boire, à manger ou des soins à une personne, c’est lui montrer un aspect trop positif ? C’est incroyable d’en être arrivé à une telle situation.
- C’est d’ailleurs l'enjeu de votre message “l'humanité ne se négocie pas”, qui veut dire l’humain avant tout. On en est loin, non ?
C’est tout le paradoxe entre le repli sur soi de certains et les élans de générosité et d’engagement des Français pendant la crise. On a toutes et tous placé la vie humaine avant l’économie, les libertés individuelles. Une majorité de Français a suivi la démarche. J’ai envie de parier sur cette envie d'engagement.
Il y a des côtés très sombres dans la société, des risques qui pèsent sur l'humanité comme cette pandémie ou le changement climatique, qui n’ont jamais été aussi graves. Et derrière tout cela, il y a un terreau fertile pour affronter l’avenir et être plus résilient, un engagement humain envers les autres.
Il faut être fier de ce message, “l’humanité ne se négocie pas”, sans avoir peur d’être taxés de naïf. Il faut porter une vision positive de la société, c’est ce qui nous permettra d’affronter les crises à venir.
- J’ai beaucoup apprécié votre idée d'option Croix-Rouge à l’école ou plus tard en formation continue. Vous voulez rendre l'engagement universel ?
Oui, on veut donner envie à tout le monde de s’engager ! Donner envie dès le plus jeune âge de s'engager dans une association humanitaire ou pas. De partager des valeurs, qui font la force du mouvement Croix-Rouge, de solidarité et d'humanité. Quand on fait l’option Croix-Rouge, on apprend les gestes qui sauvent, le droit international humanitaire et justement ce principe d’aider une personne humaine avant de voir un ennemi ou un étranger. On porte des projets solidaires. Cela fait partie des moteurs de l’engagement.
Devenir bénévole dans une association comme la Croix-Rouge, c’est acquérir des compétences en termes de management, de technique, du psychosocial, savoir écouter et faire attention aux autres.
- Quel regard portez-vous sur notre humanité en 2021 ?
De grands risques pèsent sur notre humanité et notre caractère d’humain peut être mis en danger. J’ai envie d’être positif quand je vois la capacité qu’on a eue à trouver des solutions, à être généreux, solidaires et engagés.
Je pense qu’on est prêt à retrouver le chemin d’une humanité plus présente et positive au sein de notre société. J’ai envie de parier là-dessus. Je reste convaincu que l’on a les ressources en nous, collectivement et individuellement pour changer et faire face à ce nouvel horizon.
Il va falloir du temps, convaincre et c’est aussi pour cette raison que j’ai voulu témoigner en écrivant ce livre. Peu de mes collègues témoignent de leur quotidien. Je trouve cela important de dire ce qu’on fait au sein de nos associations, qu’on soit connus autrement que sur une plaquette de présentation ou de mesure d’impact social. J’espère ainsi convaincre les politiques de porter cette vision plus humaine et solidaire.
- Pour quels objectifs au final ?
Le regard des pouvoirs publics sur une association comme La Croix-Rouge française a complètement changé. Il y a un avant et après crise. Avant, nous avions des contacts, mais peu de vision sur le rôle des associations dans notre système de protection sociale.
Je pense par exemple au Ségur de la santé, on a dû se battre pour faire comprendre que son extension était plus que nécessaire aux établissements publics et au secteur privé non lucratif, notamment dans le secteur du handicap. Il y a un énorme sujet d'acculturation.
Il faut vraiment capitaliser sur l’impact qu’on a eu depuis le début de la crise et notre rôle pour lutter contre les conséquences sociales et sanitaires, pour montrer que notre utilité n’est pas ponctuelle. La société a besoin d’un secteur associatif de l’ESS fort pour assurer sa cohésion et répondre à un certain nombre de problématiques.
Christina Diego