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Par Carenews PRO - Publié le 18 novembre 2021 - 12:00 - Mise à jour le 24 novembre 2021 - 11:53 - Ecrit par : Christina Diego
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Timothée Duverger : « L’ESS a un rôle d’aiguillon et doit garder son temps d’avance en permanence, c’est son véritable enjeu »

À l’occasion du Mois de l’ESS, nous avons voulu en savoir plus sur le développement de l’économie sociale et solidaire au fil des époques. Entretien avec Timothée Duverger, spécialiste de l’histoire de l’ESS, maître de conférence associé à Sciences Po Bordeaux et directeur de la Chaire TerrESS.

Timothée Duverger nous explique comment l'ESS s'est développée. Crédit :  éditions Les Petites Mains
Timothée Duverger nous explique comment l'ESS s'est développée. Crédit : éditions Les Petites Mains

 

  • Dans quel contexte naît l’économie sociale en France ?  

La notion de l’ESS est en perpétuelle évolution. Si les structures pionnières de l’ESS sont les coopératives et les mutuelles, leur statut n’a vraiment été consolidé qu’à la fin du 19e siècle. 

Une première grande phase est l’émergence des sociétés de secours mutuelles et des associations ouvrières dans les années 1830. Ces dernières seraient les coopératives d’aujourd'hui. Les termes ne sont pas encore bien stabilisés, la notion de coopérative émergera plus tardivement, vers 1840. À l’époque, une association ouvrière n’est pas une association de type loi 1901. Ce sont des coopératives de production. La première a été créée en 1834, c’est l’Association des bijoutiers en doré. 

Les sociétés de secours mutuelles avaient différentes fonctions : de solidarité dans une logique d'entraide et de secours, de sociabilité en référence aux événements et banquets, et de moralisation, par exemple, il ne fallait pas boire si on voulait être remboursé lors d’un accident. 

Les associations ouvrières prenaient des formes diverses entre production et consommation. Les premières servaient à travailler (comme l’Association des bijoutiers en doré) et d’autres s’intéressaient à la consommation et au comment on achète ensemble et on donne accès aux produits bon marché. 

Une deuxième phase importante est celle de l’institutionnalisation et de la reconnaissance de l'économie sociale sous la 3e République, fin 19e et début du 20e. C’est un moment où l’Etat reconnaît qu’il y a une question sociale notamment avec la prolétarisation et les mouvements ouvriers naissants, les premières réflexions sur les impôts sur le revenu, les retraites ouvrières et paysannes. La 3e République invente la doctrine du solidarisme et dit à la société qu’elle a des devoirs envers ses citoyens, vice et versa. Léon Bourgeois, chef du Gouvernement, en est la figure emblématique. 

En parallèle, un nouveau statut reconnaît l’économie sociale avec les premières mutuelles, les associations (loi 1901) et les premières coopératives de consommation, avec la loi de 1917. La Mutualité française est créée en 1902, c’est un des piliers fondateurs de l’économie sociale. 

Ensuite, il y a une troisième phase dite de développement des mutuelles et des associations, entre l’après-guerre jusqu'aux années 60’ où elles restent très liées à l’Etat. 

 

  • Quels éléments ont fait émerger l’ESS ?

C’est au moment où l'État social devient un État-Providence dans les années 70. Cela génère un regroupement des acteurs de l'économie sociale dans le réseau connu aujourd’hui sous l'appellation ESS France. À l’époque, il s’agit d’un comité de liaison, créé en 1970, avec les coopératives, mutuelles et cinq plus tard les associations. Cette quatrième phase correspond à l’ensemble qu’on appelle aujourd’hui « économie sociale et solidaire ». 

 

  • Quelles sont les figures politiques liées à son essor ? 

 

C’est dans les années 80 que le concept d’économie sociale revient sur le devant de la scène lors d’un colloque fondateur en 1977, grâce à Henri Desroche, sociologue qui donne un contenu théorique à cette notion et un nom.

Ensuite il y a une deuxième phase d’institutionnalisation avec Michel Rocard et la création de la délégation interministérielle de 1981. La première loi sur l’économie sociale date de 1983. Le premier secrétariat d’Etat est Jean Gatel en 1984. Il met en œuvre la décentralisation de l’économie sociale dans les régions.

En 1989, l’économie sociale est reconnue au niveau européen grâce à Jacques Delors, président de la Commission européenne, qui crée une administration dédiée à l’économie sociale et de nouveaux statuts « européens » pour les coopératives, les mutuelles et les associations. Mais, cela n'aboutit pas, sauf pour les coopératives.

Les mutuelles n’ont jamais eu ce statut. C’est d’ailleurs un des enjeux de la présidence française au Conseil de l’Union européenne en 2022, pour redonner une définition européenne de l‘ESS. En France, le secrétariat de l’ESS est confié en 2000 à Guy Hascoët, homme politique du parti Vert, qui crée les SCIC et le premier agrément d'entreprise solidaire, l’ancêtre de l’ESUS.

C’est le moment où l'on parle d’économie sociale et « solidaire », pour marquer les enjeux des territoires sur l’insertion et les nouveaux besoins comme l’écologie, le commerce équitable, les AMAP, etc. Plus récemment, en 2014, il y a eu la loi de Benoît Hamon et la reconnaissance de nouveaux acteurs dans l'ESS, dont les fondations. 

 

  • Depuis, comment l’ESS a-t-elle évolué ?  

 

La transformation du secteur s’est faite principalement par l’arrivée de l’agrément ESUS, qui a permis aux entreprises « commerciales » de mettre en place les principes de gouvernance et de non-lucrativité similaires aux structures de l’ESS. C’est ce qui justifie l’accès aux financements spécifiques et un régime fiscal particulier. Et d’autres fondements, il ne doit pas y avoir d'actionnaires, ni d'investisseurs externes, même si aujourd'hui, il existe des aménagements. 

Je pense que le périmètre du secteur de l’ESS est sans cesse remis en débat et c’est naturel. Le risque, si on ne cadre pas, c’est que la finalité d’intérêt général affichée ne soit associée qu’à une logique de social business pour faire de l’argent sur des enjeux environnementaux et sociaux. 

Si l’ESS prétend devenir la norme de demain et si l’on veut « ESSiser » l'économie, il faut accepter des stratégies d'alliances et d’ouvertures sans renier ses valeurs, tout en restant singulier.  

 

  • Quelle place pour les sociétés à mission dans l'ESS ?   

Je pense que c’est un mouvement qui se développe « à côté » de l’ESS. C’est une bonne nouvelle que les entreprises souhaitent adopter la qualité « à mission », plus en phase avec les problématiques d’aujourd’hui. Mais n’oublions pas que les entreprises sont constituées de capitaux, et dans l’ESS, historiquement, ce sont des groupements de personnes.

Je pense aussi que certaines entreprises sont dans une logique de réforme du capitalisme, concept à bout de souffle, très critiqué et peu soutenable. Certaines de leurs activités sont vouées à disparaître et elles se rendent compte que pour amorcer un changement, leur politique interne de RSE peut devenir très stratégique.

  Est-ce que le capitalisme va se transformer ? À voir. En tout cas, j’entends souvent que certaines entreprises à mission se sentent mieux armées grâce à cette qualité pour conquérir de nouveaux marchés à l'international. C’est donc positif et l’ESS a un rôle d’aiguillon très important à jouer et doit garder son temps d’avance en permanence, c’est son véritable enjeu. 

 

  • Finalement, on a l’impression d’être à un tournant ?   

Oui clairement. L’ESS doit se positionner sur les grandes mutations qui nous percutent, comme la transition écologique, numérique, démographique, etc. L’ESS est l’économie de demain, elle doit donc accompagner ces grandes mutations et l’affirmer politiquement. C’est d’ailleurs l’objet du prochain Congrès de l’ESS en décembre. 

C’est un secteur qui doit être exemplaire, en inventant de nouveaux modèles, comme l’émergence des Licoornes. Et elle doit essaimer. Je trouve cela très bien que les entreprises conventionnelles courent derrière l’ESS et cherchent à copier le modèle. Il faut en même temps rester exigeant vis-à-vis d’elles. 

 

 

Christina Diego 

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