[INTERVIEW] Sebastião Salgado : la puissance des images, l’engagement d’une vie
Photographe de renommée mondiale, Sebastião Salgado témoigne par son art d'un monde en perpétuelle mutation. En photographiant des femmes et des hommes en souffrance partout sur le globe, il a documenté l'Histoire de la fin du 20e siècle, mais aussi les grands changements climatiques. Au-delà de la photographie, il incarne son engagement à travers l’Instituto Terra pour replanter des arbres au Brésil. Interview.
Un parcours singulier
- Sebastião Salgado, vous êtes aujourd’hui un immense photographe qui a reçu de multiples prix, mais vous avez eu une carrière assez variée. Vous êtes Brésilien…
D’origine oui, mais je suis Français aussi, naturalisé.
- Et vous avez débuté dans un métier qui n’était pas celui de photographe.
Oui, j’ai suivi une formation d’économiste. D’ailleurs, je suis venu en France pour compléter mes études d’économie, pour préparer un doctorat. J’ai eu la chance d’être admis dans une très bonne école en France, l’École Nationale des Statistiques et des Administrations Économiques (l’ENSAE), en faisant des études sur l’économie mathématique. Lorsque j’ai terminé ma formation j’ai eu une proposition en Angleterre comme économiste. Je suis alors parti travailler pendant des années pour une organisation internationale. J’ai réalisé plusieurs projets de développement à large échelle en Afrique avec la Banque Mondiale. J’ai en particulier travaillé pour l’Organisation internationale du café sur la diversification de la culture du café dans le monde. C’était après le pétrole, le produit avec les échanges financiers les plus importants dans le monde. Il fallait donc tenir les prix du café. Nous avions un fonds énorme et nous allions dans des pays qui avaient une grande production de café. Nous trouvions des projets compétitifs qui diversifiaient la culture pour éviter une augmentation de l’offre qui aurait fait chuter les prix. Je me rappelle du premier projet sur lequel j’ai travaillé. C’était au début des plantations de la culture d’été au Rwanda et ce projet touchait près de 34 000 familles, environ une centaine de milliers de personnes. C’étaient vraiment des projets conséquents.
- Vous avez à ce moment-là regardé ces projets à travers votre appareil photo.
En effet. Lélia Wanick, mon épouse et ma partenaire de travail, a fait des études d’architecture. Elle avait besoin d’un appareil photo pour faire des photos de son travail. J’ai découvert la photo à travers son appareil. Pour la première fois de ma vie, j’ai pu regarder dans le viseur d’une caméra et cela m’a énormément plu. Quand je voyageais en Afrique, j’emportais cet appareil avec moi et, quand je rentrais à Londres, ces photos me procuraient un plaisir énorme, au point que plus j’en faisais, plus elles me donnaient de plaisir. À un moment, j’avais plus de plaisir à voir les photos que j’avais prises que les rapports économiques sur lesquels je travaillais. Cela a duré jusqu’au moment où j’ai opté pour la photographie. Nous avons quitté l’Angleterre pour la France où j’ai commencé ma carrière de photographe.
Le grand virage
- C’est peut-être au moment où vous avez vu les populations qui travaillaient dans la production de thé ou de café que vous avez décidé de vous intéresser plus particulièrement aux hommes et aux femmes du monde du travail ou aux zones en difficultés ?
Non, ce fut un procédé plus long que cela. Quand on commence la photo on ne sait pas vers quel côté se diriger et j’ai essayé de tout faire, des portraits, des personnalités dans le monde du sport, des nus… À cette époque, je n’étais rien, j’essayais de trouver ma voie et un jour je me découvre en train de faire des « photos sociales ». J’ai alors eu l’idée d’aller voir un magazine qui s’appelait La Vie Catholique demander s’il n’avait pas besoin de mon travail de photographe. Ils ont beaucoup ri et m’ont dit : « nous avons un sommaire et si tu as des images qui coïncident avec notre demande, nous regarderons avec plaisir. » Comme j’étais aussi un émigré, j’étais dans mon monde. Je suis parti prendre des photos que j’ai développées et une semaine plus tard j’apportais les photos à La Vie Catholique. Ils ont beaucoup aimé et ont commencé à utiliser mes photos. Je me suis progressivement intégré dans un monde du reportage lié plus au secteur social qu’il m’était facile de comprendre. Je venais d’un pays sous-développé, j’étais militant de gauche, j’avais une formation d’économie, et c’était nécessairement dans cette direction que je devais aller. Celle que j’ai prise. J’étais donc photographe que j’ai appelé illustrateur, parce que je prenais des photos pour illustrer les reportages. En 1973, je réalise un reportage significatif au Niger sur le début de la sécheresse en Afrique. On ne comprenait pas pourquoi survenait cette sécheresse, pourquoi les conditions changeaient. C’était en fait le début du réchauffement global visible au Sahel. Ces photos furent publiées dans tous les magazines et c’est à partir de ce moment qu’il y a eu une demande croissante pour mes photos. Je rentre à l’agence Sygma à ses débuts, comme reporter et suis tout de suite envoyé en reportage sur la décolonisation des colonies portugaises en Afrique parce que je parle le portugais. Je suis allé au Mozambique, en Angola. C’était la Révolution des œillets au Portugal, c’était aussi ma région linguistique. Alors, je vis au Portugal et je m’intègre. Je n’ai pas trop aimé Sygma, que je quitte et je retourne aux petits magazines photos que je connais. Je travaille avec plusieurs d’entre eux, plus seulement avec La Vie Catholique. À l’époque, nous avions une presse que nous appelions « la petite presse », qui parfois était plus grande que la « grande presse ». Par exemple, le journal SOS, du Secours Catholique, tirait à un million deux cent mille exemplaires. Aucun canard en France n’atteignait ces tirages. Je travaillais pour elle jusqu’au moment où un ami avec lequel j’avais travaillé au Mozambique, Jean- Claude Francolon, photographe de l’agence Gamma me contacte. Il devait partir couvrir la guerre d’Angola en 1975 alors qu’il était au Vietnam, à la fin de la guerre, et il avait été blessé lors de l’avancée des Vietcongs sur Saigon. Ne pouvant plus partir en Angola, il me demande de le remplacer. J’ai accepté d’autant que je parlais portugais, ce qui me permettait de bien me faire accepter.
- Vous étiez avec les mouvements de résistance ?
En Angola, j’étais partout, mais plutôt avec les mouvements de résistance. Comme je parlais la langue, j’étais complétement intégré. Voilà comment je suis devenu un reporter de Gamma où je suis resté quatre ans. J’ai travaillé avec les plus grands journaux du monde. Après quatre ans, je suis rentré à l’agence Magnum où j’ai passé quinze ans. Alors que pour Sygma et Gamma j’étais vraiment dans le reportage pour des magazines du monde entier, avec Magnum j’ai commencé à plus travailler sur des reportages de fond. Cela a façonné la suite de ma carrière.
Au chevet d’un monde qui souffre, l’histoire en mouvement
- Ce qui apparait, c’est votre regard sur une société en évolution, sur des hommes et des femmes en souffrance par faits de guerre, de déplacement, ou dans des métiers d’une dureté terrible.
Il y a très peu de photographes qui ont eu la chance d’avoir eu une formation d'économie, de sociologie, d’anthropologie, d’histoire et d’histoire économique, comme moi. Cela m’a donné une base d’analyse pour comprendre notre société. Je sentais que le continent où j’étais vraiment ancré était l’Afrique, car pour moi il y a une proximité viscérale entre l’Afrique et le Brésil. Les minéraux présents en Amérique Latine sont exactement les mêmes que ceux que l’on trouve en Afrique. Il en va de même pour les végétaux et une grande partie des animaux. Il y a aussi au Brésil une grande population africaine venue comme esclave et qui a apporté sa culture. Quand j’ai commencé mes premiers reportages, personne ne voulait aller travailler en Afrique. C’était difficile, violent et les très grands magazines ne voulaient pas beaucoup investir sur ces sujets. Mais moi, j’étais intéressé. En travaillant sur des reportages à long terme, j’ai commencé à comprendre que je couvrais un pan de l’évolution du monde. Quand je regarde maintenant en arrière, je vois que mon travail était complètement lié à des moments historiques.
- C’étaient les moments dans les années 80 où il y avait beaucoup de guerres, des populations réfugiées partout, des combats dans tous les pays d’Afrique…
Des mouvements de libération, mais aussi la modification des systèmes économiques, l’arrivée du réchauffement visible par l’avancée des déserts dans la partie sahélienne qui descendait sur la partie tropicale de l’Afrique. Il y avait un changement colossal en Afrique et mon travail photographique mis bout à bout raconte une part importante de cette histoire.
Les populations en exil
- Effectivement, nous nous sommes rencontrés dans les années 80 à l’occasion d’un reportage que vous avez fait avec Médecins Sans Frontières, au Soudan, dans des camps de réfugiés alentours de Khartoum.
J’ai passé quinze mois aux côtés de MSF en Éthiopie, au Soudan, au Tchad, au Mali… dans des pays faisant face à des situations dramatiques nécessitant de l’assistance d’urgence. J’étais avec les équipes et je me suis senti devenir « Médecin sans frontières ». Je leur donnais mes photos avec toute liberté de les utiliser pour des publications, des expositions et MSF m’emmenait en mission comme faisant partie de l’organisation. Nous donnions alors un pourcentage de nos ventes de Magnum pour soutenir MSF. Ce n’était pas grand chose, mais c’était une forme de participation à son action.
- Vous étiez un regard au chevet du monde qui souffre.
J’ai travaillé beaucoup pour l’UNICEF, avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Je suis aussi allé en Asie auprès des Hmong avec MSF et j’ai travaillé sur leur projet « Deux milliards d’hommes dans la salle d’attente ». Je suis aussi allé en Amérique Latine, en fait partout, dans plus de 136 pays !
Le travail à travers le monde, entre extrême et souffrance
- Il est intéressant de voir le regard que vous avez porté. Le premier était évidemment les populations en souffrance pour des raisons géopolitiques, climatiques au début du réchauffement, mais ensuite vous avez aussi commencé à vous intéresser au monde du travail. Vous avez fait un reportage très puissant sur des chercheurs d’or amérindiens…
Nous avons vécu une époque très particulière. Je me rappelle que, quand nous travaillions au Soudan et en Ethiopie, je discutais beaucoup avec Rony Brauman, à la direction de MSF, sur les concepts de ces projets, parce qu’à cette époque jusqu’à la moitié des années 80, nous étions en train de vivre la fin de la première grande évolution industrielle. Il était facile de voir que le concept du travail productif de Marx était en train de bouger. La participation de la main de l’homme à la production industrielle commençait à être remplacée par des robots, des machines intelligentes. L’électronique était rentrée dans les lignes de production. J’ai alors pris la décision pendant six ans de faire un portrait de ce monde traditionnel du travail avant qu’il ne disparaisse. À cette époque-là, c’était une usine de production de voitures et on faisait tout à la main. Ces voitures sortaient d’une usine des Temps modernes de Charlot. La main de chacun était passé quelque part. Aujourd’hui ce sont les robots qui font tout. Quand on parle aujourd’hui de production de voitures, on parle d’une ligne d’assemblage. J’ai senti qu’il y avait une grande histoire à raconter. Je suis parti voir, en Asie, en Amérique Latine, où je me suis trouvé confronté à au monde du prolétariat que je ne voyais déjà plus en Europe. Le livre s’est appelé durant des années Workers : une archéologie de l’époque industrielle, puis le titre a changé devenu La main de l’homme. Il a résumé la fin d’une époque et le début d’une autre. Ce livre est devenu un outil de mémoire important, il a marqué une époque très forte de ce que l’on a appelé la globalisation.
- On peut également citer quelques reportages tout à fait majeurs comme celui sur chercheurs d’or.
Les chercheurs d’or effectivement, mais pas seulement. Je suis aussi allé en Ukraine. J’ai beaucoup travaillé à Zaporijia, où il y a la guerre maintenant. C’était la plus grande usine sidérurgique de l’Union Soviétique, l’usine mesurait 16 km de long et on y produisait de l’acier pour l’industrie automobile en Union Soviétique ou l’acier avec des méthodes anciennes. Je suis allé dans d’autres pays, mais en travaillant sur ce livre, j’ai vu qu’une autre évolution était en train de se mettre en place parce qu’on changeait la manière de produire dans le monde. Quand je suis arrivé en France, 95 % de la population brésilienne était rurale. Aujourd’hui, 95% de la population est urbaine. On fermait ici toute l’industrie lourde qui générait une pollution terrible, elle réapparaissait clés en mains là-bas en Chine, en Inde, dans des pays avec une forte densité de population, des ressources minérales importantes, des réservoirs de main d’œuvre avec un travail très bon marché. On a alors créé un système industriel dans ces pays qui a provoqué une migration tellement brutale que l’on a créé une autre révolution. Dans ce contexte j’ai également beaucoup travaillé avec MSF, sur l’histoire de l’exode des populations. Mon travail sur cette thématique s’est poursuivi durant sept ans. Je l’ai achevé en 1999. Cela a donné un gros livre intitulé Exodes.
De la barbarie des hommes au désastre écologique
- Votre carrière est celle de témoin du monde qui change. Mais aussi le regard d’un humaniste, puisque cela faisait partie de votre culture de vous intéresser à la souffrance des hommes et des femmes ballotés entre les guerres, le travail, les réfugiés… Ce regard vous amène à voir que ce n’étaient pas seulement des conditions économiques qui étaient en cause, mais des questions environnementales, puisqu’en retournant au Brésil vous faites le constat de la déforestation. Cela réoriente un peu votre propos vers des thématiques environnementales.
Mon propos ne change pas. Je lie toute ma vie, ces cinquante ans de photographie à ces moments historiques que j’ai vécus. Je viens d’un pays où j’ai vu commencer un grand changement de modèle. J’en faisais partie parce que je faisais partie de la gauche de ce pays, au point que j’ai dû le quitter, faute de quoi j’aurais, à l’époque, sans doute été tué par la dictature brésilienne. Ce n’est pas seulement moi qui ai changé, c’est aussi le monde qui a changé. Tout le monde commence à s’apercevoir qu’une catastrophe écologique va se produire sur la planète. Nécessairement, j’amène ma vie dans cette direction, parce que nous tous sommes partis dans cette direction. Je ne faisais partie d’aucun mouvement écologiste. Après avoir réalisé Exodes, j’étais tellement malade de toute la barbarie dont j’avais été témoin dans l’ex-Yougoslavie au Rwanda, en Yougoslavie, j’avais honte d’être un être humain, j’avais honte de mon espèce, je voulais trouver un refuge, devenir fermier. J’ai pris la décision d’abandonner la photographie. Nous avons repris la ferme que mes parents nous ont donnée. Nous ne savions rien, mais nous nous sommes trouvés à disposer d’une grande ferme. Celle-ci était constituée à 70 % de forêt tropicale quand j’étais enfant et il ne restait que moins de 1% de forêt. Nous avons décidé de changer cela.
Une fondation à la reconquête du poumon du monde
- Vous arrivez directement au cœur du poumon du monde…
Au cœur du désastre… Le grand poumon du monde, c’est l’Amazonie. Nous, nous étions sur la forêt atlantique. Le Brésil a deux grands écosystèmes de forêt tropicale, l’Amazonie qui a une surface équivalent à huit fois la France et la forêt atlantique qui a une surface de deux fois et demi la France. C’est quand même une forêt considérable ! Elle était immense dans mon enfance, et quand nous reprenons la ferme, elle est détruite. La forêt atlantique, aujourd’hui, est détruite à 93 % pour des raisons économiques. On a bâti le Brésil moderne, Sao Paulo, Rio, l’industrie sur les terres de la forêt atlantique. On a mis cette forêt par terre, comme en France, on a mis les forêts de France par terre pour bâtir la France d’aujourd’hui. C’est la même histoire.
- Vous arrivez donc dans votre ferme et vous vous apercevez qu’il n’y a plus rien autour de vous. On peut voir d’ailleurs des photos saisissantes de l’avant et l’après.
Nous avons essayé de faire de l’élevage, mais finalement, la seule chose qui pouvait pousser étaient les arbres qui étaient là auparavant. Nous décidons de replanter la forêt. Nous avons créé l’Instituto Terra. La surface à replanter est considérable, elle représente trois millions d’arbres pour reconstituer l’écosystème. Il fallait beaucoup d’argent. Comme j’avais déjà un nom dans le monde de la photographie, je commence à courir le monde et nous trouvons des fonds, avec des dons, des donations… Nous faisons intégralement le don de notre propriété à l’institution. Aujourd’hui, nous avons replanté trois millions d’arbres. Nous avons rétabli une biodiversité incroyable, il y a même des jaguars qui sont revenus dans un endroit où ils avaient disparu depuis quarante ans. C’est fantastique, nous avons des singes, 173 espèces d’oiseaux. Ce que nous avons pu faire est colossal sur 800 hectares. Maintenant, nous allons arriver à 1 300 hectares. Nous avons reçu des donations, et nous sommes en train d’acheter les terres autour et nous allons encore planter 10 à 15 millions d’arbres.
- Au Brésil, votre action éveille-t-elle les consciences sur ce que sont la déforestation et la reforestation ?
Ce projet a été extrêmement important au Brésil, parce que c’est le seul projet de récupération écosystémique qui n’est pas lié à un retour économique. Nous ne sommes pas en train de planter une forêt pour faire de l’argent. Nous sommes en train de créer un modèle de récupération de toute la biodiversité qui peut être adapté partout. Notre vallée a la taille du Portugal et sommes en train de planter des millions d’arbres. C’est à ce moment que naît progressivement un autre projet, « Genesis », qui montre la nature, les peuples indigènes et les animaux dans leur splendeur.
- Il n’y a plus d’eau, si j’ai bien compris, parce qu’il n’y avait plus d’arbres, plus de pluie…
Effectivement, il n’y a plus d’eau dans toute notre vallée et dans toute la région. Nous sommes en train de travailler sur un projet avec la KFW, une banque de développement allemande. Nous sommes en train de planter 4 200 petites forêts. Dans chaque petite forêt, nous récupérons une source d’eau et ce sont 4 200 sources d’eau qui pourront alimenter un fleuve et ramener de la biodiversité. Nous avons créé une pépinière avec la capacité de produire un million d’arbres par an, uniquement des arbres natifs de la région, pour rétablir la biodiversité. Nous sommes devenus le plus grand projet environnemental durable rural.
- Vous recréez la forêt d’origine. Les arbres les plus vieux doivent maintenant être déjà gros ?
En effet, certains atteignent déjà des hauteurs de 15 à 20 mètres.
- Est-ce cette relation entre la forêt et l’homme qui vous a amené à faire votre reportage en Amazonie ?
Comme je vous l'ai dit, j’avais abandonné la photographie, mais quand le projet environnemental s’est développé, l’envie de photographier est revenue. Je voulais photographier ce qui n’avait pas été détruit sur la planète. Avec mon épouse Lelia, nous avons alors conçu le projet Genesis et, pendant huit ans, nous sommes allés dans 32 pays ou régions du monde où l’on pouvait encore trouver Genesis. Nous avons alors découvert qu’environ 48 % de la planète est encore resté à l’état du jour de Genesis. Nous avons fait une grande exposition sur Genesis.
- Je me souviens des photos de votre voyage en Papouasie où l'on voit des personnes qui vivent dans des arbres, dans un écosystème totalement coupé du monde. On ne sait pas comment il est possible qu’il soit protégé comme cela, c’est presque mystérieux.
C’est aussi une histoire en marche. On parle aujourd’hui beaucoup du déboisement de l’Amazonie et on oublie de parler de parler de ce qui est en train de se passer en Asie, principalement en Indonésie et notamment à Bornéo où la forêt a pratiquement disparu. À Sumatra, il n’y en a plus du tout, elle a été remplacée par d’immenses plantations pour produire de l’huile de palme. Et maintenant, c’est la Nouvelle-Guinée qui est touchée.
« Amazonia » faire comprendre et aimer la forêt par la photo
- C’est après que vous êtes reparti en Amazonie faire un reportage sur la forêt.
Dans les années 80 et en 1998, j’avais fait un reportage sur les populations en danger avec Médecins sans Frontières dans trois régions d’Amazonie. J’ai commencé à constater que ces régions commençaient à être dévastées. En tant que Brésilien, j’ai pensé que je devais faire une histoire sur l’Amazonie, parce que nous étions en train de la perdre. J’ai consacré sept ans à ce projet, « Amazonia ».
- Vous êtes un témoin de votre temps, de l’évolution de l’homme et aussi acteur sur ce qui occupera le plus le monde pour les années à venir, c’est-à-dire la question environnementale.
Là, nous sommes au cœur de cette question. Avec ce livre sur l’Amazonie, nous nous sommes liés de manière très proche et très forte avec les mouvements indiens et environnementaux amazoniens pour d’essayer de protéger l’Amazonie.
- On ne peut que constater qu’elle a été beaucoup décimée ces dernières années.
Elle a été beaucoup blessée par le gouvernement Bolsonaro. À l’heure où nous nous parlons, on est en train de découvrir que le plus grand groupe ethnique de l’Amazonie, les Yanomami, ont été particulièrement touchés. C'est presque un génocide, ils sont en état de dénutrition totale et on vient de découvrir que plus de 500 enfants sont morts de famine en Amazonie où cela n’existait pas auparavant, parce qu’il a fait envahir leur territoire par plus de 25 000 orpailleurs qui ont déstabilisé toute la culture de ces Indiens. Actuellement, je ne fais pas de reportages car je suis en train de présenter « Amazonie » qui est un projet énorme, mais aussi un témoignage que je veux faire vivre. Il a été présenté à la Philharmonie à Paris, au Palais des Papes à Avignon où nous avons eu trois fois plus de visiteurs qu’à la Philharmonie, ce sont pratiquement 400 000 personnes qui sont venues voir l’exposition.
- J’ai vu aussi que, parmi vos engagements, vous aviez aidé Reporters Sans Frontières en donnant à l'association des photos pour sa parution annuelle et ainsi soutenir son financement.
Nous avons fait deux livres pour Reporters Sans Frontières.
Le beau est une dignité du regard et un respect des hommes
- On vous a reproché d’avoir un regard esthétique plutôt qu’ethnologique, un regard qui magnifie alors qu’il est posé sur des situations terribles. Ces critiques sont portées par des personnes qui ont du mal à comprendre le fond de votre travail.
Ce sont des gens qui ne comprennent pas que la beauté n’est pas seulement le monopole des riches. Tout le monde est beau et la beauté ce n’est pas une forme de visage. La beauté, c’est la dignité des personnes que j’ai photographiées. Je me suis efforcé de prendre des photos en respectant la dignité des personnes que j’ai pu photographier. Il y a une chose importante : venant du tiers-monde, j’ai photographié mon monde, celui dont je suis issu, de la manière que je le ressentais. Des gens n’ont pas compris que la beauté est un droit de tous. Je n’ai jamais vu les gens qui ont étudié les belles photos de Richard Avedon et Annie Leibovitz les critiquer. Est-ce seulement le côté riche du monde qui a droit à la beauté ? Oui, c’est beau, c’est fantastique, mais quand on fait une photo de quelqu’un dans un camp de réfugié en 1985 au Soudan ou en Ethiopie, on le fait d’une manière digne avec une lumière correcte, les gens ne comprennent pas qu’il ne faut pas les détruire.
- Ce sont des gens qui pensent qu’il faut faire de la culture pauvre pour les pauvres, alors qu’au contraire, il faut élever le niveau pour donner de l’envie ou du goût…
Si l’on montre sur ces photos d’une certaine manière la dignité de ces personnes, ces photos sont vues et regardées, et mes expositions en témoignent puisqu’elles ont été vues par des centaines de milliers de personnes. Tous les livres que nous avons faits ont été achetés par beaucoup de monde.
La misère humaine est la solitude
- Vous restez photographe. Avez-vous d’autres projets ?
On a toujours des projets…Un projet de la vie, maintenant que j’ai vieilli, j’ai eu 79 ans le 8 février dernier, peut-être que mon prochain projet photographique sera celui d’un vieil homme, mais je ne sais pas encore ! En fait, j’ai été touché par une histoire de proximité. Une vieille femme vivait près de chez nous. Un jour elle a disparu, on ne la voyait plus depuis quinze jours. Quelqu’un passe devant sa porte, ça sentait mauvais, on appelle les pompiers, la dame était morte. Elle est morte dans la misère totale, elle est morte seule. Les populations avec lesquelles j’ai travaillé et marché au Malawi, au Mozambique, elles étaient pauvres, elles n’avaient pas de quoi manger, elles souffraient de la malaria, mais elles n’étaient pas seules. Elles se déplaçaient en communauté et si l’un des membres de cette dernière mourait, tous vivaient cette mort. Il n’était pas seul, il n’était pas dans la misère. La misère est humaine, la misère, c’est l’isolement et ce n’est pas parce que vous avez un compte en banque, que vous possédez une voiture, que vous êtes riche, pas du tout… La richesse c’est la communauté, l’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des communautés, des solidarités, ce n’est rien d’autre que cela. Ce ne sont pas les ressources matérielles qui définissent la richesse. La richesse est autre. Il faut certainement approfondir cette question.
Propos recueillis par Francis Charhon.