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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 15 juillet 2024 - 18:01 - Mise à jour le 15 juillet 2024 - 18:01
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[INTERVIEW] Tarek Daher, Emmaüs France : « La précarité étant protéiforme, nous n’avons pas d’autre choix que d’être innovants »

L’interview de Tarek Daher, directeur général d'Emmaüs France, permet de comprendre combien Emmaüs, tout en gardant les valeurs fortes de la pensée de l’abbé Pierre, est un acteur majeur de l’insertion sociale. Devant la précarité qui s’amplifie les innovations sont nombreuses, variées et sans cesse créatives pour trouver des réponses nouvelles aux besoins des personnes en grandes difficultés.  

Tarek Daher, directeur général d'Emmaüs France. Crédit photo : DR.
Tarek Daher, directeur général d'Emmaüs France. Crédit photo : DR.
Sommaire
  • Historique et évolution d'Emmaüs

Emmaüs, fondé par l'Abbé Pierre, est un acteur majeur dans la lutte contre la précarité, innovant constamment pour s'adapter aux évolutions sociales tout en gardant ses valeurs fondatrices de dignité et d'autonomisation. Le mouvement se concentre sur deux objectifs principaux : le logement digne et l'autonomisation par le travail. Emmaüs se divise en trois branches : les communautés, les structures d'action sociale et d'hébergement, et les structures d'insertion. Emmaüs Habitat et la Fondation Abbé Pierre jouent un rôle crucial dans les questions de logement.  

Les communautés Emmaüs 

Avec 122 communautés en France accueillant 7 000 compagnons par an, ont obtenu le statut d'organisme d'activités communautaires et d'accueil solidaire (OACAS) créé pour officialiser ce modèle. 

Innovation et adaptation 

Emmaüs innove pour répondre aux nouvelles formes de précarité. Des initiatives comme Emmaüs Connect et Label Emmaüs montrent l'adaptation aux défis numériques et environnementaux. Les « 100 pour 1 » et les fermes d'insertion pour personnes sous main de justice illustrent cette capacité d'adaptation. 

Réponse à la précarité 

La pauvreté se complexifie, nécessitant une expertise large des travailleurs sociaux. Emmaüs Solidarité, par exemple, accueille 10 000 personnes par jour en Île-de-France avec divers dispositifs d'accompagnement. 

Alliances et coopération 

Emmaüs collabore avec d'autres organisations pour traiter des problématiques complexes comme le droit des étrangers. Les alliances sont essentielles pour répondre aux besoins croissants et diversifiés des personnes en précarité. 

Lien social et engagement 

Emmaüs joue un rôle clé dans la création de liens sociaux. L'engagement bénévole est essentiel, bien que la crise du bénévolat rende cet engagement plus difficile. 

Emmaüs international 

L'Abbé Pierre a laissé un héritage international avec des groupes Emmaüs sur les cinq continents. Ces initiatives locales, régionales et nationales contribuent à un mouvement global visant à créer une société plus juste et solidaire. 

Un mouvement très diversifié

 

En fait, s’il y a beaucoup de différences, il y a quand même beaucoup de continuité entre l’origine et aujourd’hui, 70 ans plus tard. Il est important d’avoir en tête deux enjeux de forte mobilisation issus des premiers combats de l’Abbé Pierre. 

Le premier est la question du logement. Évidemment, tout le monde a en tête l’appel de l’hiver 54 pour les gens qui dorment à la rue, les femmes expulsées de chez elles. Ce combat originel est celui de la dignité de la personne qui passe par la dignité de l’habitat. Cela reste un combat fort chez nous. Le second est celui du compagnonnage avec l’accueil par l’Abbé Pierre d’un premier compagnon dans la continuité l’appel de l’hiver 54. À Georges, qui a envie de se suicider plutôt que de continuer à se battre, l’Abbé Pierre lui dit : « Si tu ne peux pas t’aider toi-même, viens m’aider à aider les autres. » Il y a cette idée de retrouver sa dignité par le travail et d’ainsi contribuer à une logique d’autonomisation des personnes. On retrouve aujourd’hui ces deux idées dans Emmaüs.  

Nous avons trois branches : une pour les communautés, une pour les structures d’action sociale et d’hébergement, une pour les structures d’insertion. 

Sur l’action sociale et le logement, la branche inclut par exemple un bailleur social, Emmaüs Habitat qui a pendant 70 ans innové et eu une vraie attention à la question sociale, dans ses politiques de logement et de construction d’hébergement. Il y a la Fondation Abbé Pierre sur la problématique du logement. Aujourd’hui, personne d'autre n’a la connaissance du terrain et la force de frappe qu’a la Fondation de l’Abbé Pierre. Son dernier rapport, sorti il y a quelques mois, fait état de la résurgence en France de l’habitat indigne. Elle est sans doute la structure la plus légitime en France pour interpeler et éveiller les consciences sur ces questions-là. 

Le Mouvement Emmaüs compte par ailleurs 49 structures d’insertion, divisées en deux catégories : les chantiers d’insertion et les entreprises d’insertion. Ces structures mènent une action d’insertion sociale et professionnelle originale, en s’attachant à employer des personnes en très grande difficultés, les plus éloignées du monde du travail. Surtout, elles le font avec comme support d’activité le réemploi. Durant leur parcours au sein des structures d’insertion d’Emmaüs, on leur propose un accompagnement global et adapté, qui permet d’aborder un certain nombre de problématiques autres que le professionnel (logement, santé, budget) et ainsi de favoriser l’intégration future dans des emplois durables. 

Quant aux communautés, elles ont beaucoup grandi car ce modèle a fait ses preuves, en 70 ans. Aujourd’hui, nous comptons 122 communautés en France qui accueillent et hébergent chaque année 7 000 compagnes et compagnons. Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’époque cela relevait de l’utopie, d’initiatives un peu spontanées, d’un contre-modèle.  

Toute la force du modèle a été de garder pendant toutes ces années une forme d’initiative, de spontanéité, de liberté dans la manière de monter son projet communautaire tout en restant conforme à ce qu’est un cadre législatif, réglementaire, social, etc. On peut rappeler à cet égard que les communautés ont longtemps été vraiment hors droit. C’étaient des lieux qui ne survivaient que parce qu’il y avait de la bienveillance à l’égard de l’Abbé Pierre. C’est Martin Hirsch, lorsqu’il a été Haut-commissaire, qui a profité de son passage à ce poste pour créer un statut sur mesure pour les communautés. C’est le statut d’organisme d’activités communautaires et d’accueil solidaire (OACAS). On a donc créé quelque chose de vraiment spécifique pour que ce monde communautaire puisse continuer à vivre et à tenir sa logique d’hébergement, d’activités, de bénévolat.  

 

  • Lorsque l’on relit ce que dit l’Abbé Pierre : « … des hommes qui ne possédaient plus de raison de vivre décident d’unir leur volonté pour s’entraider et se secourir . » Il était révolutionnaire de dire que chacun est acteur de sa vie y compris les pauvres. Cela a mis pas mal de temps à s’imposer en France. Vous n’êtes pas dans l’assistance chacun doit être participant de son projet de vie.  

 

Tout à fait. C’est vrai qu’il y a une tension un peu systématique entre des tendances assez fortes au paternalisme avec des logiques d’assistanat à destination des publics les plus fragiles, les plus précaires et le fait d’être partie prenante dans leur projet de vie.

L’image qu’il faut avoir des compagnons est qu’ils ont une part de responsabilité sur la manière dont fonctionne et vit une communauté. Ce modèle s’appuie sur un trépied où on essaie de mettre au même niveau et à la même hauteur de responsabilité le responsable, le bénévole et le compagnon. Tout le monde sait, évidemment, que ce sont des sujets extrêmement complexes qui demandent un travail dans la durée, pour lesquels il faut du temps, des moyens. L’enjeu est celui d’un projet communautaire construit et porté par les personnes qui sont accueillies et qui le font tourner.  

Innover en permanence pour s’adapter à l’évolution de la précarité 

  • Le Mouvement Emmaüs recouvre beaucoup de choses. Vous avez cité la Fondation pour l’Habitat, mais il existe également Emmaüs Connect, Label Emmaüs monté par Maud Sarda. Est-ce plus pratique pour couvrir vos champs d’intervention ?

 

Vous me demandiez où nous en sommes après 70 ans . Le projet continue, mais avec des innovations pour l’enrichir en fonction de l’évolution des formes et des enjeux de la précarité. Cela explique que nous soyons un réseau hyper hétérogène qui brasse des structures extrêmement différentes, avec des thématiques d’activités très variées. À partir du moment où le combat est celui de la dignité des personnes, il n’y a pas de raison que des sujets soient laissés de côté d’autant que nous avons la chance d’être un mouvement qui a une certaine notoriété et une certaine assise financière. Cela nous permet d’avoir des marges de manœuvre pour essayer des choses et cela est très précieux. Vous évoquiez Emmaüs Connect, c’est un des premiers acteurs du champ social qui a fait le constat de la fracture numérique qui allait arriver, galopante. Emmaüs Connect s’est lancé au début sur la question de l’équipement qui n’est plus du tout un sujet aujourd’hui. Maintenant, nous sommes sur la question de la pratique, de l’usage du numérique, de la dématérialisation des services publics, etc. Évidemment, nous essayons de nous saisir des sujets à bras le corps. Label Emmaüs, que vous évoquez, est aussi un bon exemple de la question du contre-modèle et de comment l’on essaie de bâtir un autre modèle de société. Label Emmaüs fait face aux bulldozers de la vente en ligne qui sont des systèmes marchands, écologiquement assez peu regardants, qui travaillent sur une grosse rotation des stocks, etc. Il a paru intéressant d’essayer de construire une plateforme solidaire de vente en ligne qui s’appuie sur de l’insertion, sur une logique de circuits courts, sur un sociétariat, puisque c’est une Scoop. Pour les 70 ans de l’appel il y a quelques mois, alors que la galaxie Emmaüs est touffue et que les sujets sont nombreux, Le Monde a décidé d'écrire un article sur quelque chose qui est assez récent chez nous, « 100 pour 1 ». Ce sont des initiatives citoyennes, le schéma est simple : 100 personnes versent 5 euros par mois pour permettre de payer le loyer et l’accompagnement social d'une personne qui n’a aucune solution d’hébergement par ailleurs. Aujourd’hui, une petite dizaine de « 100 pour 1 » dont référencés dans le réseau. De plus en plus d’initiatives comme celle-là se montent. Nous sommes face à l’engorgement du logement social, les places d’hébergement sont chères, les dispositifs s’amenuisent. Des initiatives citoyennes viennent essayer de construire une réponse de proximité, portée par des gens, qui créent la solution et l’accompagnement social.  

Emmaüs est aussi un bon endroit pour que des porteurs de projets viennent sécuriser ce qu’ils ont construit, parce qu’Emmaüs le permet et peut éventuellement reproduire ailleurs un modèle qui fonctionne bien. Par exemple, nous gérons depuis une vingtaine d’années dans le réseau une ferme, à Moyembrie, près de Soissons, qui nous a rejoint avec la volonté de sécuriser son projet. Cette ferme insère des personnes sous main de justice, c’est-à-dire que ces personnes y réalisent les six derniers mois de leur peine en milieu ouvert, avec des activités d’agriculture, en insertion. Aujourd’hui, il ya a cinq fermes comme celle-là, toutes dans le réseau Emmaüs. Nous espérons qu’il y en aura 10 dans les trois prochaines années. Le ministère de la Justice regarde cette expérience d’un œil très favorable, et on sait comme il est important de promouvoir des alternatives à la peine. C’est donc une initiative citoyenne à Moyembrie, avec un enjeu de pérennisation du modèle : Emmaüs le permet aussi. 

 

  • Aujourd’hui, on laisse à penser que l’innovation ne vient que des startups. Il me paraît important, voire essentiel, de montrer, comme vous le faites, que le secteur non lucratif est porteur d’innovations moderne au service des plus démunis.    

 

Les acteurs qui interviennent dans le champ social n’ont pas d’autres choix que d’être innovants, justement parce que la précarité est mouvante, le cadre d’intervention législatif, financier, réglementaire est mouvant et nous sommes obligés de nous réinventer en permanence. C’est même fondamentalement dans l’ADN de nos structures puisque, évidemment nous le faisons, mais d’autres le font. Nous n’avons pas d’autre choix que d’être innovateurs sur ces questions et on fait bien la distinction entre l’innovation technologique et l’innovation qui consiste à apporter une réponse nouvelle à un besoin qui a émergé. 

Un mouvement hétérogène à faire vivre 

  • Pour revenir au mouvement Emmaüs, y a-t-il une forme de coordination, un « être suprême » qui coordonne toutes les actions ?  Ou au contraire, dites-vous : « on vous donne le label, débrouillez-vous ! » ? 

 

C’est intéressant que vous parliez d’être suprême parce que c’est sans doute un des rares réseaux ou cette formule peut avoir de la résonance puisque que nous restons sous le haut patronage de l’Abbé Pierre, et donc nous avons bien une figure suprême chez nous, contrairement à d’autres endroit peut-être !  

Le mouvement Emmaüs se définit toujours comme un mouvement de base, où tout part de l’initiative locale, de la connaissance locale et des acteurs locaux. La difficulté réside dans le fait que c’est un mouvement assez hétérogène, ce qui pose constamment la question de l’unité du mouvement. Emmaüs a été créé pour rassembler des familles avec des pratiques et des visions politiques différentes. Cependant, si chacun a la main sur son initiative, il est d’autant plus nécessaire de travailler sur un projet politique commun qui nous rassemble et garantisse l’unité du mouvement. 

Il y a donc une tension entre le souhait de conserver un socle de valeurs et de pratiques à respecter, tout en gardant un œil vigilant, car nous sommes tous garants de ce que représente le mot Emmaüs. En outre, nous sommes actuellement confrontés à un certain nombre de crises. Traditionnellement, il y a une volonté de laisser la main au terrain, accompagnée d’une bienveillance peut-être excessive de la part de la Fédération face aux dysfonctionnements 

Nous réalisons maintenant qu’un préjudice porté au nom d’Emmaüs dans le Grand Est pourrait avoir des répercussions sur une communauté en Mayenne. Il est donc crucial que nous ayons une obligation morale de maintenir des valeurs et un engagement politique conformes à l’esprit « emmaüssien ».

 

  • Vous avez dû renforcer les contrôles et audits au niveau local. 

 

Oui, nous sommes en train de le faire. Vous vous doutez bien que c’est un processus assez long de changer les règles internes parce que nous sommes évidemment soumis à des règles de droit, des règles statutaires, etc. Il s’agit là de deux révolutions complémentaires et tout aussi compliquées. La première, c’est une révolution d’ordre juridique et statutaire. Aujourd’hui, en tant que fédération, nous ne sommes pas armés pour agir vite, pour agir fort, pour avoir des injonctions à l’égard de nos groupes, voire d’exclure rapidement quelqu’un qui déraillerait totalement. La seconde est une révolution culturelle, quand vous avez l’histoire d’un mouvement qui ne veut pas être dans la sanction, dans le descendant, il faut aussi travailler à cette évolution de posture et de culture.  

 

  • C’est vrai que dans une vision très humaniste, très ouverte, il y a avec le temps un certain nombre de contraintes qui apparaissent. Il y aussi beaucoup d’argent et il faut effectivement faire attention. Mais vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question. Comment êtes vous coordonnés, comment interagissez- vous ? Parlez-vous avec vos autres collègues ? Emmaüs Connect dépend-il de vous et quelles relations avez-vous avec Label Emmaüs, avec la Fondation  Abbé Pierre ? Est-ce qu’il y a un moment où vous avez une réunion de tous les dirigeants ?   

 

D’abord, nous avons un corpus de textes, de chartes qui viennent cadrer ce qu’est un projet et s’il a le droit de se revendiquer d’une logique « emmaüsienne ». À l’entrée dans le réseau, il y a un processus assez long, compliqué d’adoubement par des pairs qui fait que l’entrée est regardée de près. Notre organisation est structurée en trois branches les communautés, les acteurs de l’action sociale et du logement et enfin celle des acteurs de l’insertion (chantiers d’insertion, entreprises d’insertion, etc). Nous avons deux échelles. La première échelle est une vie de branches avec les vice-présidents en charge des comités de branches, des assises de branches, des rencontres de branches. Elles sont autonomes dans une logique de subsidiarité entre Emmaüs France et les branches. Au-dessus, vous avez la vie du réseau avec ce que l’on fait dans une fédération de manière assez classique. Et évidemment, notre temps associatif et notre temps d’instance sont des temps qui vont dans ce sens de créer du mouvement et l’unité. Notre assemblée générale qui s’est tenue en juin rassemble 300 groupes, 400 personnes présentes, avec des bénévoles de SOS familles et des responsables de communautés. C’est tout cela que nous essayons de tenir ensemble, avec notre projet « emmaüssien » comme fil rouge, sachant que se pose la difficulté de la figure titulaire, puisqu’elle n’est plus là, et que tout le monde lui fait un peu dire ce qu’il veut.  

Plus concrètement, au quotidien, chaque groupe a un « responsable national de groupe » (RNG) référent, salarié d’Emmaüs France, qui suit et accompagne la structure dans la durée. Cette relation est essentielle : d’une part pour que le groupe ne soit pas seul et puisse bénéficier d’un regard extérieur, d’expertises tierces, d’échanges de pratiques d’autre part pour que nous, fédération, puissions être alimentés et en contact régulier avec la réalité de terrain. C’est indispensable pour ne pas être une tête de réseau hors sol. 

Faire face à la pauvreté 

  • La pauvreté gagne aujourd'hui du terrain. Comment voyez-vous cette évolution ?  Est-ce une inexorable mécanique, est-ce une mise à l’écart de certaines personnes qui ne rejoindront plus jamais la société ?  

 

Au-delà des chiffres quantitatifs que l’on connaît bien, tels que le niveau de la précarité, les taux de pauvreté ou les 10 millions de personnes en difficultés financières, il faut souligner deux points importants. 

Tout d’abord, la pauvreté et la précarité se sont complexifiées avec des enjeux énormes. Aujourd’hui, un travailleur social doit maîtriser de nombreux champs d’intervention pour bien accompagner les personnes, ce qui est pratiquement inatteignable. Les enjeux concernent le numérique, l’accès aux droits, la mobilité..., ce qui rend notre tâche, en première ligne, extrêmement complexe. Cette réalité nous oblige à multiplier les dispositifs, les formations et les professionnels sur le terrain. 

Ensuite, il y a la question des filets de sécurité. À part le filet associatif et celui de l’économie sociale et solidaire, il n’y en a quasiment pas. D’un côté, les sujets et les thématiques de précarité augmentent, et de l’autre, le nombre d’acteurs mobilisés pour y répondre diminue. Dans les quartiers populaires et les zones rurales isolées, les services publics et les acteurs sociaux sont rares, laissant les travailleurs sociaux submergés par ces complexités et difficultés. 

La précarité est ainsi difficile à gérer, d'autant plus que les politiques structurelles sont en déshérence. Le logement en est un bon exemple : toute la chaîne du logement est grippée, engorgeant l’hébergement et l’hébergement d’urgence. Cette problématique est cruciale et structurante dans les questions de précarité, et si cette politique dysfonctionne, les incidences sont considérables. 

Enfin, il faut ajouter le phénomène conjoncturel des migrations, qui est là pour durer. Les flux d’accompagnement, de personnes et de problèmes à résoudre augmentent, rendant la gestion de tout cela dantesque, sans que cela semble vraiment pris en main. Et même, les lois successives viennent fragiliser la situation de ces personnes : comment alors les accompagner au mieux, et leur garantir un minimum de dignité, dans un tel contexte ? 

 

  • Vous voyez quotidiennement évoluer les signes de cette pauvreté ? 

 

On le voit à travers le nombre des personnes accompagnées, la longueur des queues dans les distributions alimentaires, le volume de ce que distribuent les Banques alimentaires qui sont sur-sollicitées, les cohues dans les magasins quand nous faisons des ventes. Vous avez l’impression que c’est la fast fashion qui fait une énorme opération dégriffée sur des vêtements en fait non, les personnes viennent et se battent car les prix sont très bas ! Il y a quelques mois, Emmaüs a fait une grande campagne sur la question du don autour du textile avec comme accroche : « Si tu ne le portes pas, donne-le au lieu de le revendre sur des plateformes. » C’est une campagne qui a bien fonctionné, mais elle pose des questions car la qualité du don chez nous baisse. Cela s’explique sans doute par le fait que les gens aujourd’hui préfèrent revendre plutôt que donner. On peut le comprendre qu’elles préfèrent revendre sur Vinted pour gagner 20 euros plutôt que de donner un vêtement inutilisé. Pourtant nous n’avons pas de baisse des volumes de ventes et le flux de personne qui viennent chez nous reste extrêmement élevé, voire plus élevé que jamais. En effet, nos espaces de vente restent des lieux proposant une variété de produits intéressants et des gammes de prix qui défient évidemment toute concurrence. Avec quelque chose en plus que les plateformes n’auront jamais : l’échange, le lien social. Emmaüs, c’est un mouvement de rencontres ! 

Faire alliance face à a diversité des problèmes 

  • Dans le cas de la précarité, on sait que les gens en difficulté font face à des problèmes complexes et multiples. Pour les citer : le logement, l’emploi, la santé, qui est très importante, l’éducation avec le décrochage scolaire car parfois les parents n’ont pas le temps de s’occuper de leurs enfants… Traitez-vous toutes ces questions ou les partagez-vous avec d’autres à travers des alliances par exemple ?  

 

Oui et non. Nous avons des structures qui sont assez bien dotées en travailleurs sociaux qui ont les moyens, les ressources humaines, les outils financiers pour répondre aux besoins. C’est vraiment une chance d’avoir des structures ayant la capacité d’avoir une approche transversale pour l’accompagnement et le règlement des situations des personnes. C’est Emmaüs Solidarité qui prend en charge cette question. Emmaüs Solidarité est l’association Emmaüs historique créée en 1954, installée rue des Bourdonnais, là où l’Abbé Pierre avait son bureau. Elle accueille 10 000 personnes par jour et propose de nombreux dispositifs, des centres d’hébergement d’urgence, des accueils de jours...  Emmaüs Solidarité a les moyens d’employer des travailleurs sociaux spécialisés sur la santé, l’accès aux droits, le numérique… et qui sont capables d’avoir une logique de parcours dans l’accompagnement. C’est très précieux. C’est beaucoup moins le cas dans d’autres endroits. Notre réseau a longtemps été un peu enfermé sur lui-même parce qu’autosuffisant financièrement, socialement, politiquement. La force emmaüsienne étant puissante il n’y n’avait de culture de  coopération, notamment dans le champ social. On pouvait l’avoir sur la question du plaidoyer pour des combats communs. Aujourd’hui, les choses sont en train d’évoluer. Pour prendre l’exemple de la question du droit des étrangers, nous accueillons chez nous beaucoup de personnes issues de parcours de migration et qui parfois sont sans papiers. Le droit des étrangers est très complexe, aussi nos groupes travaillent avec le GISTI, la Cimade et d'autres organisations spécialisées, nous n’avons pas le choix. C’est assez révélateur du fait qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas tout traiter et ne pouvons plus agir seuls comme nous le faisions il y a encore quelques années.  

 

  • À quelle branche Emmaüs Solidarité est-elle rattachée ?  

 

Emmaüs Solidarité est une association basée à Paris et qui fait partie de notre branche « Action sociale et Logement ». Elle intervient sur toute l’Île-de-France, c’est notre plus grosse structure en nombre de personnes accompagnées. 

 

  • Récemment j’ai interviewé la directrice de la Fondation des Petits Frères des Pauvres qui s’occupe de l'hébergement de personnes âgées en situation de précarité. Vous qui touchez toutes les tranches d’âge, êtes-vous en lien avec cette organisations ? 

 

Les Petits Frères des Pauvres font partie de nos réseaux historiquement proches au niveau national. Ils ont aussi une très forte expertise sur la gestion du bénévolat dont nous pourrions nous inspirer. Nous devons bientôt nous rencontrer.  En ce qui concerne la question des retraites, il y a des retraités dans les communautés, mais ce ne sont pas des structures d’insertion ou d’hébergement. Les communautés doivent donc s’adapter en construisant de nouveaux bâtiments pour y loger leurs compagnons retraités. C’est pour nous une nouvelle problématique à gérer, celle de l’accompagnement vers la vieillesse.   

 

  • Pour continuer sur cette question des alliances, je vois de plus en plus de financeurs, comme des fondations, qui rassemblent différents acteurs pour traiter un sujet. Pour que l’échelle soit efficace, elle se situe au niveau régional, départemental ou local. La question se pose alors de savoir comment mettre autour d’une table non seulement les organisations non-gouvernementales, mais aussi des entreprises, des collectivités locales. Pensez-vous que c’est une des voies du futur ?  

 

Sans aucun doute, c’est presque devenu une évidence. Des dispositifs publics, comme les  PTCE, vont un peu dans ce sens, pour créer une coalition d’acteurs de l’économie solidaire et développer des projets ensemble. Nous intervenons, de plus en plus, dans un contexte de pénurie. Plus vous avez de pénurie, plus vous avez de mise en concurrence. Aussi, cette logique de faire ensemble vient percuter celle de la mise en concurrence des financements, des appels à projets, des marchés publics, etc. C'est donc un peu paradoxal, deux mouvements avancent en parallèle, mais il faut bien se le dire, ils ne vont pas toujours dans le même sens. Cependant, les alliances sont quand même une voie du succès. Nous sommes contents parce que nos groupes Emmaüs, notamment nos grosses communautés, se saisissent de plus en plus de la question en dédiant une partie de leurs espaces à des tiers lieux. Leurs espaces de ventes doivent aussi être des lieux de sociabilisation, d’accueil, de travail sur la citoyenneté, de nombreux projets, etc. Porter un projet de cet ordre-là permet de faire venir d’autres acteurs et de faire tourner le tiers-lieu à plusieur, donc d’avoir une entrée culturelle, une entrée sociale, etc. C’est donc une dynamique à sans doute appeler de nos vœux.  

 

  • Comme vous le dites, la concurrence sur les moyens signifie qu’à un moment donné la réalité se fera jour. Il faudra travailler ensemble pour s'y préparer. 

 

Oui, mais dans ce contexte, vous êtes aussi vite rattrapé par des questions de pouvoir quand vous êtes à plusieurs.   

 

  • Je ne doute pas que cette question doit importante, mais réunir des gens intelligents qui veulent travailler sur un sujet en commun peut permettre de passer au-dessus de cela. « When there is a will, there is a way ! » Comment ces organisations de la société civile peuvent-elles monter d’un cran dans leur prise de conscience qu’elles sont aujourd’hui des acteurs sociaux indispensables et prouver qu’elles ne gèrent pas  « des  boutiques » ? Elles doivent présenter un projet de société qui recrée du lien social et de l’espoir.  

 

Je pense que l’on va y arriver, contraints et forcés. Nous ne sommes peut-être pas les mieux placés pour le dire car nous avons une forme d’autonomie avec notre bonne situation financière, mais la période va sans doute forcer les choses. La réalité est qu’aujourd’hui les acteurs risquent de perdre en capacité de mobilisation, d’interpellation, de combat parce qu’ils sont noyés dans la technique et dans la gestion des situations qu’ils rencontrent. Un des éléments de réponse à cette situation c’est justement de faire à plusieurs. Je le dis avec d’autant plus de conscience que mon précédent réseau, celui des régies de quartiers, regroupe des associations dont le projet politique est de dire que les quartiers populaires ont des fragilités tellement fortes qu’il faut les considérer comme des biens communs, en reprenant la théorie des biens communs. Il faut qu’on les gère à plusieurs. Les régies peuvent donc être un espace de cette gouvernance partagée. Dans le conseil d’administration de régie de quartiers se trouvent des collèges pour les habitants, des collèges sociaux-économiques du territoire, le centre social, la mission locale, la collectivité, France Travail. C’est donc dans cette logique de co-construction que l’on porte le projet politique avec une gouvernance partagée sur des enjeux communs. C’est évidemment la direction dans laquelle il faut aller, j’en suis convaincu.  

Un modèle de ressource autonome 

  • Je pense que cette démarche est la bonne. D’où proviennent vos ressources financières ?  

 

Le Mouvement Emmaüs revendique l’autonomie financière et donc de ne pas faire appel à la générosité du public, ni à l’argent public. C’est le principe, mais il y a des adaptations. Notre modèle est simple : nous recevons des objets gratuitement, nous les mettons en vente. Une bonne partie de ce circuit de production est assurée par des bénévoles. Ce modèle fonctionne très bien. Et comme je l’ai dit précédemment, les files d’attente sont pleines dans nos magasins, la demande est présente.  

 

  • N'avez-vous pas de problèmes fiscaux en fonctionnant finalement sous forme d’entreprise ? Êtes-vous considérés comme étant défiscalisés ?  

 

Tout à fait et parfaitement non lucratifs. Nous ne sommes presque que des associations dans le réseau et nous avons des restrictions pour cette raison.  

 

  • Bercy montre donc une certaine ouverture en considérant, dans votre cas, que la vente n’est pas une activité économique. 

 

Oui et le modèle associatif, la non lucrativité revendiquée y participent. Mais effectivement nous avons une bonne compréhension des services fiscaux sur cette question. Dans ce réseau, les mécaniques de solidarité interne qui existent sont assez merveilleuses, elles sont une force incroyable. Les groupes qui ont la chance d’avoir des excédents importants aident les communautés qui sont sur un territoire pauvre et qui n’arrivent pas à rien récupérer beaucoup de biens. Cela fait de nous un réseau où l’argent circule.  

La bataille de la cohésion sociale  

  • J’aimerais maintenant vous poser la question du lien social. Le secteur non lucratif est un des acteurs majeurs de la restructuration de la société par l’acquisition du lien social. Cette bataille pour la cohésion sociale au niveau le plus local réintègre des gens dans la vie démocratique. Je trouve que ce n’est pas assez valorisé aujourd’hui. 

 

Vous avez tout à fait raison, il est très important de voir ce que des structures comme les nôtres peuvent faire en matière de tissage de liens. Pourtant, à l’échelle de la société, le contexte d’individualisation des enjeux et des mobilisations et l'engagement sont antinomiques. La crise du bénévolat vient un peu de là. Cette crise n’est pas quantitative, parce que nous avons toujours autant de personnes qui s’engagent. En revanche, l’engagement sur la durée, sur un sujet précis et bien déterminé, est beaucoup plus compliqué à construire. Quand vous allez vous engager par confort ou par envie, vous allez picorer. Quand on picore, est-on capable de créer du lien social ? Peut-être un petit peu moins, en tous les cas c’est différent. Comment répond-on à cette demande personnelle et individuelle tout en ayant en tête le fait qu’il faut créer du collectif ?

Emmaüs international, un legs de l’Abbé Pierre : une vision universaliste 

  • Je considère que c’est un enjeu majeur. Trop peu d’organisations ont le lien social comme angle d’attaque. Alors que pour moi, cela permet de faire société et pourrait nous éviter les dérives politiques auxquelles on assiste avec tristesse. Lorsque je dirigeais la Fondation de France, j’ai rencontré l’Abbé Pierre lors d’un voyage avec lui en Algérie après un tremblement de terre, car nous avions un projet en commun. Il était déjà très âgé. 

 

La vie de ce monsieur est impressionnante ! Je rencontre de nombreuses personnes qui me disent avoir croisé l’Abbé Pierre. 

 

  • Lors de notre arrivé dans des village les plus reculés, il était stupéfiant de le voir accueilli comme une star de foot. C’était incroyable en pays musulman, les gens venaient voir l’Abbé Pierre. C’était fascinant ! 

 

Le légataire universel de l’Abbé Pierre est Emmaüs International. Son souhait était de traduire l’universalité de son message et de son combat. Aujourd’hui, des groupes Emmaüs se trouvent sur les cinq continents, environ 450 groupes en Inde, au Bénin, au Togo, en Colombie, en Uruguay... Ils sont nés de voyages de l’Abbé Pierre, dans sa phase très internationaliste. Dès que l’Abbé Pierre mettait le pied quelque part, des groupes Emmaüs se constituaient.  Comme vous le dites, il avait une aura absolument incroyable. Au Liban, lors de la venue de l’Abbé Pierre, c’était la cohue. Tous les évêques libanais étaient en ordre de marche pour créer des initiatives. Il s’est donné un rôle de médiateur pendant la guerre civile. C’est vraiment impressionnant. 

 

  • Pourquoi ces milliers d’initiatives au niveau local, régional, national n’agrègent-elles pas pour faire société ? Pourquoi ne s’en sort-on pas ?  

 

Il faut bien expliquer que ce que nous faisons n’est pas l’action de trois bénévoles dans un coin qui font du macramé, mais de vraies entreprises sociales. Il y a un vrai problème de récit et de portage politique. Peut-être que Benoît Hamon à la tête de ESS France peut donner un peu de lumière sur un secteur qui en manque. Il faut enchanter le paysage pour tous les gens qui participent de façon qu’ils aient le sentiment de vivre une aventure collective enthousiasmante.

 

 

Propos recueillis par Francis Charhon.

 

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