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Par Chroniques philanthropiques par Francis Charhon - Publié le 30 mai 2024 - 18:01 - Mise à jour le 4 juin 2024 - 11:02
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[INTERVIEW] Vivre et agir ensemble, lutter contre les stéréotypes

Rencontre avec Anne Charpy, présidence fondatrice de VoisinMalin et Tarik Ghezali, cofondateur de la Fabrique du Nous, deux dirigeants du secteur non lucratif résolument engagés pour faire vivre le lien social. Une extraordinaire visite au plus près de héros de l’ombre qui agissent chaque jour pour faire face au défi de vivre ensemble pour une société plus humaine. Ils évoquent l’incompréhension de l’État face au travail de centaines de milliers d’associations et de millions de bénévoles qui veulent que leur action pour notre pays soit mieux comprise et soutenue. 

Anne Charpy, VoisinMalin et Tarik Ghezali, La Fabrique du Nous. Crédits photos : DR.
Anne Charpy, VoisinMalin et Tarik Ghezali, La Fabrique du Nous. Crédits photos : DR.
  • Anne, pouvez-vous nous présenter VoisinMalin cette organisation que vous avez créée en 2011 et que vous présidez ? J’ai vu que vous aviez touché environ 300 000 personnes en 400 campagnes de porte à porte.

 

Anne Charpy : Il y a 13 ans, j'ai créé VoisinMalin pour répondre aux défis des quartiers populaires pour réduire  le fossé qui se creuse entre les habitants et les institutions. Nous engageons des résidents à travers des contrats à temps partiel, désignés comme « Voisins Malins », pour qu'ils partagent et recueillent des informations vitales sur des aspects de la vie quotidienne, tels que le logement, la santé et l'employabilité. 

Ces « Voisins Malins » réalisent des campagnes de porte-à-porte sur les sujets de vie quotidienne qui préoccupent les habitants, comme sur la prévention des addictions, les droits des locataires, et les conflits de voisinage, l'accès à l'emploi et fournissent également des conseils pratiques pour les démarches administratives, comme l'obtention du permis de conduire, la mise à jour sur les sites de la CAF, de France Travail…

À la fin de chaque campagne de quelques mois, un rapport détaillé est rédigé et présenté à notre partenaire (bailleur social, collectivité locale…) pour évaluer les interactions avec les habitants, cibler leurs besoins spécifiques et proposer des améliorations pour adapter les services offerts, renforçant ainsi le lien entre les habitants et les institutions tout en contribuant à l’évolution des pratiques au sein des quartiers. 

  

  • Tarik Ghezali, vous avez cofondé la Fabrique du Nous qui, par essence, se consacre au lien social. Il y a une très belle accroche sur votre site Internet : « On se mélange ou on se dérange ?» Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette initiative ?  

 

Tarik Ghezali : La Fabrique du Nous, cofondée par Nathalie Gatellier et moi, sous forme de fonds de dotation, fonctionne comme un incubateur et un accélérateur pour des projets visant à renforcer la fraternité au sein de la société. Depuis sa création, il y a trois ans, nous avons mis en œuvre une vingtaine d’actions innovantes. Par exemple, le projet Eau-Rizon a permis à des jeunes de quartiers défavorisés d'apprendre à nager dans des piscines privées, grâce à la générosité des propriétaires et l'expertise de maîtres-nageurs qualifiés. Ce projet, initialement vu avec scepticisme, a prouvé son efficacité en brisant les préjugés et en favorisant une curiosité mutuelle entre des groupes sociaux éloignés. 

Nos initiatives, qui demandent un fort engagement civique, ont pour but de démontrer que le lien social constitue un investissement d’avenir. Ce type de projets inédits et frugaux révèlent l’humanité des gens. Ils sont notre fierté, car reposant sur l'engagement civique, ils ne requièrent pas de ressources considérables. L’exemple de la cohabitation intergénérationnelle illustre bien cette approche : des aînés partagent leur domicile avec des jeunes en échange de services, ce qui offre des économies substantielles aux étudiants et retarde l'entrée des aînés en EHPAD, bénéficiant ainsi à la société dans son ensemble.  

Notre plaidoyer actuel, porté par un collectif de 50 organisations, est axé sur la persuasion du gouvernement d'intégrer les « technologies du lien social » dans l'allocation des 57 milliards d'euros du budget du Secrétariat général pour l’investissement. Nos réunions à l'Élysée et avec les services du Premier ministre ont été fructueuses, bien que les résultats concrets se fassent attendre. Nous persistons, malgré une période économique tendue, changer le regard sur le lien social et démontrer que renforcer ce lien est aussi essentiel que financer des innovations technologiques, comme les avions à hydrogène. 

Notre défi reste de réécrire le récit social et de prouver que les investissements dans le tissu social sont non seulement nécessaires mais également rentables, en favorisant des connexions plus riches et productives entre les individus. 

Le lien social pour créer de la valeur 

  • Êtes-vous tous les deux sur la même ligne et sur la même idée que le lien social est en fait la mère des batailles aujourd’hui, l’investissement d’avenir dans une société qui aujourd’hui est explosée ? Comment remet-on ensemble des gens pour leur donner de la confiance ?  

 

Anne Charpy : Pour notre organisation, l'investissement se manifeste concrètement par les salaires versés aux Voisins Malins, chargés de tisser des liens significatifs dans la communauté. Nous observons comment les personnes, après une interaction avec un Voisin Malin, commencent à s'engager activement, à participer à des réunions ou à rejoindre des associations. 

Nos partenaires locaux, tels que les bailleurs sociaux, les mairies, et les agences régionales de santé, reconnaissent souvent leur propre échec à établir des liens efficaces avec les habitants. Traditionnellement sceptiques, ils perçoivent notre demande de financement pour des campagnes de porte-à-porte comme atypique. Initialement, ils supposent que nous opérons avec des bénévoles et proposent un budget minimal. Nous devons alors les convaincre que notre approche est différente. 

Nos actions génèrent une valeur ajoutée substantielle pour leurs usagers et pour eux-mêmes, bien au-delà d'une simple campagne de communication traditionnelle, pour laquelle ils sont prêts à investir des sommes considérables dans des services de publicité. Les habitants, en retissant des liens là où la méfiance règne et en partageant des informations cruciales, gagnent en légitimité et en confiance. Ils réalisent leur potentiel d'acteurs clés dans la dynamique du quartier et prennent activement la place qui leur revient, démontrant ainsi leur importance vitale pour la revitalisation de leur communauté. 

 

  • La crise des gilets jaunes était la crise de l’abandon et de l’invisibilité et aucune réponse n’a jamais été donnée jusqu’à présent. Pensez-vous que vos actions, qui prennent en compte les gens individuellement, en les incluant dans des groupes pour leur proposer de travailler ensemble sur des projets et de partager, répond à cette problématique ? 

 

Anne Charpy : Oui, et je dirais que notre société sera plus résiliente et plus riche en s’appuyant chacune des personnes qui la composent dans leur diversité de langue, d’histoire de vie, de culture, de type de formation, de personnalité. Chez VoisinMalin, nous essayons d’expérimenter à micro-échelle cette force et cette richesse de la diversité. Dans un monde de plus en plus complexe, cette capacité à s’appuyer sur l’ensemble des composantes de la société est une nécessité et une force. Mais comme tu le disais Tarik, il y a une « technologie » ; moi je n’utilise pas ce terme, nous parlons de « démarche ». Ce sont des pratiques très concrètes, des outils, des méthodes, mais c’est aussi pour beaucoup une histoire de posture, de mode relationnel, de considération de l’autre.  

S’implanter durablement

  • Tarik parle de technologie et ce mot ne doit pas faire peur. Il faut bien faire apparaître que les métiers que vous faites sont des métiers très professionnels et sont très importants. Comment justement pouvez-vous évaluer les résultats de vos interventions ? Chez VoisinMalin, observez-vous des résultats, voyez-vous des choses qui ont changé à certains endroits ? Changez-vous souvent de lieu d’intervention ? 

 

Anne Charpy : Nous intervenons dans les grands quartiers pauvres en pleine transformation urbaine, tels que Clichy-sous-Bois, Grigny, Villiers-le-Bel, Mantes-la-Jolie, Roubaix, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, et les quartiers nord de Marseille. Ces zones, sont très vivantes, mais souvent confrontées à des défis, elles nécessitent une présence durable de notre part. Nous choisissons ces quartiers pour leur dynamique constante d'accueil de nouveaux résidents, souvent en situation précaire due à l'immigration, qui tend à augmenter. Notre mission est de renforcer les liens communautaires et d'offrir une place valorisante aux nouveaux arrivants. Tandis que certains résidents aspirent à partir une fois une opportunité saisie, d'autres, plus vulnérables, s'appauvrissent sur place. Il est crucial de ne pas nourrir l'illusion d'une amélioration spontanée des conditions de vie, qui risquerait de mener à des politiques créant des ghettos de personnes plus aisées qui accroîtrait l'exclusion des plus démunis. 

 

Tarik Ghezali : Nous partageons une conviction fondamentale : chaque individu, homme ou femme, possède des capacités intrinsèques. Contrairement à une vision étatique qui tend à infantiliser ou victimiser les citoyens, nous voyons en chaque personne des compétences et une fraternité naturelle. Notre rôle est de créer des environnements qui permettent de libérer et valoriser ces potentialités, ce qui s'avère être à la fois économique et bénéfique pour la société. Nous aspirons à une transition de l'État providence vers une société providence où chacun contribue au bien commun et prend soin des autres. 

À titre d'exemple, certains EHPAD, comme les Jardins d’Haïti à Marseille, se transforment en tiers-lieux ouverts et dynamiques. Ce centre n'aime pas se définir comme un EHPAD, mais plutôt comme une « Maison à vivre », avec des espaces de coworking, une crèche et des événements communautaires comme des soirées apéro, incarnant cette vision d'une communauté intégrée et active. 

Faire ensemble 

  • Dans la Fabrique du Nous, intervenez-vous par type de population, par territoire, par problématique ?  

 

Tarik Ghezali : Nous sommes très actifs à Marseille car j'y réside et travaille depuis douze ans, tout comme Nathalie. Nous y avons mené des dizaines de projets, faisant de la ville notre laboratoire. C'est un lieu propice à l'expérimentation rapide de nos idées les plus innovantes, voire farfelues, qui peuvent ensuite être déployées ailleurs. Nous abordons nos projets en fonction des enjeux, des visions, ou des espaces tels que les places publiques et les toitures. Nous cherchons à éviter de cibler un unique public. Nos actions visent toujours à mélanger différents groupes. Il y a toujours dans nos actions une altérité, un mélange de deux publics différents. Nous pouvons également entrer par la clé de l’école qui doit être un endroit où l’on refabrique du brassage et du mélange au bénéfice de tous les enfants. Nous avons appelé cela « l’École du Nous ».  

 

  • Ce n’est pas problématique. Ce qui est frappant dans ce que dit Anne, c’est que vu de l’extérieur, on ne se rend pas compte que les gens qui vivent dans ces quartiers de la Politique de la ville ne sont pas les mêmes personnes. Tout le monde imagine en termes de « stocks » alors qu’en réalité il s’agit de « flux ». Certaines personnes ont amélioré leur capacité de vie. Elles partent et d’autres arrivent.  Ce que vous racontez l’un et l’autre, c’est cette capacité à progresser. 

 

Anne Charpy : Nous parlons de personnes en mouvement dans une dynamique. Par exemple, lors des émeutes de juin dernier, bien que nous ne cautionnions ni les actes de vandalisme ni les dommages infligés à des infrastructures comme des bibliothèques ou des centres sociaux, il est clair que ces actions expriment un besoin d’être entendu et une demande pour un meilleur futur. Je suis fascinée de voir dans ces quartiers une vitalité palpable, mais il faut rester réaliste sans tomber dans l'angélisme. Contrairement aux quartiers plus bourgeois et homogènes, où tout semble plus contrôlé et lisse, ici, il y a une authenticité brute et vive. Pendant la pandémie de Covid-19, malgré le confinement, l'entraide, la mobilisation et l'ingéniosité étaient manifestes. Beaucoup de nos Voisins Malins, travaillant dans des secteurs essentiels comme les soins, la propreté et la sécurité, étaient actifs, soulignant l'importance et la résilience de ces habitants même dans des logements exigus et des conditions difficiles. 

Concentrer les énergies pour faire agir tous les acteurs d’un territoire 

  • Tarik, vous, vous êtes en relation avec de nombreuses associations. Sont-elles dans toute la France ou sont-elles toute à Marseille ?  

 

Tarik Ghezali : Nous collaborons avec des organisations nationales, mais aussi avec de nombreux acteurs marseillais. Nous sommes témoins d'une augmentation sans précédent des initiatives liées au lien social. Chaque jour, de nouveaux projets émergent. Notre objectif est de créer deux ou trois « territoires démonstrateurs » où nous collaborons étroitement avec le maire et son équipe, les habitants, et les associations locales pour concentrer nos efforts et notre énergie. Ces territoires serviraient de modèles pour montrer comment bien vivre ensemble en exploitant efficacement des approches telles que l'entraide de proximité, l'habitat inclusif, VoisinMalin, le mentorat... Nous aspirons à travailler avec un maire, de préférence d'une ville de taille moyenne, pour engager au moins 10 % de la population dans les trois prochaines années et observer les effets d’entraînement. Cela nous permettrait de démontrer la réussite de nos approches à une échelle plus large en France. 

 

  • N’existe-t-il pas des fondations qui travaillent sur ce modèle ? La Fondation de France a engagé des dynamiques territoriales. L’idée était de prendre un territoire et de mettre tous les acteurs ensemble pour développer des projets sur ce territoire.   

 

Tarik Ghezali : Tout à fait, nous échangeons d’ailleurs beaucoup avec la Fondation de France sur ces sujets, ça les intéresse bien… À suivre ! 

 

Anne Charpy : Pour ajouter un point important, je pense qu'il est crucial de s'appuyer sur le territoire. À l'inverse, de nombreux projets nationaux comme Tremplin Asso ont été initiés au niveau national vers des quartiers de la politique de la ville. Sauf que ces projets sont arrivés d’en haut dans ces quartiers, alors qu’il y existait déjà beaucoup d’initiatives. Aujourd'hui, avec VoisinMalin actif dans une cinquantaine quartiers à travers cinq régions. Nous préférons soutenir des associations locales qui ont cette fibre du lien social et possèdent une légitimité sur leur territoire. Nous les aidons à développer des approches similaires à VoisinMalin adaptées à leur contexte. Il est essentiel de reconnaître qu'il n'existe pas de solution universelle venant de l'extérieur pour le lien social. Comme Tarik avec la Fabrique du Nous, il s'agit de favoriser l'expression des initiatives locales en tirant inspiration de projets réussis ailleurs. 

 

  • Dans toutes les interviews que je fais, j’entends que l’heure n’est plus aux grands dispositifs. De très nombreux dispositifs existent, mais l’heure est à la mise en pratique par la réponse à des besoins locaux.  

 

Anne Charpy : La réponse est l’appui à l’émergence des ressources locales. Cette idée de ressources locales est première dans la démarche de VoisinMalin et dans l’approche de Tarik. C’est souvent quelque chose qui est occulté. Il faut rééquilibrer les postures. Je pense que les fondations ou les gens de l’extérieur ont tout à gagner à venir participer et s’inscrire dans ces projets.  

 

Tarik Ghezali : Pour moi, la première étape est vraiment de faire une cartographie des ressources, je suis d’accord avec Anne. La question à poser est : Où sont les ressources ? Qui sont les alliés ?

 

Anne Charpy : Oui, quand nous arrivons dans un quartier, nous identifions des personnes « des acteurs pivots », qui vont nous recommander des Voisines et Voisins Malins. C’est le médecin de quartier, le petit épicier qui connaît tout le monde, le gardien d’immeuble, l’instituteur qui discute avec les parents… Il y a énormément de ressources, c’est extraordinaire ! 

 

Tarik Ghezali : Cette qualité de regard et cette posture, malheureusement l’État aussi puissant soit-il est incapable de faire cela. Il déploie des dispositifs qui sont pensés d’en-haut et segmentent trop les publics. Il faut arrêter par exemple avec les dispositifs « 100 % QPV ». La manière d’aider les pauvres n’est pas de les laisser entre eux ! C’est stigmatisant et limite l’accès aux opportunités.  

Créer des connivences avec les agents de l’État ou de collectivités 

Anne Charpy : Il est crucial de reconsidérer le rôle de l'État en transformant ses agents sur le terrain en véritables capteurs et alliés des citoyens, leur redonnant ainsi pouvoir et valeur. Ces agents, souvent en souffrance, sont confrontés à des difficultés au sein de structures étatiques ou collectives verticales. La réinvention du service public pourrait impliquer ces individus en position de proximité, les intégrant activement dans la conception de projets qui touchent directement les habitants et en collaboration avec des associations locales. 

Nous commençons à créer des « teams voisins-agents » pour faire pendant quatre ou cinq mois une expérience face à un blocage. On construit une campagne de porte à porte deux par deux en espérant débloquer des situations et transformer les métiers.

 

Tarik Ghezali : Je trouve super que ce que vous faites dans les alliances voisins-agents. 

 

  • Il y a des milliers d’initiatives en France dans tous les coins, pour les enfants, pour les personnes âgées, en situation de handicap et bien d'autres publics. Pour vous, comment peut-on arriver à faire comprendre à l’État qu’il est important qu’il s’appuie sur tous ces acteurs (20 millions de bénévoles et 1,5 million d’associations) ? Ce sont souvent les acteurs du territoire qui font vivre les endroits que l’État ne fait plus vivre. Comme le dit Tarik, quand il discute avec les responsables des différents cabinets, « on ne passe pas la rampe ». La question de la valeur sociale du secteur non-lucratif est importante. On n’est pas obligé d’être dans une valeur économique, de fabriquer des boulons, ou autre pour avoir une valeur sociale. Et cette question toujours se pose comme le disait Anne, et ce n’est pas le bac à sable avec des gens qui sont en train de jouer dans un coin. Il s’agit de personnes qui s’investissent lourdement. Comment peut-on davantage agglomérer tout cela ? Après avoir baigné depuis plus de quarante ans dans cet environnement, je suis toujours un peu désespéré d’avoir l’impression qu’il y a un déclic qui ne se fait pas au niveau de l’État pour reconnaître le rôle des organisations et s’appuyer plus dessus...  

 

Anne Charpy : Je peux répondre et Tarik aura sans doute d’autres réponses. Je pense que l'implication active des citoyens au plus près de leur territoire crée une dynamique puissante qui, en se connectant avec d'autres, peut progressivement influencer et transformer l'État central et ses technocrates, qui semblent souvent déconnectés de cette réalité. L'étude annuelle du Conseil d'État en septembre, intitulée « Le dernier kilomètre du service public », souligne cela comme un enjeu crucial pour l'efficacité et la démocratie. La situation est urgente : il y a un risque démocratique réel, notamment parce que les services publics peinent à recruter, laissant de nombreux postes vacants et un taux élevé d'arrêts maladie chez les agents du lien avec l’usager. Par ailleurs, d'importants projets de transformation écologique et sociale demandent des consultations qui échouent souvent, ce qui montre l'ampleur de la fragilité de l'État. Les acteurs locaux que je rencontre, tels que les maires et les préfets, sont pleinement conscients de cette fragilité qui impacte l'avenir sont tout à fait conscients qu’il y a une grande fragilité de l’État, et qui dit l’État dit l ’avenir de notre bateau commun, notre République.  

Changer le regard sur le lien social 

  • C’est pour cette raison que j’appelle cela la mère des batailles. SI nous la perdons, elle ne sera pas perdue pour les extrêmes. 

 

Tarik Ghezali : Je souligne l'importance de changer notre perspective, en affirmant l'importance de ces démarches comme un investissement d'avenir et en démontrant leur réussite sur certains territoires où des changements significatifs sont visibles. Tant que nous ne présentons pas des résultats concrets et durables, il est difficile de convaincre les gens que le changement est possible. 

En outre, face au vieillissement de la population et à la montée de la précarité, il devient impératif que nous agissions collectivement. Comme le disait Martin Luther King, « nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères ou nous périrons ensemble comme des idiots ». 

Les confinements, les mouvements des gilets jaunes, les émeutes urbaines et autres crises révèlent une crise du lien social et de l'altérité. Comment pouvons-nous coexister pacifiquement quelles que soient nos différences?  

 

Anne Charpy : Et il y a aussi ce sentiment de déconsidération. On peut le lire dans l’analyse des « laissés pour compte » établi par Destin Commun

 

Tarik Ghezali : Oui tout à fait. Bernard Werber dit très justement qu’on ne combat pas un système, mais qu’on le démode. Pour moi il faut rendre moderne et attractive notre manière de vivre tous ensemble. Cela passe par la création de désir, par le cinéma, par la musique, par les récits, comment nous racontons tout ce que nous faisons. Et nous avons la responsabilité d’être plus audibles et visibles. De toucher aussi le cœur des gens. Dans beaucoup d’entreprises d’insertion que vous connaissez bien, j’ai été frappé pendant des années par le fait qu’elles aient un discours uniquement économique, quelque part plus zélé que les capitalistes, au lieu de parler de leurs incroyables belles histoires humaines… 

 

Anne Charpy : D’ailleurs, le terme d’insertion renvoie à quelque chose de surplombant et VoisinMalin a choisi de ne pas rentrer dans des dispositifs d’insertion. Nous nous sommes dit que nous prenions les gens parce qu’ils ont des talents à apporter. Le regard passe aussi beaucoup par les mots. Ainsi nous ne parlons pas de « bénéficiaires », car ce sont des gens qui sont acteurs de leur vie et qui vont prendre leur place dans tous ces projets que nous montons avec eux. 

Enchanter les actions, créer du désir pour faire comprendre la joie des réussites  

  • Tarik a raison, il faut enchanter le secteur, il faut donner envie de participer à une grande aventure.  

 

Tarik Ghezali : Les jours heureux ! Nous avons besoin des perspectives enchanteresses. Et de reprendre la main sur nos destins. J’écoutais récemment Amine Kessaci, un jeune Marseillais qui a créé une association qui s’appelle Conscience qui promeut l’engagement citoyen parmi les jeunes à travers la France. Il expliquait vouloir éviter de dire qu’il souhaite rendre les gens « acteurs » de leur vie, car cela suggérait qu'ils ne font que jouer un rôle. Au lieu de cela, il préfère qu'ils soient « auteurs » de leur leur propre existence, en l'écrivant eux-mêmes. C'est une perspective très puissante !

Changer le regard 

  • Cette question de l’abandon est très importante : je suis abandonné, je ne vaux rien et si je ne vaux rien, je m’exclus de la société et si je suis exclu de la société, je reste dans mon coin ou au contraire j’ai des attitudes extrémistes.  

 

Anne Charpy : J'ai choisi « VoisinMalin » car ça rime et c'est mémorable. Nous déployons le hashtag #malin pour différents groupes comme « parents malins » ou « lycéens malins ». Le terme  «malin » attire l'attention et suggère l'astuce, pas la malveillance. 

 

Tarik Ghezali : Anne, l'image des quartiers populaires en France est souvent négative, marquée par des clichés. Le Français moyen se dit qu'on a mis beaucoup d’argent dans ces quartiers et que cela ne fonctionne pas, que les habitants nous font peur avec leur islam, qu’ils ont caillassé le commissariat, etc. Comment pouvons-nous changer cette perception ? 

 

Anne Charpy : Le changement vient des rencontres personnelles qui montrent la réalité des gens au-delà des stéréotypes. Il faut favoriser un bouche-à-oreille à partir d’expériences concrètes qui apportent un mieux et auxquelles tout le monde contribue. Nous devrions capturer et partager ces moments pour les mettre en images et sortir des représentations. 

 

  • Diriez-vous que vous êtes complémentaires ? 

 

Tarik Ghezali : Je pense que nos actions sont entrelacées. Nous visons la même direction, même si nous n'agissons pas toujours au même endroit. J'aime l'idée d’inventer des « rencontres malines » entre ces mondes.   

 

Anne Charpy : Oui, ces rencontres peuvent être très utiles. Tarik apprécie quand les extrêmes se rencontrent, mais je crois qu'il est déjà bien de commencer par connecter les gens localement, comme à Evry ou Grigny. Lorsqu'il y a une épicerie Vrac ou un espace partagé, les gens se rencontrent naturellement parce qu'ils partagent le même territoire. 

 

Tarik Ghezali : Effectivement, j'ai beaucoup travaillé dans les quartiers prioritaires qui sont à côté des zones économiques, mais il y a peu d'échanges entre les salariés de ces zones et les résidents locaux. Pourtant, quand on met en place un cadre favorisant les rencontres, cela fonctionne bien. Partager un territoire, c'est avoir quelque chose en commun à offrir ! 

 

Anne Charpy : Absolument, partager un territoire est essentiel. Organiser des visites de tourisme entre quartiers très différents, comme de Neuilly à une fête à Grigny, n'a pas vraiment de sens et peut même être risqué. Il en va de même dans l'autre sens. 

 

Quels souhaits pour demain ? 

  • Pour conclure, quelle seraient les actions à mener pour progresser. Anne vient de donner des éléments en disant que faire vivre le quartier, ce n’est déjà pas mal. Comment passe-t-on à une étape de plus ? Comment se fait-on mieux reconnaître ?  

 

Tarik Ghezali : Premièrement, je propose l'idée du « 1 % fraternité » : si chacun contribue à 1 % de son temps, de son argent, de sa maison ou de ses autres ressources, cela pourrait grandement améliorer notre société. Un petit pourcentage de ce que chacun possède peut transformer la façon dont nous percevons les autres et générer un impact positif significatif. Demandons simplement 1 % à tous, car cela pourrait réellement changer les 99 % restants. 

Deuxièmement, je rêve qu'un philanthrope s'engage à investir dix millions d'euros sur cinq ans dans un territoire spécifique sans imposer de conditions, laissant les habitants et les acteurs locaux décider de l'utilisation des fonds pour promouvoir le bien vivre ensemble. En France, nous manquons de philanthropes qui adoptent une approche de philanthropie basée sur la confiance, similaire à celle pratiquée aux États-Unis, qui permet aux acteurs locaux de prendre les décisions, la  « trust-based philanthropy » . Il faut arriver à créer les conditions pour que le lien social devienne un sujet d’intérêt pour la philanthropie. Je connais une petite dizaine de fondations qui ont le lien social pour objet, mais je n’en connais pas encore vingt… 

 

Anne Charpy : L'idée du « 1 % » et super.  Je propose l'initiative d'un « jour malin » où, chaque semaine, des employés de l'administration quittent leur poste pour aller directement à la rencontre des citoyens. Ils participent à des projets, écoutent et discutent pour mieux saisir les défis et les besoins des gens, enrichissant ainsi leur travail. Le guichetier se mettrait à la place de la personne, de l’étranger qui fait la queue et se fait mal recevoir, mais qu’inversement il puisse aussi y avoir la possibilité de mettre l’usager à la place du guichetier pour comprendre dans quelle situation il est. Il n’y a pas de coupable,  tout le monde veut bien faire mais on n’y parvient pas, c’est cela qui est tragique.  

Ceci me fait penser à une initiative en Angleterre appelée la « grande conversation ». Un jour par an, les agences HLM ferment et les employés, tels que les gardiens d'immeubles et les comptables, vont rencontrer les locataires pour écouter leurs préoccupations et répondre plus tard à leurs besoins. 

Dans un monde d’extension des normes, de dématérialisation, de méfiance, on devient atrophié du lien. Pour moi c’est une espèce de muscle que nous sommes en train de perdre et je pense que ce qui était naturel, il faut maintenant que l’on y prête attention, c’est comme un patrimoine collectif et commun qui disparaît, il y a vraiment urgence.

 

  • Merci beaucoup pour ces idées foisonnantes. Vous êtes chacun une pièce du puzzle dont le plateau est une vision globale du lien social qui se remplit par les multiples actions de petites tailles, mais pratiques et déterminantes.  

 

Propos recueillis par Francis Charhon. 

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