LVMH, la générosité suspecte
Premier grand groupe français à avoir annoncé sa mobilisation dans la crise du coronavirus, LVMH a encore une fois suscité la polémique quand à la sincérité de son engagement. Pourquoi tant de suspicion ?
Le flacon deviendra sans doute un jour collector. Du gel hydroalcoolique signé LVMH. Le 15 mars, l’épidémie du coronavirus allant croissante, le groupe de luxe faisait savoir : « Face au risque de pénurie constaté en France, Bernard Arnault a demandé à la branche parfums et cosmétiques de LVMH de mobiliser ses capacités de production pour fabriquer et offrir aux pouvoirs publics des quantités importantes de gel hydroalcoolique ».
Trois de ses usines françaises étaient mises à contribution, produisant habituellement les parfums Dior, Guerlain et Givenchy. Bénéficiaires prioritaires, les 39 établissements de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) dont le directeur général, Martin Hirsch, remercia aussitôt « LVMH pour sa réactivité ». Près d’Orléans, le centre de recherche cosmétique de LVMH composa le gel. L’usine Dior voisine s’empressa de conditionner les flacons avec un bouton pressoir griffé du célèbre monogramme. Sur Twitter, un professionnel de santé, en extase, publia une photo de la bouteille à l’étiquette dûment identifiée :
Merci @LVMH merci #christiandior Le produit est magnifique dans tous les sens du terme ! pic.twitter.com/3f3PjazsC9
— Romain de JORNA (@romaindejorna) March 17, 2020
Un twittos lui répondit, ironique : « Ils arrivent quand les masques Vuitton qui vont avec ? ». Cela ne suffit pas à occulter les milliers de likes et retweets louant le geste. Moins, cependant, que pour le post de Manon Aubry, député européenne de la France insoumise :
Merci pour votre générosité LVMH mais la prochaine fois pensez à payer vos impôts plutôt qu'à faire de l'évasion fiscale : ça nous évitera de manquer de moyens colossaux pour nos hôpitaux ! https://t.co/omMzWDoHlf
— Manon Aubry (@ManonAubryFr) March 16, 2020
Rançon de la gloire, la générosité d’un des plus florissants groupes de la planète est systématiquement jugée suspecte. Et pas seulement par l’extrême gauche. En 2018, dans un rapport commandé par la commission des finances de l’Assemblée nationale, la Cour des comptes pointa la déduction fiscale accordée au groupe, en toute légalité, pour la création de la Fondation Louis Vuitton. Un total de 518 millions d’euros sur 2007-2017, soit « environ 8,1 % de la dépense fiscale totale pour l’État au titre du mécénat des entreprises sur la période », notait le rapport.
Le magazine Challenges, peu suspect de gauchisme, rappela avec cruauté une phrase de Bernard Arnault à propos de sa fondation : « C’est un cadeau fait à la France ». Avant de commenter, plus loin : « Le patron du groupe LVMH s’était bien gardé d’expliquer que le contribuable allait régler une partie de la note ». Il avait surtout tu le montant pharaonique de la construction : 790 millions d’euros ! Par sa notoriété et sa forte visibilité, LVMH était devenu le symbole d’un système de mécénat de plus en plus décrié. Au point que même le secrétaire d’État Gabriel Attal parla de dérive (sans citer LVMH) pour annoncer dans Les Echos un toilettage du dispositif : « Les entreprises qui donnent plus de 2 millions d'euros par an verront leur taux de défiscalisation passer de 60 % à 40 % pour les sommes qui excèdent ce seuil ». Ce qui sera acté dans la loi de finances pour 2020, et concernera moins de 80 sociétés.
Bernard Arnault, un des premiers patrons à voler au secours de Notre-Dame
Entre temps, l’incendie de Notre-Dame de Paris avait ravagé sa toiture. Le lendemain, Bernard Arnault fut parmi les premiers à voler à son secours, promettant la somme record de 200 millions d’euros. Le geste fut aussitôt critiqué pour une défiscalisation supposée, ce qui agaça le boss :
Je suis très clair, une partie de cette somme est donnée par la société familiale, qui n'a pas de chiffre d'affaires donc la loi en question ne s'applique pas. Concernant LVMH, elle ne s'applique pas non plus car la Fondation Louis Vuitton utilise déjà la loi mécénat.
Une nouvelle suspicion, plus complotiste, se fit jour, émanant cette fois de défenseurs du patrimoine. Sur les réseaux sociaux, certains savaient. Si LVMH avait fait ce don, c’est parce que le groupe avait des visées sur l’Hôtel-Dieu tout proche qui, un mois après l’incendie, avait confié un tiers de sa surface au promoteur Novaxia pour y installer notamment des restaurants. Le rapport avec LVMH ? Aucun, mais qui dit que ne s’y ouvrirait pas une boutique de luxe ? Le lien, certains le trouvèrent dans un rapport sur l’avenir de l’Île de la Cité remis en 2016 au Président de la République.
Dans un article sur les abords de Notre-Dame, l’association Sites & Monuments fantasmait sur une « galerie commerciale » pouvant se construire sous son parvis (le rapport parlait juste d’espaces d’accueil pour touristes et d’un musée de l’Oeuvre) relevant, étonnée, que la mission avait auditionné deux représentants de LVMH (parmi une soixantaine d’autres) tout en précisant : « ce qui n’implique pas pour autant que le groupe se positionne comme investisseur ». Je dis ça, je dis rien…
Le mécénat d’entreprise est un acte de communication
LVMH semble servir de dérivatif à tout le monde. Elles sont pourtant des dizaines d’entreprises à s’impliquer contre le coronavirus ou pour d’autres causes, sans essuyer aucune critique. Autant il serait insultant de dénier à Bernard Arnault, tout milliardaire qu’il est, le droit d’être touché humainement par certaines situations, autant il ne faut pas être naïf. Le mécénat d’entreprise est un acte de communication. À la manière des princes de la Renaissance, donner relève presque d’une obligation morale quand on explose comme lui tous les records. En 2019, LVMH a encaissé 53,7 milliards d’euros, un chiffre d’affaires, en progression de 15 % !
L’engagement peut être aussi une stratégie marketing. Bernard Arnault l’a dit lui-même, en janvier dernier, en annonçant ses résultats : « C'est une nouvelle valeur fondamentale aussi bien pour nos jeunes clients, qui cherchent un produit qui a du sens, que pour nos jeunes recrues ». La responsabilité sociale, pour LVMH, c’est tout benef’, en externe pour son image aussi bien qu’en interne, ses employés certainement ravis de participer à ces élans de générosité. Quand l’intérêt de l’entreprise rejoint l’intérêt général, qui s’en plaindra ? Le 21 mars, LVMH annonçait avoir réussi, « grâce à l’efficacité de son réseau mondial », à dégoter en Chine 40 millions de masques dont il paiera les dix premiers, soit 5 millions d’euros.
Bernard Hasquenoph